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La Fête (Maizeroy)/La Vraie et l’Autre

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 69-78).


LA VRAIE ET L’AUTRE


— En effet, reprit Chasseval en se chauffant le dos au feu, qui aurait pu manger le morceau, se douter parmi ces bonnes pâtes de ménagers, de gros boutiquiers, de vignerons, que cette jolie petite Parisienne, aux larges yeux candides, doux, bleutés de Sainte-Vierge, aux souriantes lèvres, aux cheveux dorés comme des fleurs de cassie, aux toilettes simples, était la maîtresse de leur candidat.

Elle le doublait avec tant de complaisance. Elle l’accompagnait dans les fermes les plus perdues. Elle assistait aux moindres réunions dans les cafetons de village, ayant un mot aimable pour chacun, subtile, enveloppante, adroite, ne reculant pas devant un verre de vin cuit, une farandole ou une poignée de main. Elle paraissait si amoureuse d’Etienne Rulhière, si confiante en lui, si attachée à sa fortune, si fière d’être de moitié dans sa vie, de lui appartenir, le couvait avec des regards si imprégnés de joie et d’espoir, l’écoutait avec un si profond recueillement que ceux qui auraient hésité, se laissaient peu à peu dévier, empoigner, persuader, promettaient leurs votes à ce jeune médecin dont ils n’avaient jamais entendu parler jusque-là dans le pays.

Ç’avait été pour Jane Dardenne une véritable école buissonnière que cette tournée électorale, une exquise et imprévue équipée de vacances, et, comédienne dans l’âme, elle jouait son rôle au sérieux, se mettait, comme on dit au théâtre, dans la peau du personnage, s’amusait plus qu’elle ne s’était jamais amusée en les plus aventureuses parties.

Puis il se mêlait à cela le plaisir d’être prise pour une femme du monde, de se sentir adulée, respectée, enviée, de s’évader du cadre accoutumé, le rêve que ce voyage de quelques semaines aurait une suite, que son amant ne se séparerait pas d’elle au retour, lui sacrifierait enfin celle qu’il n’aimait plus, l’épouse qu’il délaissait et appelait ironiquement sa Cendrillon.

Et le soir, les masques tombés, les musiques finies, quand dans une chambre d’hôtel ou un appartement meublé de vieilles choses, ils se retrouvaient face à face, elle s’ingéniait à le cajoler, à le flatter, à l’éperonner de désirs, le ceinturait de ses bras frémissants, lui murmurait entre les baisers ces phrases qui enorgueillissent un homme, qui chauffent le cœur, qui donnent des forces comme une lampée brûlante d’alcool.

Ils firent à eux deux vraiment la conquête de l’arrondissement, gagnèrent la partie haut la main et Etienne Rulhière, malgré sa jeunesse, son peu de notoriété fut élu député avec cinq mille voix de majorité. Il y eut encore des fêtes, des banquets que présida Jane et où on l’acclama en d’enthousiastes toasts, des feux d’artifice où elle dut allumer la première fusée, des bals où elle émerveilla tous ces braves gens par sa bonne grâce. Et au départ, sur le quai de la gare, trois petites filles vêtues de mousseline blanche comme de premières communiantes vinrent lui lire un beau compliment en vers et lui offrir des bouquets, tandis que les fanfares jouaient la Marseillaise, que les femmes agitaient leurs mouchoirs et les hommes leurs chapeaux. Le torse penché hors de la portière, adorable en sa jaquette et sa robe de voyage, le sourire aux lèvres mais les yeux humides comme il sied en les adieux pathétiques, la comédienne alors, d’un geste brusque et enfantin, envoya du bout des doigts à la foule un baiser, s’écria :

— Au revoir, mes amis, au revoir, je ne vous oublierai pas !

Le député, en un besoin d’expansion lui aussi, avait engagé ses principaux électeurs à profiter des trains de plaisir pour venir le relancer à Paris. Ils ne manquèrent au rendez-vous ni les uns ni les autres et quoi qu’il en eût, Rulhière dut les inviter à dîner chez lui.

Auparavant, pour éviter des gaffes possibles, il fit la leçon à sa femme, lui donna un avant-goût de ses convives. Un peu bruyants, un peu hâbleurs, un peu frustes et qui l’étonneraient sans doute par leurs manières, leur accent, mais d’une influence respectable et des hommes si excellents qu’ils méritaient un bon accueil. La précaution fut utile car en entrant dans le salon vêtus de redingotes neuves, épanouis d’aise, pommadés comme pour une noce, ils pensèrent tomber de leur haut devant la nouvelle madame Rulhière que leur présentait le député et qui semblait là tout à fait chez elle.

Ils en demeurèrent d’abord vaguement gênés, inquiets, désorientés, ne sachant que dire, cherchant leurs mots, boutonnant et déboutonnant leurs gants, répondant de travers aux questions aimables que la jeune femme leur posait d’une voix haute et grave, se creusèrent le cerveau pour découvrir la clef de cette éngime. Le capitaine Mouredus contemplait le feu avec des yeux fixes de somnambule. L’épicier Marius Barbaste se grattait les paumes d’un geste machinal. Les trois autres, l’usinier Casemajel, le notaire Roquetton et le cafetier Dastugue criblaient Rulhière de regards anxieux.

Ce fut le notaire qui se ressaisit le premier. Il se leva de son fauteuil en éclatant de rire, bourra le député d’un coup de coude dans les côtes :

— Je comprends tout, je comprends, s’exclama-t-il, vous avez pensé qu’on ne vient pas à Paris pour s’ennuyer, hein ? Madame est charmante ; tous mes compliments, monsieur le député ! »

Il clignait de l’œil, faisait des signes derrière son dos à ses amis, et le capitaine claironna à son tour :

— Faut-il que nous soyons cruches, péchère ; c’est décidément ce bougre de Roquetton qui est le plus malin de tous… Ah ! monsieur Rulhière, sans mentir, vous êtes la crème des bons garçons !

Et il ajouta, le sang aux joues, la poitrine bombée, l’accent sonore :

— Sûr, ma petite dame, on les fait gentilles, dans votre pays !

Madame Rulhière ne savait plus que dire, s’était approchée de son mari en un besoin d’être protégée, avait envie de s’enfuir dans sa chambre sous n’importe quel prétexte, de se dérober à cette intolérable corvée. Elle tint bon cependant durant tout le dîner, un repas hilarant, invraisemblable, de table d’hôte où tels que des commis-voyageurs, les coudes sur la table, le gilet déboutonné, lâchés, presque gris, les cinq électeurs dégoisèrent de brutales histoires, des polissonneries graveleuses, des jurons de corps-de-garde. Mais comme on servait au fumoir les liqueurs et le café, elle prit congé de ses convives d’un ton impatient, énervé, gagna sa chambre en une fuite rapide de prisonnière qui s’échappe et tremble d’être reprise.

Les électeurs en restèrent bouche bée et Mouredus, ayant allumé un cigare, s’exclama :

— Ecoutez, monsieur Rulhière, c’est gentil de nous avoir invités dans votre petit bousin ; c’est de la délicatesse, j’ose le dire, mais je veux vous parler avec la franchise du troupier, tant que vous, je ne ferai pas des traits à ma légitime pour cette bégueule de margot !

— Le capitaine a raison, opina le notaire Roquetton, madame Rulhière, la vraie, est bien plus aimable, bien plus bravotte, quoi ! Vous êtes un pendard de la tromper, un gros pendard et autrement, quand pourra-t-on la voir, elle ?

— Et, avec une grimace paterne, il ajouta :

— Soyez tranquilles, nous tiendrons notre langue, ce serait trop triste qu’elle sût quelque chose !