La Famille Beauvisage/I/7

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Albert Méricant (p. 69-78).
Première partie


VII

INTERRUPTION ET SUITE


En voyant entrer madame de Nucingen, Sallenauve s’était levé, et, se dirigeant vers la porte, il avait dit à Rastignac :

— J’aurai l’honneur de vous revoir demain.

— Pas du tout, dit Rastignac en le retenant, je n’ai qu’un mot à dire à madame.

Un peu honteuse de la violence dans laquelle elle était surprise, la baronne se laissa conduire sur un canapé, où le ministre s’assit auprès d’elle. La pièce était assez grande ; Sallenauve ayant, d’ailleurs, le soin de se tenir à distance, pour que rien ne fût entendu de ce qui s’allait dire entre la belle-mère et le gendre :

— Enfin, qu’y a-t-il de si pressant, demanda Rastignac, pour que vous éprouviez le besoin de me voir à cette heure en emportant d’assaut mon cabinet ?

— Il y a, Eugène, qu’Augusta vient de me confier tous ses griefs, que vous jouez un jeu très dangereux ; que le colonel Franchessini se pose auprès de votre femme délaissée, en consolateur, et que, ce soir encore, je l’ai remarqué, il a déjà fait beaucoup de chemin.

— Ce soir ? Mais il était chez Augusta avec sa femme.

— Une de ses habiletés justement d’avoir toujours avec lui, pour faire sa cour, cette espèce de quakeresse qui n’y voit que du feu.

— Vous comprenez, Delphine, répondit Rastignac, que ce n’est pas le moment de traiter à fond une question si grave. Je suis, avec monsieur de Sallenauve, occupé d’une affaire qui ne peut se remettre. Demain, dans l’après-midi, je passerai chez vous.

— Ce sera heureux ; il y a bien deux mois que vous n’y avez mis les pieds, et, pour vous voir ici, il faut que je passe sur le ventre de vos huissiers.

Rastignac offrit alors son bras à sa belle-mère, qu’il accompagna jusqu’à sa voiture ; ensuite, après avoir fait ses excuses à Sallenauve de l’incident :

— Je vous disais donc, reprit-il, que Jacques Bricheteau s’était empressé d’aller rejoindre à Paris Catherine Goussard, et ayant facilement découvert la demeure de la femme Collin, plusieurs fois il fut reçu par sa jeune compatriote. Mais, quoique jeune lui-même en ce temps-là, Bricheteau n’avait rien de ce qui fait réussir auprès des femmes : il n’était pas beau et parlait toujours raison. Ainsi il essayait de persuader à celle qu’il aimait que le séjour de Paris, et surtout le séjour de la maison de Jacqueline, était pour elle plein de dangers. Catherine Goussard ne pouvait faire autrement que d’avoir pour lui de l’estime, mais elle ne l’aimait point, et jamais on n’est convaincu que par ce qu’on aime ; la jeune fille ne tint donc aucun compte de ses remontrances et de ses appréhensions. À la fin même, elle accueillit le prêcheur assez froidement pour lui faire comprendre que ses visites étaient peu agréables, et d’ailleurs Jacqueline Collin le fit consigner à la porte. Pendant ce temps, le comte de Gondreville, sans voir ses soins accueillis avec un grand empressement, avait au moins toute liberté de préparer sa séduction, et comme il ne se sentait pas faire de grands progrès, déjà, entre l’entremetteuse et lui, il avait été question de plus d’un parti violent, lorsqu’un incident imprévu vint donner à l’avenir de Catherine Goussard une tout autre direction.

— Oh ! les pauvres femmes ! s’écria Sallenauve, quelle destinée, quand vient à leur manquer la protection maternelle !

— Vers 1807, continua Rastignac, Catherine Goussard fut tout à coup délivrée de la dangereuse obsession de sa prétendue protectrice. Dénoncée comme s’adonnant à l’abominable industrie de livrer des mineures à la débauche, Jacqueline fut un matin arrêtée dans la cour des Messageries impériales, au moment où elle partait pour une expédition du genre de celle qui avait mis Catherine Goussard dans ses mains. Trouvée chez l’abominable proxénète, quand, plus tard, la justice y fit une perquisition, la malheureuse enfant était inévitablement impliquée dans le procès correctionnel qui suivit cette arrestation, et elle y eût paru comme témoin et comme une des victimes, sans la présence d’esprit d’un homme qui vint l’enlever du logis de la prévenue, aussitôt qu’il apprit le malheur arrivé à celle-ci.

— Cet homme, c’était Gondreville ou quelqu’un à lui ? demanda Sallenauve.

— Non, monsieur, répondit Rastignac, c’était un homme d’une trentaine d’années que Catherine Goussard avait de temps à autre entrevu chez l’entremetteuse, sans qu’il eût beaucoup l’air de faire attention à elle ; mais elle, au contraire, l’avait à ce point remarqué, que Jacqueline, pour le succès du projet de Gondreville, avait jugé nécessaire de recevoir très rarement ce visiteur. En s’implantant au cœur de la jeune fille, il l’eût rendue inaccessible à toutes les séductions, et mademoiselle Collin n’aimait pas à avoir le démenti de ce qu’elle avait une fois entrepris.

— La conduite de cet homme, dit Sallenauve, fut, il me semble, honorable, et il rendit un grand service à celle qui, par lui, se vit dispensée de figurer à cet ignoble procès.

— C’était en effet, pour qu’elle n’y parût pas comme témoin que sa naïveté aurait pu rendre dangereux, que l’enlèvement de Catherine fut pratiqué. Dépaysée et conduite dans un village de la banlieue, elle y fut tenue en une sorte de séquestration ; mais elle prit facilement cette réclusion en patience, étant assez souvent visitée par l’homme qui l’avait menée là, en lui faisant accroire que mademoiselle Collin, partie brusquement pour un voyage d’affaires, lui avait donné le soin de la remplacer auprès de sa protégée.

— Le moyen, dit Sallenauve, qu’une fille de seize ans pût se démêler à travers tous ces pièges !

— Au bout de six mois, ramenée à Paris et logée dans un quartier lointain, Catherine Goussard se trouva installée dans un petit logement coquettement meublé, et là le monde entier ne fut bientôt plus rien pour elle. Quoique ne voyant pas aussi souvent qu’elle l’eût désiré son protecteur qui, sous prétexte d’occupations immenses, ne paraissait chez elle qu’à de longs intervalles, elle se prêtait sans murmure à toutes les nécessités de cette existence occulte. Le nom, l’âge, l’état, la fortune de celui qu’elle recevait, elle avait consenti à tout ignorer et savait seulement qu’il s’appelait M. Jules. « Puisqu’il le veut ainsi ! se disait-elle souvent à elle-même, en s’occupant à quelqu’ouvrage de femme, dans l’intervalle des seuls jours qui comptassent dans sa vie ; et devant cette grande raison de volonté de l’homme qui était devenu sa pensée unique, la recluse n’avait plus une plainte ; tout lui semblait arrangé comme il faut. »

— Mais, monsieur le ministre, dit Sallenauve avec une sorte de fierté, par cette admirable abnégation, l’amour de la fille n’est pas loin d’égaler en beauté la mort de la mère.

— Aussi, monsieur, répondit Rastignac, ne m’en voyez-vous parler qu’avec respect et discrétion ; malheureusement, à cette liaison secrète, un terrible réveil était réservé. Vers le mois de juillet 1808, l’absence du protecteur s’étant prolongée beaucoup plus que de coutume, un jour, au lieu de celui qu’elle attendait, Catherine vit arriver chez elle Jacqueline Collin. Cette femme, qui venait d’achever les deux ans de prison auxquels elle avait été condamnée, ne pardonnait point à Catherine Goussard de n’avoir pas suivi la direction qu’elle avait entendu imprimer à sa vie. Pour être reçue en grâce, il aurait fallu que la pauvre enfant consentît à reprendre la question Gondreville au point où elle était restée. Ayant, au contraire, rencontré une invincible résistance et croyant même entrevoir des projets de rupture, un soir mademoiselle Collin arrive chez Catherine Goussard d’un air menaçant et l’injure à la bouche : « Pour me faire voir des couleurs, lui dit-elle dans son affreux langage, il faut, ma petite, quelqu’un d’un peu plus malin que vous ; nous voulons prendre la clé des champs, et pas pour retourner à Arcis, où nous n’oserions certainement pas nous présenter, dans l’état intéressant où nous nous trouvons… »

— Comment, monsieur ? fit vivement Sallenauve.

— Sans doute, dit Rastignac. Je vous ai dit que vous étiez né à Paris, en 1809 ; par conséquent, au mois de juillet 1808, déjà vous deviez commencer de pointer à l’horizon.

Sallenauve se leva, fit quelques tours dans la pièce où se passait la scène, puis, sans se rasseoir, et continuant de se promener avec agitation :

— Veuillez continuer, dit-il au questionnaire.

— En même temps, poursuivit Rastignac, l’odieuse Jacqueline tira de sa poche une lettre, et, avant de la remettre à Catherine, « ce n’est pas tout, ma chère belle, lui dit-elle avec un horrible cynisme, que de faire des enfants, il faut encore les pondre ; » et en même temps elle lui donna la lettre dont elle était chargée pour elle. Après l’avoir lue, votre mère tomba sans connaissance.

— Mon Dieu, que contenait-elle ? demanda le député avec émotion.

— À peu près ceci : « Ma pauvre bonne, nos beaux jours sont passés. Je viens d’être arrêté pour une affaire malheureusement assez grave et qui doit amener un procès dont il est impossible de prévoir l’issue. La respectable amie qui te remettra cette lettre est chargée de te conduire chez une sage-femme de ma connaissance où tu seras entourée de tous les soins nécessaires. Conserve-toi pour l’enfant que tu portes dans ton sein, et pense quelquefois à celui qui se dit, pour la vie, ton ami,

 » Jules. »

— Qu’avait-il donc fait, ce monsieur Jules ? demanda Sallenauve. Il y a eu sous la Restauration un agent de change de ce nom (voir les Treize) impliqué dans une bien douloureuse histoire.

— Ce n’est pas celui-là, répondit Rastignac. Pour persuader à Catherine Goussard, continua-t-il, de se rendre au lieu où elle devait la conduire, Jacqueline Collin n’eut pas à faire de grands frais d’éloquence ; la malheureuse fut portée évanouie dans une voiture qui stationnait à la porte de sa maison. Maintenant, monsieur, ajouta le ministre en faisant une pause, je dois vous demander si vous avez lu le roman de Clarisse Harlowe ?

— Assurément, dit Sallenauve, vous n’avez pas en un pareil moment, monsieur le ministre, l’intention d’être plaisant ?

— Pas le moins du monde, et je vous fais cette question, parce qu’entre l’héroïne de Richardson et l’infortunée Catherine, se trouve ici un grand rapport de position. Le Lovelace seulement était beaucoup moins séduisant, car il s’agissait du vieux comte de Gondreville. Mais, quant à la Saint-Clair, qui était Jacqueline Collin, je la trouve bien autrement profonde et redoutable, que celle du romancier anglais ; au lieu d’être entre les mains du séducteur un instrument passif, cette abominable femme s’était chargée de tout conduire.

— Parlez net, dit Sallenauve, vos circonlocutions font mourir.

— Eh bien ! reprit Rastignac, la prétendue sage-femme chez laquelle fut menée Catherine Goussard, était une madame Nourrisson, amie de Jacqueline Collin, et tenant à Paris une maison étrange. Cette maison, qui se maintint longtemps par la protection de la police immorale de Fouché, sous prétexte qu’elle rendait de grands services à son administration, était une sorte de pension bourgeoise et de table d’hôte, où le soir on donnait à jouer. Indépendamment des femmes qui venaient en passant chercher aventure dans ce salon suspect, la Nourrisson avait toujours soin d’avoir chez elle, occupant ses appartements garnis, quatre ou cinq jeunes filles de grande beauté et de vertu facile, qui faisaient en quelque sorte le fonds de l’assortiment qu’elle offrait aux appétits libertins d’une clientèle élevée et choisie. Chez madame Nourrisson, l’on n’était pas admis sans être présenté, et, en devenant ses commensales, les malheureuses qui se laissaient entraîner dans ce lieu de perdition, grâce à quelques dettes préalables que la directrice de l’établissement avait soin de leur faire contracter, ne tardaient pas à devenir ses femmes liges et aliénaient entre ses mains une portion notable de leur liberté.

— Passez, monsieur, dit Sallenauve, j’aurais compris à moins.

— Un si grand ordre régnait dans cette caverne, qu’après y avoir été déposée pour être retenue prisonnière, votre mère, à laquelle on permit de vivre d’une façon assez retirée, put longtemps se persuader qu’elle était dans une de ces maisons destinées dans toutes les grandes villes aux accouchements clandestins. En effet, au commencement de 1809 vous vîntes au monde chez madame Nourrisson, et pendant quelque temps encore rien ne vint troubler celle qui vous avait donné la vie dans les soins de son ardente maternité. Un jour pourtant, l’horreur du lieu où vous aviez pris naissance lui fut brutalement révélée, et on lui annonça qu’elle devait se préparer à recevoir Gondreville, dont tant de délai n’avait pu vaincre la passion froidement obstinée. Votre mère l’accueillit de façon à ne pas lui donner la pensée de revenir ; mais, par votre côté, monsieur, Jacqueline Collin, qui menait toute cette persécution, avait sur elle un affreux moyen d’influence. Pendant son sommeil, une nuit, vous lui fûtes enlevé.

— Horrible mégère ! s’écria Sallenauve.

— Au milieu du triste roman de votre vie, répliqua Rastignac, se présente pourtant ici quelque chose d’un peu consolant pour la triste nature humaine. Les créatures que votre mère avait pour compagnes s’étaient employées avec zèle à la soigner pendant ses couches, et toutes, monsieur, vous avaient pris dans une singulière affection. Quand on vous eut ravi à l’amour de votre mère, il y eut parmi ces femmes une sorte d’émeute, et madame Nourrisson eut un moment difficile à passer ; mais Jacqueline Collin, cheval de bataille bien autrement difficile à effaroucher, fit tout rentrer dans l’ordre, et les révoltées qui ne comprenaient pas trop qu’on fît tant de résistance pour le salut d’une vertu déjà compromise, se mirent à prêcher à la réfractaire la résignation et l’accusèrent même d’être une mauvaise mère quand elle faisait passer quelque chose avant son enfant. Enfin on annonça que vous étiez dangeureusement malade.

— Ah ! que ne suis-je mort alors ! s’écria Sallenauve en se rasseyant.

— La tête perdue de cette nouvelle, votre mère se déclara prête à tout subir. Alors reparut dans sa vie Jacques Bricheteau. Un soir que madame Nourrisson donnait une soirée dansante, le jeune artiste, dont la fortune musicale n’était pas brillante, fut envoyé pour tenir le piano, par le facteur chez lequel on avait loué l’instrument. Pendant la soirée, où il fut fort choyé par les pensionnaires de la maison, parce qu’il faisait admirablement bien danser, il put échanger quelques mots avec votre mère, et un projet d’évasion s’arrangea. Éventé par madame Nourrisson, ce projet, qui ne put être exécuté, amena une scène horrible, et je ne dois, monsieur, vous en dire le détail qu’après vous avoir prévenu que là est le nœud de votre existence. Toutes les autres plaies que j’ai eu jusqu’ici à vous signaler, ne sont rien au prix du malheur dont j’ai à vous entretenir encore. Il a déposé sur votre nom une de ces flétrissures dont aucun talent, aucune valeur personnelle ne relève. Veuillez donc un moment réfléchir. Votre vie par là est barrée. Ne vaudrait-il pas mieux, en ignorant un secret qui remplira tout votre avenir d’amertume, ou renoncer à la vie publique, ou courageusement vous mettre avec nous, qui, après tout, ne vous voulons pas de mal, et qui, une fois que vous serez des nôtres, serons les premiers intéressés à une discrétion que je vous promets entière et à toute épreuve. Encore un coup, monsieur, avant de m’engager à pousser plus loin, pensez-y bien ; car c’est un coup de massue qui va vous frapper.

— Monsieur, répondit Sallenauve, j’apprécie comme je le dois le ménagement dont vous voulez bien user avec moi. Mais il n’est pas dans le cœur humain d’accepter la situation que vous voulez me faire : l’inconnu comme l’abîme a une attraction invincible ; depuis trop longtemps je me débats dans les ténèbres qui environnaient ma vie ; vous venez d’en dissiper une partie ; achevez, je vous prie, de déchirer le voile. Après tout, il n’y a dans la vie d’un honnête homme qu’un malheur véritable, c’est celui de la honte que lui-même a jetée sur elle. Enveloppé de ma conscience, qui ne me reproche rien, je me sens fort contre le dernier coup que vous allez porter ; veuillez continuer, j’écoute.

— Vous le voulez ? dit Rastignac ; voilà donc ce qui se passa le jour où Jacqueline Collin eut découvert que votre mère avait été sur le point de lui échapper. Elle entra chez elle, la figure riante : Eh bien ! petite, lui dit-elle d’un air doucereux, tu voulais comme ça quitter une maison où tu as reçu tous les soins imaginables, où tout le monde t’aime, toi et ton enfant, et pour aller avec ce petit criquet de musicien. C’est pas joli ça, et ce pauvre Jules, qu’est-ce qu’il aurait dit, un homme qui, dans ce moment, est dans la peine, car, ma pauvre enfant, il faut bien t’avouer ses malheurs : ton Jules, ma poulette, a eu l’imprudence d’écrire sur des billets un nom qui n’était pas tout à fait le sien. La justice n’aime pas ces distractions-là. Ton amant, mérote, a été traduit en cour d’assises, où il a été condamné à la marque et à faire un tour de Toulon ; et faut pas, moi, que je m’en vante trop, car le jeune imprudent est mon neveu ; mais c’est aussi une raison pour que je prenne auprès de toi ses intérêts.

— Mais, s’écria Sallenauve, cette Jacqueline Collin, ce monstre, avait un neveu qui, sous ce nom, acquit une effroyable célébrité, et plus tard il devint…

— Chef de la police de sûreté, dit Rastignac, en voyant que Sallenauve hésitait, il a remplacé le non moins célèbre Bibi-Lupin, position qu’il occupe aujourd’hui avec la distinction la plus rare.

Sallenauve était devenu livide ; les dents lui claquaient.

— Monsieur, dit-il à Rastignac d’une voix entrecoupée, en s’approchant de lui, et en lui serrant violemment le bras, des choses comme celles que vous venez d’avancer se prouvent ; vous avez la preuve, n’est-ce pas, que je suis le fils de Jacques Collin, le forçat, et le neveu de madame Saint-Estève ? Ces preuves, ajouta-t-il d’un geste menaçant, vous allez me les montrer !

L’accent, le geste, en un mot, toute l’habitude extérieure de Sallenauve avait quelque chose de si effrayant ; ils annonçaient si bien un homme hors de lui et capable de se porter aux dernières extrémités, qu’au lieu de lui répondre, Rastignac tira l’une des sonnettes qui pendaient du plafond au-dessus de son bureau. Cette sonnette répondait à une pièce voisine où se tenait le jeune de Restaud, le chef du cabinet, qui entra presqu’aussitôt :

— Tenez, lui dit Rastignac en lui donnant des papiers, voilà plusieurs lettres auxquelles il faut répondre sans retard.

En jetant les yeux sur la première de ces prétendues lettres pressées, le jeune chef de cabinet reconnut aussitôt qu’elle n’avait pas le moindre caractère d’urgence ; mais il avait remarqué l’agitation de Sallenauve ; il était près de minuit, et, à cette heure, le député de l’opposition était en conférence animée avec le ministre. Il devait donc y avoir quelque chose d’extraordinaire. M. de Restaud ne fit aucune observation et sortit.