La Famille Beauvisage/I/8
VIII
SUITE ET FIN
— Monsieur, dit Rastignac à Sallenauve, qui avait repris un peu de sang-froid, vous voyez qu’il serait parfaitement inutile de me demander avec violence des preuves que je n’ai jamais eu l’intention de vous refuser. Vous plaît-il maintenant que nous menions à fin cette triste affaire, ou voulez-vous remettre la conférence à un autre jour !
— Je vous demande pardon, répondit Sallenauve, de l’emportement où je me suis laissé entraîner. Je suis maintenant plus maître de moi ; veuillez, je vous prie, poursuivre.
— L’effet, reprit le ministre, produit sur votre mère par l’affreuse révélation qui venait de la frapper, fut une sorte d’anéantissement de la volonté, et, sous la condition que son enfant lui serait rendu, elle n’opposa plus aucune résistance aux infâmes projets que la Saint-Estève avait pu avoir sur elle. Cette situation se continua jusqu’au moment où, chez elle, la sensibilité morale fut réveillée par un homme dont elle fit connaissance dans la maison où elle était devenue pensionnaire complètement résignée. Cet homme n’était autre que ce chimiste qui, un moment le successeur de Marat auprès de la Saint-Estève, quelques années avant avait été condamné à perdre la tête pour crime de fausse monnaie. Parvenu, non pas avec un poison, comme on l’avait cru, mais au moyen d’un agent chimique dont il avait trouvé le secret, à simuler sur lui toutes les apparences de la mort, après avoir vendu son cadavre, comme les criminels le pratiquent en Angleterre, à un médecin de ses amis, il avait été transporté dans un amphithéâtre, y avait été rendu à la vie, et après s’être défiguré de manière à n’être pas reconnu, même par Jacqueline Collin, s’était refait dans la vie une autre place sous un autre nom.
— C’est une ressource qui me reste, dit Sallenauve en souriant avec amertume.
— Ce fut au moins, reprit Rastignac, celle dont voulut aussi se servir votre mère dans l’intérêt de votre avenir. Depuis longtemps ce Duvignon pensait à quitter la France où il ne se sentait pas en complète sécurité. Il engagea votre mère à le suivre, et pour qu’elle fît, comme lui, peau neuve de son passé, il lui proposa d’employer l’agent anesthésique dont il possédait le secret[1]. La veille du jour fixé pour cette dangereuse expérience, votre mère eut moyen de voir Jacques Bricheteau, qu’elle trouva toujours animé pour elle des mêmes sentiments. Elle lui dit que devant, pour un certain temps, s’absenter de France, elle vous confiait à lui, et en même temps lui remit une somme de sept mille francs dont avait pu disposer son compagnon de voyage, afin de pourvoir à votre éducation. Bricheteau, nature dévouée à la manière des barbets, se prêta sans hésitation au désir de la femme qui, en récompense du service qu’elle attendait de lui, ne lui donnait cependant aucune espérance, et le lendemain, quand il apprit le prétendu suicide de votre mère, il n’en fut que plus empressé à accepter le legs qu’elle semblait lui avoir fait.
— Excellent homme, dit Sallenauve, et qui repose la pensée perdue au milieu de ces noires intrigues et de ces horreurs.
— La seconde expérience du chimiste ne réussit pas moins heureusement que la première. Enlevée par son Roméo, comme une autre Juliette, du cimetière où elle avait été déposée, votre mère, morte avec toutes les formalités légales, n’avait plus rien à craindre des mauvais souvenirs de sa vie, et quand, plus tard, elle reviendrait en France, elle comptait pouvoir vous aimer sans que ces odieux souvenirs vinssent se placer entre elle et vous. Pendant ce temps, Bricheteau s’occupait soigneusement de votre éducation, et, pour que la mémoire de votre mère, même après la rude expiation qu’elle était censée avoir faite, ne pesât pas sur votre vie, il essaya de vous entourer d’ombre et de mystère.
— Pauvre bon ! dit Sallenauve, comme il y a réussi !
— Même avant l’imprudence qui m’a rendu maître de tout le secret, déjà celui-ci n’était plus entier. Les compagnes de votre mère vous tenaient toutes pour leur enfant, et, soupçonnant que vous aviez été confié à Bricheteau, elles l’épièrent, découvrirent le lieu où il vous avait placé en nourrice, et s’offrirent à contribuer aux frais de votre éducation.
— Il y a donc encore, s’écria Sallenauve, dans cet-abominable monde quelques sentiments humains !
— Bricheteau d’abord refusa ce concours ; mais, plus tard, l’argent que lui avait laissé votre mère se trouvant épuisé, et lui-même, qui fut toujours un trop grand rêveur pour savoir gagner au-delà du strict nécessaire, ne se sentant pas en mesure de pourvoir convenablement à tous vos besoins s’adressa à ces cœurs charitables. Dans toutes les positions que plus tard put leur faire leur étoile, jamais ces Magdeleines ne manquèrent, à jour fixe, d’apporter leur cotisation annuelle pour aider à préparer l’avenir de l’enfant de leur adoption, et Bricheteau, les réunissant gravement en cour des comptes, leur présentait, à chaque réunion, le tableau des dépenses de l’année précédente. Cela se continua jusqu’à ce qu’un événement, que vous devez entrevoir, vînt largement suppléer à cette subvention.
— Ma mère se révéla ? demanda Sallenauve.
— Oui, monsieur, un jour Bricheteau reçut une lettre datée de l’Assomption, capitale du Paraguay. C’était le commencement de cette correspondance où j’ai puisé tous les renseignements que je vous communique ici. Votre mère racontait qu’après avoir longtemps voyagé avec Duvignon, elle en avait été abandonnée dans l’Amérique du Sud et qu’arrivée au Paraguay, elle était devenue la favorite du célèbre docteur Francia qui régnait despotiquement sur ce pays. En foi de cette fortune, elle envoyait une somme importante à Bricheteau, l’engageant à en user pour lui-même, et à vous en faire profiter, monsieur, si, comme elle l’espérait, vous étiez encore de ce monde.
— Mais cette reconnaissance du marquis de Sallenauve ?
— Ah ! voici comment elle s’explique. Aussitôt que votre mère vous sut vivant et un homme distingué, une étrange visée lui passa dans l’esprit, et elle a écrit à ce sujet des volumes. Le docteur Francia a aujourd’hui quatre-vingt-trois ans ; sa fin ne saurait donc se faire beaucoup attendre. Souverain absolu du Paraguay, où il porte le titre de dictateur, qu’il a préféré à celui de roi, il disposera après lui du pouvoir comme il en a disposé pendant sa vie. Votre mère s’est imaginé que si vous parveniez à donner à votre nom un grand retentissement politique, elle pourrait décider ce vieillard, sur lequel elle paraît avoir, en effet, un grand empire, à vous désigner pour son successeur. Ainsi, vous le voyez, monsieur, il ne s’agit de rien moins, pour vous, que d’un trône dans la pensée maternelle.
— Étrange folie, répondit Sallenauve, mais qui a son excuse.
— Il paraît que, dans le cours de la lente obsession qu’elle pratique sur le vieil autocrate en vue de l’amener à ses fins, votre mère aurait cru s’apercevoir que votre hardiesse pourrait, dans l’esprit du docteur, être un obstacle pour l’adoption à laquelle elle espère toujours le décider. Après avoir longuement écrit à Bricheteau de cette difficulté et sans s’apercevoir, après bientôt trente ans d’inutile constance, que le pauvre musicien est encore tout plein de son ancienne passion, votre mère eut l’idée de vous créer une splendide descendance. Elle chargea alors son pauvre patito de découvrir à Paris quelque gentilhomme ruiné qui, vous reconnaissant pour son fils, vînt ensuite au Paraguay pour l’épouser elle-même, ce qui donnerait aux élans comprimés de sa maternité occulte toute liberté de se manifester. Toujours plein d’abnégation et de dévoûment, sans même avoir l’air de s’apercevoir que cet arrangement était la mort d’une espérance qu’il a nourrie pendant toute sa vie, Bricheteau se mit aussitôt en quête.
— Cœur d’or ! s’écria Sallenauve.
— Mais tête un peu légère, comme celle de tous les artistes. L’entreprise était assez effrontée, et elle tendait à déposer sur votre existence une nouvelle couche de ces dangereuses obscurités qui déjà n’y abondent que trop. Il est vrai aussi qu’elle vous était une assez sûre garantie contre l’explosion de l’autre paternité réelle. Quoiqu’il en soit, le marquis de Sallenauve se trouva sous la main de votre ami l’organiste. On peut dire sans métaphore qu’il le ramassa dans la boue ; car, ruiné par la révolution, mais conduit surtout par sa passion du jeu à la plus abominable misère, le marquis de Sallenauve se présenta un jour au bureau de la salubrité, où Bricheteau était chargé de former les escouades de balayeurs publics qui entretiennent la propreté des rues de Paris.
— Vous avez raison, monsieur, dit Sallenauve, la boue semble être l’élément de ma vie.
— Jacques Bricheteau, reprit Rastignac, malgré le changement que les années et un affreux dénûment avaient opéré dans l’extérieur du vieillard, le reconnut aussitôt pour un compatriote. Immédiatement, il entama la négociation, qu’il ne lui fut pas difficile de mener à bien. Au milieu de toutes ses misères, le marquis avait gardé ses manières, toute sa morgue aristocratique et surtout ses papiers de famille. Tout étant prêt pour le moment de votre élection, on fit de cet homme un levier pour la circonstance ; et, votre reconnaissance opérée, il partit aussitôt pour Montevideo, où il attend le moment fixé par votre mère pour opérer livraison de sa personne. J’oubliais de vous dire que la mère Marie-des-Anges, votre grande électrice, a été mise dans la confidence de tout ce petit tripot. Elle avait gardé de votre mère, son ancienne élève, un très tendre souvenir, et quelques libéralités faites des finances du Paraguay à sa communauté, l’ont décidée à prêter à cette intrigue la splendeur de son auréole.
— Monsieur, dit Sallenauve, saisissant l’occasion de se relever de son rôle de patient, je ne vous permets pas d’inculper les intentions d’une femme que tout le monde respecte et honore. Jamais elle n’a affirmé qu’une chose, à savoir que le marquis de Sallenauve était le marquis de Sallenauve. Dans ses idées, régulariser la position de ma mère en lui donnant un mari qui, après tout, était bien libre, si cela lui convenait, de me reconnaître pour son fils, c’était faire le bien sans faire de tort à personne.
— Eh bien ! dit Rastignac, essayez de laisser éclater tout le beau mystère que j’aurai mis une partie de la nuit à vous dévoiler, et vous me direz des nouvelles de la considération que la mère Marie-des-Anges recueillera de cet ébruitement.
— En effet, monsieur, dit Sallenauve, en regardant la pendule, il est une heure trois quarts, et j’abuse de votre patience à dérouler tous les replis de cet effroyable récit. Maintenant, je pense, vous êtes arrivé à son terme ; vous plaît-il me communiquer les preuves que vous avez bien voulu me promettre à l’appui ? Cela fait, je me retire.
— Monsieur, dit Rastignac, je réfléchis que cette communication, qui prendrait beaucoup de temps, est pour le moins très inutile.
— Pourtant, vous en aviez pris l’engagement exprès, et des faits si romanesques semblent avoir besoin de quelque confirmation.
— Vous ne me prêtez pas sans doute un talent de romancier assez distingué pour avoir inventé les nombreux incidents de ce drame, et, dans tous les cas, M. Jacques Bricheteau, auquel vous ne manquerez pas de parler de notre entrevue, est en mesure de vous confirmer ma véracité.
— Mais, monsieur, voir l’écriture de ma mère, vous me refusez jusqu’à cette consolation, et, en vérité, vous faites plus qu’abuser d’une propriété dont honnêtement vous n’avez pas l’usage.
— Cher monsieur, dit Rastignac, n’amenons pas l’aigreur dans une rencontre où jusqu’ici tout s’est passé avec bon goût et courtoisie, et, au lieu de perdre le temps à vous créer des émotions pénibles, parlons plutôt, pour clore cette longue séance, des déterminations que semble commander la connaissance aujourd’hui complète de tous les événements de votre vie.
— Mais vous-même, monsieur, je vous le demanderai, quel usage entendez-vous faire de ces étranges découvertes ?
— Je vous l’ai dit déjà : ce qui me conviendrait le mieux, c’est que vous voulussiez bien accepter une part dans l’œuvre conservatrice que poursuivent d’un commun accord et le chef de l’État et le ministère qu’il honore de sa confiance.
— Mais, dit vivement Sallenauve, je suis plus que vous conservateur ; car j’offre à la dynastie le moyen de se sauver, et ses instincts de gouvernement individuel la mènent droit à sa perte.
— Ce n’est pas là la question. Vous nous permettrez d’entendre notre politique à notre manière, et je vous demande, pour aller droit au fait, si je puis compter qu’au commencement de la session prochaine, vous vous déciderez à faire à la tribune un acte éclatant d’adhésion à nos principes ; le lendemain de cet heureux jour, toutes les pièces tombées en mes mains vous seraient religieusement remises.
— Vous savez bien, monsieur, que cela est impossible : la flétrissure dont vous me menacez ne sera pas de mon fait : déshonoré par vos soins, à mes yeux je n’aurai pas cessé d’être honorable ; j’aime mieux l’estime de moi-même et l’injuste mépris d’autrui.
— Je m’étais attendu à cette réponse, que l’inflexibilité jusqu’ici éprouvée de vos convictions devait assez me faire pressentir. Eh bien ! il y a un autre moyen de tout arranger : laissez vacant votre siège à la Chambre, retournez à une carrière où de grands succès vous attendent et que vous n’auriez jamais dû quitter. Nous ferons nommer à Arcis un député qui sera des nôtres, et je vous donne ma parole du secret le plus inviolable.
— En me remettant les papiers ? demanda Sallenauve.
— Oh ! non. Donnant, donnant. Qui vous empêcherait, après quelque temps passé dans la retraite, si vos opinions venaient au pouvoir, que l’on vous revît un matin sur la brèche ? Un adversaire de votre force veut être solidement paralysé.
— Mais, monsieur, si vous aviez ma parole ?
— En politique, c’est une sûreté très relative.
— Et vous voulez que je croie à la vôtre ?
— Oh ! moi, c’est différent, je n’aime pas à faire le mal pour le mal, et quand nous vous tiendrons bien cadenassé…
— Eh bien ! monsieur, je suppose que, dans votre alternative, ni l’un ni l’autre des deux termes ne soit accepté par moi, que ferez-vous ?
— J’userai de mes avantages. De quelle manière ? Je ne le sais pas encore. Je ne suis pas dans l’usage de me préparer pour l’impossible.
— Impossible ! Pourquoi ? Si l’envie me prenait de faire tête à l’orage, du ruisseau où vous me pousseriez, ne voyez-vous pas que je puis aussi vous renvoyer quelques éclaboussures ? Après tout, votre procédé, malgré vos distinctions subtiles, n’est pas de ceux dont il ne puisse être demandé compte.
— Certainement, à la tribune, un homme de votre talent peut demander compte de tout et beaucoup embarrasser ses adversaires ; mais nous ne ferons pas de tout ceci une affaire de tribune. Vous parlez de faire tête à l’orage : il n’y aura pas d’orage, il y aura des grondements sourds, de longs bruits souterrains. Et puis, pensez donc un peu, il y va de la réputation de votre mère.
Devant cet argument, Sallenauve baissa la tête ; il fit dans le cabinet quelques tours, d’un air combattu et agité.
— Au moins, monsieur, finit-il par demander, vous me donnerez bien quelques jours pour réfléchir ?
— Cela va sans dire, l’épée ne sera pas tirée demain. C’est moi-même qui vous engage à creuser et à méditer votre situation, bien assuré qu’un examen fait à froid ne peut que tourner dans le sens de mon plus cher désir : celui de la paix.
En disant cela, le ministre, à son tour, se leva comme pour indiquer qu’il trouvait l’audience arrivée à son terme.
— Mais, monsieur, dit Sallenauve en s’avisant de cette difficulté au moment de lever la séance, vous parlez de me garder un secret inviolable ; mais tout est également connu de ceux qui vous ont transmis ces papiers.
— C’est juste ; mais si nous marchons de concert, nous serons bien forts, et, par exemple, sans parler d’autres moyens, la menace d’être impliqué dans le fait du vol commis à votre préjudice serait, venant surtout du pouvoir, un bien puissant argument en faveur du silence.
— À l’honneur donc de vous revoir ! dit Sallenauve, parvenu à dominer la tempête intérieure à laquelle il était en proie.
— Et à bientôt, j’espère, dit Rastignac, en le reconduisant jusqu’à la porte de son cabinet.
— Monsieur Leblanc, dit-il ensuite à son huissier, vous êtes libre ; votre consigne est levée.
- ↑ Quelque chose peut-être comme le chloroforme. (Note de l’éditeur)