La Fête (Maizeroy)/Celle qu’on n’achète pas
CELLE QU’ON N’ACHÈTE PAS
— Ah ! j’aurais bien parié tout ce qu’on eût voulu tenir au livre, s’exclama Sarmegens, les coudes sur la table, que celui-là échapperait à la contagion, s’éteindrait un jour paisiblement en ruminant le cours de la Bourse, en mâchonnant des chiffres entre ses râles d’agonie !
Il semblait, en effet, si pondéré, et d’aplomb avec son ventre arrondi de satisfait, ses petits yeux gris fureteurs, son nez dont la crochure accusait les ghettos originels, ses grosses lèvres, lippues et souriantes. Il avait une telle apparence de respectabilité assise, de bien-être insoucieux, d’égotisme dont aucune chimère stérile, aucune peine, aucun élan ne troublent la parfaite quiétude. On enviait son flegme, on eût voulu avoir son rire qui faisait penser au remuement d’un sac d’écus, s’étaler béatement comme lui à la fin d’un dîner, et, comme lui aussi, hausser les épaules quand on parlait de quelque désastre, qu’on philosophait entre deux coupes d’extra dry sur les fantasques caprices du destin. Il n’avait même pas les instincts de sa race, la passion de l’argent qui affole et détraque les plus solides. Il passait presque indifférent dans cette pléthore de millions, se laissait vivre en une torpeur jouisseuse sans émoi, sans manie atavique, sans suggestions libertines.
De tous ses frères qui ont piqué sur la carte du monde les épées symboliques de leur blason, le comte Jacob Goldstein jouait le moins la comédie de la charité, se montrait le plus difficilement pitoyable aux sombres misères de la grande ville. Il méprisait ceux qui courbent l’échine et ceux qui tendent la main. Il ne s’embarrassait ni de croyances, ni de préjugés. Le luxe le délectait. En son hôtel empli jusqu’aux combles d’admirables choses, de merveilleux tableaux, de tapisseries superbes, en ses parcs aux majestueux ombrages, en ses châteaux, il aurait pu se croire quelque roi tout-puissant dont les courtisans épient les gestes, les paroles, dont on recherche les faveurs.
— Rois d’occasion que le peuple exaspéré jettera un soir à l’égout, interrompit Jean de Thorailles avec des inflexions amères.
La nuit tombait mystérieuse, dorée d’étoiles. L’air était embaumé d’une odeur de tilleuls. La lune surgissait comme une lanterne de fête derrière les collines bleues et dans le frissonnement des feuillages, se répondaient les rossignols. Très loin, au bord de la rivière moirée d’étranges reflets, en quelque guinguette vibraient des harpes et des rires de femmes. Et cette phrase de haine sonna comme un glas prophétique en ce recueillement de la campagne endormie et la tiède douceur des naissantes ténèbres.
Sarmegens reprit de sa voix grave, imprégnée d’ironie :
— Cet homme qui était, comme on dit, bâti à chaux et à sable, qui luisait de santé et se défendait si bien qu’on ne lui eût jamais donné son âge, qui avait un médecin plutôt pour le narguer de grosses moqueries et l’inviter de temps en temps à dîner que pour se soigner, tomba tout à coup malade, dut s’aliter. Il endurait des tortures inouïes, se décomposait, fondait en quelque sorte, s’en allait lentement comme si d’invisibles lèvres de stryge eussent sucé tout le sang de ses veines goutte à goutte.
Etait-ce l’éclosion destructrice de quelque germe héréditaire, de quelque mauvais mal qui avait couvé durant des années sous cette peau comme le feu sous la cendre ? Etait-ce un de ces cas bizarres qui ajoutent un nom de plus à la longue liste des souffrances humaines, qui troublent les professeurs en leurs diagnostics de routine, qui les effarent et les attirent comme ces gouffres dont on ne voit pas le fond et qui donnent le vertige ? Etait-ce une maladie vulgaire mais dont l’intensité se décuplait, dont les ravages s’accentuaient dans ce corps vigoureux de vieillard ?
Ni les savants éprouvés qui accoururent des universités allemandes à l’appel du millionnaire, ni les spécialistes de la faculté de Paris, ni les empiriques qui offrirent leurs illusoires méthodes, ne parvinrent à le découvrir, n’osèrent affirmer quelque chose, s’aventurer en un traitement hasardeux.
Et Jacob Goldstein en délirait de colère, s’exaspérait de cette incertitude où on l’abandonnait, les suppliait et les invectivait, leur promettait une fortune pour le tirer de ce péril. Il se cramponnait à la vie avec des désespérances de noyé qui se retient à une faible branche, qui la sent plier, se briser peu à peu sous son poids, qui appelle vainement au secours. Il avait des sanglots, des terreurs, des angoisses de femme devant l’approchante échéance, pesait pour la première fois, l’inanité de ses millions. La pensée de la mort l’obsédait, le bourrelait, le suppliciait ; l’idée fixe que ses heures étaient maintenant comptées comme les grains qui s’écoulent dans un sablier, qu’il sombrerait bientôt dans les arcanes du néant, qu’il devrait disparaître, perdre à jamais, léguer cette immense richesse qui avait été son orgueil, son but, sa joie, n’emporter dans l’inconnu de l’autre vie que quelques vêtements et qu’un linceul, comme les autres, le hantait, lui martelait le cerveau comme de coups farouches.
Ses plus acharnés ennemis eussent été pris de clémence et frémi devant ce désespoir, cette déchéance et ces tragiques plaintes. Et les garde-malades qui le veillèrent n’en oublieront jamais le spectacle hideux, eurent la sensation d’avoir entrevu ce que doit être l’enfer, le lieu chimérique où se meurent les suprêmes espoirs, où la douleur est éternelle…
— Parbleu ! ils offriraient bien la forte somme à la Mort, fit Montescourt, mais hélas, elle n’est ni à vendre, ni à louer, comme tout le reste !
Et ayant allumé un cigare à l’une des bougies, Sarmegens continua :
— Cependant, bien que tout le monde l’eût condamné, l’eût rayé du programme, le comte Jacob échappa à ce danger, sortit de cette terrible épreuve brisé, métamorphosé, vieilli de quarante années, tel qu’un aïeul mais encore debout, encore valide. La convalescence fut longue, traînailla jusqu’au déclin du printemps. Il se redressait, commençait à marcher au soleil, dans les allées de son jardin, en s’appuyant sur une canne, mangeait avec un appétit d’enfant, lisait ses lettres et ses journaux.
Puis, tout à coup, l’on s’est aperçu qu’il déraisonnait, qu’il avait comme des fêlures dans le crâne, que ces secousses de terreur, cette vision de la mort, l’avaient à jamais désorienté, rendu fou. Il racontait d’invraisemblables choses, fondait en larmes, se cachait derrière les meubles ou sous son lit, donnait des ordres sans suite à ses gens comme s’il avait voulu mettre son hôtel en état de défense, le préserver de quelque assaut, de quelque pillage. Il rôdait comme une bête en cage à travers ses somptueux salons, les traversait en des galopades éperdues de fuite, avec des hurlements d’épouvante, se traînait sur les tapis, les bras tendus on ne sait vers quoi, bavant d’incertaines et lamentables oraisons, renversant les socles, les fauteuils, mettants les belles tentures de soie en lambeaux, brisant les vases et les statues.
Comme ces bibelots valent pour la plupart leur pesant d’or, comme ils s’émietteraient tous sous ses mains de fou, on a emprisonné, réduit à l’impuissance le malheureux dans la camisole de force, on le relègue maintenant en une vaste chambre presque complètement démeublée. Il y végète, y sanglote, y dormasse le long des jours et des nuits, et sans trêve, en ses yeux révulsés, écarquillés, hallucinants, flottent de noires visions, le mirage de l’Intruse, de l’impitoyable Faucheuse, de Celle qu’on n’achète pas !