La Famille Beauvisage/II/6
VI
CE QUE C’EST QUE DE NOUS
« Cher ami, écrivait Jacques Bricheteau à Sallenauve, vers la fin de juin, j’ai une triste nouvelle à vous apprendre : le pauvre M. de l’Estorade, en quelques jours nous a été enlevé par un mal affreux, ce que les médecins appellent un cas rare, et que rien jusque-là n’avait fait présager chez lui.
» Il n’avait pas plus de cinquante quatre ans, bien que l’affection de foie dont il souffrait depuis longues années, lui donnât l’air infiniment plus âgé ; ainsi, ayez donc un mal bien défini, bien connu, que vous surveillez avec attention, en vue duquel vous vous imposez un régime et des privations, pour qu’un beau matin, un autre agent de destruction tout à fait imprévu, un intrus, si l’on peut ainsi parler, vous envahisse et vous emporte sans vous donner même un moment pour vous recueillir et vous préparer. Le moyen, je vous prie, de baser quelque chose sur notre pauvre machine humaine ! il y a là une paille ; c’est dans cet endroit que le métal doit céder ; point du tout ; la cassure s’opère sur un tout autre point, là où rien ne la faisait attendre. Je ne suis vraiment pas loin de me ranger à l’avis d’un homme que je trouvais autrefois paradoxal : de ma remarque d’aujourd’hui il avait fait un axiome : Jamais, disait-il, on ne meurt de sa maladie.
» Le pauvre M. de l’Estorade périt peut-être victime de son ministérialisme et de cette parlotterie fluide et sonore, qui lui avait donné à la Chambre des pairs une sorte d’importance. Après s’être très échauffé à la défense d’un projet de loi que M. de Rastignac lui avait vivement recommandé, il a bu un verre de limonade à la glace, et dès le soir a été pris par les premiers symptômes de la terrible affection à laquelle il a succombé.
» Ce jour-là justement j’étais allé donner une leçon à Naïs ; comme j’arrivais, M. de l’Estorade, qui n’avait presque pas dîné, disant qu’il se sentait un peu de grattement à la gorge, venait, sur les instances de sa femme, de se mettre au lit.
» La leçon donnée, je voulus prendre congé de la comtesse, qui, après nous avoir plusieurs fois quittés, Naïs et moi, pour aller savoir comment se trouvait le malade, avait fini par ne revenir plus. Avant de partir, ayant fait demander par Lucas comment M. de l’Estorade se trouvait, je vois la pauvre femme venant toute en émoi :
» — Ah ! monsieur Bricheteau, me dit-elle, c’est bien plus grave que nous ne pensions ; il a une fièvre horrible, des frissons, des vertiges et un mal de tête des plus violents.
» — Puis-je entrer ? demandai-je.
» Madame de l’Estorade m’introduisit chez son mari en lui disant :
» — C’est M. Bricheteau qui veut savoir comment vous êtes. J’eus tout aussitôt mauvaise opinion de ce que je voyais. À ce ton blafard et jaunâtre, qui d’ordinaire formait le teint du malade, avait succédé le rouge pourpre, et, ce qui me parut plus grave, il était déjà dans un état complet d’affaissement et d’indifférence, à ce point qu’il ne répondit rien à sa femme quand elle m’annonça et n’eut pas l’air de s’apercevoir que je fusse là.
» Sur ce arriva le docteur Bianchon. Par discrétion, je quittai la place, mais je restai dans l’antichambre à causer avec Lucas et à attendre le résultat de la visite du médecin.
» Un peu après, on sonna le vieux valet de chambre que bientôt je vis sortir de chez son maître, un papier à la main. C’était l’ordonnance que venait d’écrire le docteur. Ayant demandé à en prendre connaissance, je m’attendais à trouver des prescriptions anti-phlogistiques ; au lieu de cela, je vois que l’on commande au pharmacien une solution de chlorure de soude, et une potion dont la base me paraît être le quinquina.
» Diable ! pensai-je, ne supposant pas qu’un homme comme Brianchon pût faire fausse route, ce n’est pas là une inflammation de gorge, comme je me l’étais figuré, et alors je demeurai, afin de pouvoir parler à l’habile praticien quand il sortirait.
» Pendant que j’étais là, attendant, et avant que Lucas fût de retour, nouveau coup de sonnette, mais celui-là violent et comme accusant la détresse. Les autres domestiques n’étaient pas là ou ne se pressaient pas d’arriver ; inquiet de ce qui se passait, je prends le parti d’entrer dans la chambre du malade. Je le trouve en proie à des vomissements ; occupée à lui tenir la tête, madame de l’Estorade ne fait pas même attention que ce soit moi, et ne me répond pas quand je lui demande à quoi je puis lui être utile.
» Bianchon alors me tire à part :
» — Vous êtes un ami de la maison ! me dit-il, — ami serait peut-être trop dire ; mais une connaissance au moins. — Enfin, continua Bianchon, voilà mon diagnostic ; voyez ce que vous aurez à faire de ce renseignement. J’ai tout lieu de craindre une angine gangréneuse. C’est un cas peu commun, surtout dans les conditions d’existence du malade ; mais c’est un homme dont le sang depuis longtemps est appauvri, et chez lequel cette décomposition est très possible ; si elle a lieu, on peut le tenir pour perdu ; mais il y a quelque chose de plus grave.
» — Quelque chose de plus grave ? répétai-je avec épouvante.
» — Oui, c’est un mal susceptible de se propager par contagion ; il y a ici une femme, des enfants.
» — Docteur, dit alors madame de l’Estorade, venez donc voir les boutons qui, depuis un instant, se forment sur les bras : on dirait de la fièvre scarlatine.
» En se séparant de moi pour se rapprocher du lit du malade, Bianchon me fit signe qu’il avait dans cette éruption une confirmation de ses craintes.
» Vous me parliez, mon ami, dans votre dernière lettre, de ma disposition particulière à me jeter dans toutes sortes de dévoûments ; mais n’étais-je pas pris là comme dans un piège, et pouvais-je penser à abandonner cette malheureuse femme au milieu des épouvantables difficultés que la révélation du docteur me faisait entrevoir ?
» Sur ces entrefaites. Lucas rentra, apportant les remèdes. Blanchon fit prendre une cuillerée de la potion, et ensuite dit à M. de l’Estorade :
» — Il faudrait de temps à autre vous gargariser avec le contenu de cette bouteille (l’eau chlorurée). Vous voilà maintenant plus calme, je passerai ici vers les minuit avant de rentrer chez moi ; que cela ne vous inquiète pas, ce n’est pas que je vous trouve mal, mais il y aurait peut-être un purgatif à vous ordonner, pour couper court à tout, et autant vaudrait ne pas le remettre à demain.
» M. de l’Estorade ne répondit rien ; il était en effet plus calme, mais d’un calme qui ressemblait à l’anéantissement, Bianchon se mit en devoir de sortir, moi de le suivre ; madame de l’Estorade nous accompagna.
» — Il ne faudrait pas qu’il restât seul, dit Bianchon, qui évidemment aimait mieux me laisser le soin de la terrible communication.
» — Lucas est là, dit madame de l’Estorade avec fermeté. Voyons, docteur, ajouta-t-elle, parlez-moi franchement ; la vérité ne me fera pas plus malheureuse que je ne le suis de mes inquiétudes. Mon mari, n’est-il pas vrai ? est très gravement atteint.
» — J’entrevois, dit Bianchon, des complications qui peuvent nous donner beaucoup d’embarras ; cependant, rien n’est désespéré.
» — Mais, dis-je alors, ce que vous me faisiez entrevoir, docteur, du danger que ce mal se gagnât ?
» — Ah ! oui, il faut y prendre garde, répondit le médecin.
» — Frappée à la fois dans mon mari et dans mes enfants, s’écria la comtesse avec désespoir ! mais quelle est donc cette affreuse maladie ?
» — Elle n’est pas déclarée, dit Bianchon ; cependant ce n’est pas une raison pour ne pas prendre ses précautions.
» — Madame, m’empressé-je de dire, partez d’abord de l’idée que la Providence m’ayant fait trouver ici en ce moment, je ne vous abandonne pas. Maintenant, ce qui me paraît le plus urgent, c’est d’enlever Naïs et René.
» — Mais où les envoyer ? dit la comtesse. Avec une foule de connaissances, excepté madame de Camps, qui n’est pas en ce moment à Paris, je n’ai pas une amie intime.
» — René, répondis-je, peut d’abord, sans aucun inconvénient, être envoyé au chalet, où entre les mains du vieux Philippe, il sera à merveille. Quant à Naïs, elle est déjà bien grande fille pour aller, sans sa mère, s’installer chez M. de Sallenauve, quoique tout le monde le sache hors de France ; mais ne pourriez-vous prier madame de la Bâstie de la garder pendant quelques jours ?
» — Madame de la Bâstie a des enfants, et Naïs est déjà une pestiférée, répondit la comtesse ; il ne s’agit pas d’ailleurs, ici, de convention et de convenances ; avec sa bonne anglaise, qui est une fille d’un âge mûr, et son frère René, ma fille, dans l’horrible malheur qui vient de frapper cette maison, peut bien aller passer quelques jours à Ville-d’Avray.
» — D’autant mieux, repartis-je, que je n’y paraîtrai pas, car, si vous voulez bien me souffrir, je m’offre à vous aider dans les soins à donner au malade.
» — Je ne vous parle pas de vous, madame, dit Bianchon.
» — Oh ! pour moi, monsieur, ma place est ici.
» — Eh bien ! continua le docteur, il faudrait mettre ordre aussitôt au départ des enfants, car c’est pour eux surtout que la contagion serait menaçante. Dans quelques heures je vous reverrai.
» Et il sortit.
» Aussitôt après son départ nous rentrâmes dans la chambre du malade que nous trouvâmes dans le même état d’abattement inerte ; madame de l’Estorade fit aussitôt part à Lucas de ce qui venait d’être dit, et quoique le bonhomme, vous le savez, ait assez soin de sa petite personne, il déclara ne pas vouloir abandonner son maître. Chargé de prévenir les autres domestiques, il revint peu après, annonçant qu’aucun d’eux ne voulait quitter madame ; il ne s’agissait donc plus que de penser au dépaysement des enfants.
» Les préparatifs rapidement faits, il fut convenu que j’accompagnerais Naïs et René avec la bonne anglaise. Au moment où je prenais congé de madame de l’Estorade, elle se crut sans doute obligée de m’engager à bien calculer le dévoûment dont j’avais montré l’intention.
» Comme je ne la laissais pas finir :
» — Je n’insiste pas, dit-elle, sur mes scrupules ; je sais que vous et M. de Sallenauve êtes de cette école qui ne recule jamais dans la voie des sacrifices, et me serrant la main :
» — Revenez donc vite, ajouta-t-elle, car vous êtes une partie de mon courage.
» On dit aux enfants que leur père avait la fièvre scarlatine et je les laissai bien installés au chalet et sans grand souci de l’issue de la maladie. Si Naïs, qui ne se dément pas au sujet de ses sentiments pour vous, avait eu besoin d’être consolée, elle se serait trouvée moins malheureuse par l’idée qu’elle allait habiter votre maison.
» Pendant mon absence, car, malgré toute ma diligence, je ne pus être de retour que passé minuit, Bianchon était venu, il avait trouvé plutôt une légère amélioration que de l’aggravation dans la marche des symptômes.
» Les malheureux se prennent si facilement aux moindres lueurs d’espérance !
» — Oh ! monsieur Bricheteau, me dit madame de l’Estorade, j’ai tant prié Dieu pendant votre absence ! il m’exaucera, allez, et nous le sauverons.
» La comtesse ne voulut pas qu’aucun des domestiques veillât ; pour nous, il ne fut pas seulement question de quitter un moment la place.
» — Comme tout arrive mal ! me dit pendant la nuit la comtesse, au milieu de ces conversations à bâtons rompus qui se tiennent au chevet des malades ; mon père, le comte de Maucombe, qui n’a pas quitté Marseille depuis plus de dix ans, m’écrit qu’il veut encore faire un tour à Paris avant de mourir, et m’annonce sa venue pour dans quelques jours. Demain, après-demain, il peut nous tomber au milieu de cet affreux souci.
» Nous convînmes que jusqu’à nouvel ordre on ne ferait rien dire à Armand, qui, au collège, avait le bonheur d’ignorer ; et que, pour nous aider dans les soins auxquels nous nous trouvions assez inexpérimentés, le lendemain on irait au couvent de la rue Notre-Dames-des-Champs chercher une de ces pieuses gardes-malades qu’on appelle, je crois, les Sœurs de la Miséricorde.
» Après une nuit passablement calme, nous vîmes de bonne heure arriver le médecin. Quand il eut examiné l’état de la bouche, je vis à son air que tout était perdu ; moi-même d’ailleurs, l’assistant dans cet examen, j’avais remarqué que l’arrière-gorge était rouge-pourpre avec des taches blanchâtres entourées d’une auréole d’un rouge plus foncé, qui affectaient en même temps diverses parties de l’isthme du gosier. L’haleine du malade était devenue odieusement fétide, les vomissements reparurent, et l’état général, aussi bien que l’affection locale, avait évidemment très empiré.
» Je vous fais grâce, cher ami, des autres détails de la maladie : ils sont repoussants et horribles ; passant alternativement du délire à l’état comateux, le malheureux ne se sentit pas mourir, et l’être moral ne fut soumis chez lui à aucune de ces luttes déchirantes qui rendent si douloureux le dernier passage. Il n’eut pas même la conscience de ce qui se faisait autour de lui, quand on lui administra les sacrements. Madame de l’Estorade, elle, se montra d’un courage admirable. Quand tout fut fini, après nous être soumis par le conseil du docteur à une fumigation désinfectante, nous partîmes pour chercher Armand au collège, et de là nous rendre au chalet, cette folle création de Louise de Chaulieu, ce nid de ses amours, autour duquel il semble que la Providence se plaise à ne grouper que des idées de deuil.
» En apprenant le coup qui venait de le frapper. M. Armand nous fit une scène de mélodrame :
» — Et l’on ne m’a pas appelé ! répétait-il sans cesse, pour dire adieu à mon peere.
» On eut beau lui objecter le danger de la contagion, l’inutilité d’une entrevue où il n’eût plus été qu’en présence d’un cadavre vivant :
» — Oh ! non, ma mère, dit-il avec une dureté qui lui parut donner une haute idée de la profondeur de sa tendresse filiale, jamais je ne vous pardonnerai de m’avoir dérobé mon père dans ses derniers moments.
» Ce reproche si peu mérité fit un mal affreux à la pauvre comtesse, et je crois que, gâté horriblement par elle, ce petit monsieur lui fera dans l’avenir chèrement payer ses imprudentes exagérations d’amour maternel.
» Après avoir assisté, au chalet, à une scène déchirante, l’entrevue de la mère avec les enfants, je repartis pour Paris, où m’attendaient encore bien des soins odieux.
» Le docteur Blanchon n’avait pas eu de peine à persuader à madame de l’Estorade que, dans l’intérêt de la santé de ses enfants, elle devait faire procéder à un examen posthume du corps de son mari. Il était important de constater la nature et l’étendue de l’affection organique du foie, dès longtemps reconnue chez le défunt. Cette maladie étant de celles qui peuvent se communiquer par hérédité, d’importantes lumières devaient être espérées pour l’avenir de l’ouverture du cadavre.
» L’usage en pareil cas est qu’un parent ou un ami de la famille soit présent à la lugubre exploration. Le père de madame de l’Estorade, le comte de Maucombe, était arrivé comme il nous en avait menacés, et je l’avais trouvé au chalet sur lequel nous l’avions dirigé aussitôt qu’il était débarqué à Paris. Comme c’est un homme vert encore et un Marseillais pur sang, qui ne me parut pas prendre très vivement le malheur arrivé, je ne vis pas d’inconvénient à lui offrir la triste mission dont je ne pouvais convenablement me charger qu’à son défaut.
» — Eh je suis venu à Paris pour m’égayer, me répondit-il en grasseyant ; ce que vous me proposez, je le rêverais pour la fin de mes jours.
» Impossible de le faire démarrer de ce bel argument.
» J’eus donc encore le devoir d’assister à cette cérémonie épouvantable que l’on appelle une autopsie. La conclusion des docteurs fut qu’à défaut de l’angine le défunt aurait probablement succombé à un abcès du foie en voie de se former ; ainsi une année de vie tout au plus qu’eût empoisonnée une lutte avec un mal douloureux et probablement incurable, voilà ce que le pauvre M. de l’Estorade a perdu.
» La mode étant aujourd’hui aux embaumements, madame de l’Estorade a désiré que ce soin fût pris pour les restes mortels de son mari, et l’on peut dire qu’à ce traitement il avait une espèce de droit, car, sous l’Empire, les sénateurs, auxquels a succédé la pairie, étaient embaumés officiellement, et le pharmacien Boudet, chargé de cette lugubre mission, a consigné dans plusieurs recueils médicaux la recette compliquée et dispendieuse qu’il appliquait à ces morts illustres.
» Depuis, l’art des embaumements a fait un grand pas ; et forcé d’assister à celui de M. de l’Estorade, je n’ai eu le spectacle d’aucune mutilation hideuse et d’aucune dégoûtante cuisine. Au moyen d’une seringue, on injecte chez le sujet, par l’artère poplitée, environ quatre litres d’une solution de chlorure de zinc ; et, loin que cette opération ait quelque chose de repoussant, elle est au contraire consolante, car, à mesure que l’injection pénètre dans le système vasculaire, on voit les formes affaissées et flétries du cadavre se relever et se dessiner de nouveau. Le changement que l’infiltration du liquide conservateur opère dans l’aspect du visage est surtout quelque chose de merveilleux, et à l’effrayant aspect de la mort semble succéder celui du sommeil le plus calme et le plus paisible.
» L’enterrement fut magnifique, et l’on peut dire que tout Paris y était. M. Armand conduisait le deuil avec l’aplomb d’un homme fait, et sa douleur, qui me parut avoir un peu trop de gravité stoïque, contrastait avec la naïveté des émotions du pauvre petit René, qui, pendant toute la cérémonie, ne cessa de pleurer à chaudes larmes.
» Le grand-père, M. de Maucombe, qui avait décliné la mission que je vous ai dite, voulut, bien que, comme ascendant, il eût très bien pu s’en dispenser, assister au convoi. Ces gens du Midi ont un goût prononcé pour tout ce qui est pompe et cérémonies.
» Comme nous sortions du cimetière, il vit passer M. de Lanty qui avait fait partie de l’assistance.
» — C’est M. de Lanty, me dit-il, ce petit homme ?
» Sur ma réponse affirmative, il se mit à rire. Comme je le regardais avec étonnement :
» — Je l’ai connu dans le temps à Marseille, ajouta le Provençal, et sa femme aussi.
» Je ne trouvai ni le lieu ni le moment bien choisis pour pousser à une plus ample confidence ; mais, au ton du vieux gentilhomme, qui dans le temps a dû être un fort bel homme, il me fut facile de comprendre que la ressemblance de madame de l’Estorade et de Marianina serait, plus que nous ne l’avions cru jusqu’ici, facile à expliquer.
» Quand, après la triste cérémonie, nous revînmes à Ville-d’Avray retrouver madame de l’Estorade, Naïs me dit ces paroles significatives :
» — Même absent, M. de Sallenauve est encore, comme disait mon pauvre père, la providence de notre famille ; sa maison est aujourd’hui notre asile, et c’est par lui, monsieur, que nous vous avons connu, vous qui, dans notre malheur, avez été si secourable à ma pauvre mère. Si vous lui écrivez, à ce bon sauveur, dites-lui que je lui suis toujours bien reconnaissante, et que je veux reporter sur lui toute la tendresse que j’avais pour mon père.
» Vous voyez, cher ami, que ce sentiment tend à devenir sérieux et qu’il est temps d’y mettre ordre, car l’enfant a aujourd’hui quinze ans, et son langage longtemps enfantin arrive à se mettre au niveau de ses sentiments, qui ne le furent jamais. Je parlerai à madame de l’Estorade aussitôt qu’elle sera en mesure de m’entendre, et vous-même, si, comme je le pense, vous jugez convenable de lui écrire, ferez bien de vous expliquer avec elle sur vos dispositions, que les événements arrivés dans votre vie ne me paraissent pas avoir dû modifier.
» J’ai vu, il y a quelque temps, M. de Saint-Estève. Il me dit qu’il travaillait sérieusement à votre retour, mais que cela était plus long qu’il n’avait pensé. Rien n’a d’ailleurs grouillé du côté des Rastignac et des Maxime ; pour moi, vous savez ce que je vous suis. »