La Famille Beauvisage/II/7
VII
RUE DE LA BIENFAISANCE
Trois mois plus tard, au mois de septembre 1841, c’est-à-dire juste un an après l’époque où Rastignac avait fait invasion dans les souterrains de la vie de Sallenauve, Jacques Bricheteau adressait à ce dernier la relation qui suit :
« Cher ami, je reçus hier un mot de M. Saint-Estève ; il m’engageait à me trouver, le lendemain, à trois heures précises de l’après-midi, rue de la Bienfaisance, quartier dit de la Petite-Pologne, chez madame la comtesse de Werchauffen, où il se rendrait de son côté. Vos affaires, qui, selon toute apparence, allaient prendre une face nouvelle, devaient être l’objet de la réunion.
» Exact au rendez-vous, je trouvai une petite maison coquette, des valets de très bonne tenue, et fus introduit dans un salon où déjà attendait M. Saint-Estève.
» — J’espère que nous allons rire, me dit-il et prendre enfin notre revanche, regardez ; écoutez ; ne vous étonnez de rien ; avec des ennemis comme ceux auxquels nous avions affaire, tout ce qui pourra vous paraître étrange, était impérieusement commandé, et vous verrez en fin de cause, qu’il n’y a pas de luxe dans notre vengeance.
» Un peu après, la porte du salon s’ouvrit, et une femme âgée, d’une figure assez repoussante, fut amenée par un domestique qui la soutenait sous les bras pendant qu’elle-même s’aidait d’une canne à béquille.
» Quand elle eut été installée dans un vaste fauteuil :
» — Monsieur Bricheteau ! ma vieille, dit M. Saint-Estève en me présentant.
» — Enchantée de faire sa connaissance, répondit la vieille femme ; c’est un cœur comme on en voit peu. Mais, dis donc, ajouta-t-elle, il est trois heures un quart, et Rastignac me fait l’effet de manquer au rendez-vous ?
» — Ah ! ma chère, à un homme aussi occupé on peut donner le quart d’heure de grâce ; tiens, voilà le brouillon du billet qu’il a reçu de toi, et que, comme tu penses, j’ai bien médité. Vois un peu si, après ce poulet, il peut t’être cruel ?
» En disant cela, M. Saint-Estève tirait de sa poche un papier, et nous lut approchant ceci :
« La comtesse douairière de Werchauffen, qui a en dépôt chez le baron de Nucingen la somme de six cent mille livres, aurait à entretenir monsieur le comte de Rastignac de plusieurs choses importantes concernant le nommé Sallenauve, qu’elle a eu l’occasion de rencontrer à Montevideo. Elle regrette que les douleurs d’une sciatique dont elle est tourmentée ne lui permettent pas de demander à monsieur le comte de Rastignac la faveur d’une audience. Elle aura l’honneur de l’attendre chez elle demain, rue de la Bienfaisance, 33, vers les trois heures. Elle espère que monsieur le comte de Rastignac, qui lui paraît avoir un grand intérêt à cette communication, sera exact à ce rendez-vous, et le prie d’agréer ses civilités les plus empressées. »
» — Daté d’hier soir, ajouta M. Saint-Estève, en finissant de lire ; il aura le temps de se renseigner auprès de son beau-père, et une comtesse douairière qui a six cent mille francs chez Nucingen où je les ai fait déposer il y a quelques jours sous ton nom d’outre-Rhin, lui aura certainement paru vraisemblable.
» — Permettez, dis-je alors, mon cher monsieur Saint-Estève, madame n’est donc pas ?…
» — Voulez-vous, me répondit Saint-Estève en m’interrompant avec vivacité, que M. de Sallenauve puisse être ici dans trois mois et à l’abri de toute recherche de la part de ses ennemis ?
» — Cela ne fait pas question, repartis-je.
» — Eh bien ! laissez-nous faire ; on a employé contre lui des moyens infâmes ; les nôtres ne seront que divertissants.
» À ce moment, un domestique annonça M. le comte de Rastignac.
» Quand il aperçut M. Saint-Estève et moi, le ministre parut un peu surpris. Cependant il fit bonne contenance et dit poliment à la vieille dame :
» — Madame, je me rends à vos ordres.
» — En voyant ici ces messieurs, dit alors la prétendue comtesse, vous comprenez tout d’abord, monsieur le comte, qu’il s’agit de concilier une affaire qui a donné à tout le monde bien du souci.
» — Peut-être, répondit le ministre, eût-il été plus régulier que je fusse avisé du but exprès de notre entretien.
» — Voulez-vous dire, monsieur, dit Saint-Estève que vous ne seriez pas venu ? Vous auriez fait une grande faute, car vous avez ici plus à gagner que nous.
» — Enfin, me voici et je vous écoute, dit Rastignac en prenant de lui-même un siège que l’on oubliait de lui offrir.
» — Si vous le permettez, dit Saint-Estève, nous attendrons pour commencer que M. le comte Maxime de Trailles soit présent. Il serait inutile de mettre en deux tomes une communication où vous et lui, monsieur le comte, avez un même intérêt.
» En même temps il sonna et dit au domestique qui aussitôt se présenta :
» — Avertissez la personne qui est chez le baron, que madame la comtesse est disposée à le recevoir.
» Il se fit ensuite un silence assez embarrassant pour tous.
» — Comment se porte monsieur le baron de Nucingen ? demanda la soi-disant comtesse pour occuper le tapis.
» — Très bien, madame, répondit Rastignac ; il était chez moi ce matin, et il m’a chargé de vous dire qu’un de ces jours il aurait l’honneur de vous voir, et comme sa compatriote et comme sa cliente.
» À ce moment, le domestique annonça M. le comte Maxime de Trailles ; son étonnement fut encore plus marqué que celui du ministre.
» En voyant Rastignac, comme on fait d’instinct quand on rencontre un homme de connaissance dans un lieu où l’on se sent fourvoyé, il alla à lui et lui donna la main ; ce fut seulement après avoir cédé à ce premier mouvement que, s’adressant à la maîtresse de la maison, il lui demanda madame la comtesse de Werchauffen.
» — C’est à elle, dit Saint-Estève, se chargeant de la réponse, que vous avez l’honneur de parler.
» — Ça ! dit M. de Trailles en regardant attentivement la vieille femme ; mais j’ai connu madame, il me semble, sous un tout autre nom.
» — Effectivement, répondit la soi-disant comtesse, je m’appelle aussi quelquefois madame Saint-Estève, de même que mon neveu ici présent s’est appelé le comte Halphertius à l’occasion.
» Le gendre des Beauvisage parut prêt à tomber de son haut, et dit à Rastignac :
» — Que signifie tout cela ?
» — Madame, que je ne connaissais que de réputation, répondit le ministre, m’a écrit sous son nom de rechange, me priant de passer chez elle pour m’entretenir de M. de Sallenauve. Quant à monsieur, que je connais très bien, c’est en effet M. Saint-Estève, le célèbre chef de la police de sûreté.
» — Alors, dit insolemment M. de Trailles, nous sommes au moins dans une maison sûre, si nous ne sommes pas dans la compagnie la plus excellente qui se puisse désirer.
» — Dans tous les cas, pour vous rassurer, il y a ici un homme très honorable, répondit Saint-Estève en me désignant ; j’ajouterai même qu’il n’y a ici de complètement honorable que lui.
» — Monsieur Saint-Estève, dit Rastignac avec un sang-froid de très bon goût, si les communications que vous avez à nous faire vous donnent le droit d’impertinence, veuillez au moins vous rappeler que nous sommes vos hôtes.
» — C’est juste, monsieur le ministre, et l’outrecuidance de ce gentilhomme m’a fait manquer au plus saint des devoirs, qui n’est pas l’insurrection, comme on l’a dit, mais l’hospitalité. Veuillez donc, messieurs, prendre place, et, à la suite de cette petite ouverture où les instruments ne se sont pas trouvés parfaitement d’accord, le spectacle va commencer.
» Après qu’on se fut assis :
» — Mon cher monsieur Jacques Bricheteau, me dit Saint-Estève en s’adressant à moi, il y a un an, à peu près, des papiers secrets furent enlevés de votre domicile, et, par suite d’un complot très habilement ourdi et dont je fus le naïf instrument, ces papiers passèrent aux mains de M. le comte de Rastignac, devant lequel j’ai l’honneur de parler. Maître de ces documents, M. le ministre put avoir la prétention de faire des conditions à un homme éminent que, vous et moi, portons dans notre cœur, et la carrière de cet homme fut brisée. Je n’entre pas dans la question de savoir si la manière dont on s’était procuré l’arme dont on le frappait n’avait pas quelque chose d’un peu risqué. Je veux admettre que la politique est une partie que chacun joue à sa façon. Ces deux messieurs, chacun pour des raisons à eux personnelles, avaient besoin que le siège d’Arcis-sur-Aube devînt vacant ; M. de Sallenauve, sans céder à l’intimidation, mais dans un pieux intérêt, allait quitter la France ; il y avait donc lieu, ce semble, une fois son départ arrêté, de vous restituer cette correspondance que, par mille raisons, vous deviez désirer voir rentrer dans vos mains. Quand je parlai à M. de Rastignac d’opérer cette restitution, tel ne fut pas son point de vue : il lui était plus agréable que nous restassions ses humbles serviteurs à perpétuité.
» Ici M. Saint-Estève fit une pause comme s’il s’était attendu à une interruption ; personne n’ayant bougé, il reprit :
» — Cette position à nous, ne pouvait nous convenir. Je laissai cependant à M. le ministre la satisfaction de croire que je l’acceptais avec une parfaite résignation, et je m’effaçai devant lui comme je ne sache pas que personne ait jamais fait devant un homme : ce prétendu aplatissement, c’était aussi ma partie que je jouais. Les gens les plus haut placés, quand on y regarde bien près, ont toujours à travers leur vie des côtés vulnérables comme il s’en est trouvé dans la vie de M. le député d’Arcis. Chez ces deux messieurs qui m’écoutent j’ai fini, du fond de mon néant, par découvrir un défaut de cuirasse qui change notablement les rôles. À notre tour, si je ne me trompe, nous avons l’avantage de leur tenir un peu le pied sur la gorge ; en sorte qu’il y a lieu d’entrer avec eux en composition.
» — Allez au fait, monsieur, dit M. de Trailles avec impatience ; vous semblez prendre plaisir à éterniser l’exposé assez inutile d’une situation connue de tous.
» — Votre observation, monsieur, répondit Saint-Estève, ne manque pas de vérité, et, en effet, je distille ; mais j’aurai l’honneur de vous faire remarquer que l’an dernier, à la même époque, M. le comte de Rastignac, trois heures durant, passa à l’alambic la vie de l’homme estimable au profit duquel je pratique aujourd’hui la même opération…
» — Vous me prêtez, dit M. de Rastignac en interrompant, une intention qui ne fut jamais la mienne. J’avais le devoir de mettre M. de Sallenauve au courant d’un monde d’événements ; vous n’avez pas, je pense, à nous faire une communication de cette étendue.
» — Eh bien donc ! messieurs, reprit Saint-Estève, pour vous le faire de court, vous êtes mariés l’un et l’autre, et, permettez-moi de vous le dire avec la brutale franchise qui est dans mes habitudes, vous ne surveillez pas comme il faut vos femmes.
» — Monsieur, dit M. de Trailles avec véhémence, je vous défends de prononcer en pareil lieu le nom de madame de Trailles.
» M. de Rastignac lui fit signe de se contenir.
» — Vous feriez bien mieux, répondit M. Saint-Estève, de lui défendre d’écrire à votre ami M. le baron de Werchauffen des lettres extrêmement légères, pour ne pas dire plus.
» M. de Trailles fit un geste ému et sembla vouloir parler :
» — Mais, monsieur, s’écria son terrible interlocuteur, nous les avons, ces lettres, et quand vous en nierez l’existence, cela prouvera tout simplement, ce qui est très croyable, qu’elles ne vous ont pas été montrées. Vous vous plaigniez tout à l’heure que je fusse long dans mes exposés ; mais si vous m’interrompez ainsi à tout propos, vous devez le concevoir, nous n’en finirons jamais.
» — Vous me ferez au moins l’honneur de me montrer ces édifiantes épîtres.
» — Par Dieu ! dit Saint-Estève, pourquoi donc seriez-vous ici ? Mais le moment n’était pas venu. Vous me bouleversez tout mon programme.
» — Comme il est impossible, répondit M. de Trailles, que ces lettres soient de la personne que vous dites, et qu’elles ne peuvent être que l’œuvre de quelque habile faussaire, j’entends qu’à l’instant même elles me soient communiquées.
» — Soit ! donne-moi le paquet, Jacqueline.
» Madame Saint-Estève tira de sa poche une liasse passablement volumineuse de lettres réunies par une faveur verte. Saint-Estève, sans détacher le paquet, se contenta d’en extraire une, et la présentant à M. de Trailles :
» — Tenez, monsieur le comte, dit-il, la première touchée : toutes se valent.
» M. de Trailles s’approcha d’une fenêtre, examina attentivement l’écriture et dit ensuite avec solennité :
» — Cette écriture peut être habilement imitée ; mais je nie qu’elle soit de la personne à laquelle on ose ici l’attribuer.
» — Très bien, dit Saint-Estève, les tribunaux aidés de MM. les experts en écriture décideront la question.
» — Comment ! les tribunaux ?
» — Naturellement : mon intention, si nous ne nous arrangeons pas, étant de donner à ces contrefaçons de l’écriture et du style de madame la comtesse de Trailles toute la publicité imaginable, vous ne manquerez pas de me faire un procès en diffamation ; alors, je produirai les originaux à l’audience.
» — Tout ceci, monsieur, s’écria M. de Trailles, est une affreuse affaire de chantage ; mais vous n’en êtes pas avec moi où vous croyez.
» — Monsieur le comte, répondit tranquillement Saint-Estève, je crois qu’il est important pour nous tous que vous preniez le temps de réfléchir et de vous calmer. Je vais donc passer aux explications que je dois à M. le comte de Rastignac, et ensuite je reprendrai les autres communications bien autrement graves que je tiens encore en réserve pour vous.
» — Voyons, monsieur Saint-Estève, dit Rastignac d’un ton protecteur.
» Sa grande force comme homme d’État, nous le savons déjà l’un et l’autre, est de se posséder presque toujours et de conserver dans ses plus grandes colères et ses plus grandes insolences des formes mesurées et polies.
» Prenant un accent doucereux :
» — Ce sont aussi deux petites lettres, dit en souriant M. Saint-Estève, et tout d’abord je dois vous expliquer de qui je les tiens ; cela coupera court, je pense, à toute question d’authenticité ; elles m’ont été remises par le colonel Franchessini.
» — Franchessini ! c’est impossible, dit Rastignac.
» — Diable ! fit le collecteur d’autographes, si à chacune de mes assertions, on me répond : c’est impossible, nous ne sortirons jamais de cette négociation ; mais qu’est-ce qui vous paraît impossible, monsieur le ministre ? que madame la comtesse de Rastignac ait écrit les lettres en question ? vous savez bien que vos torts avec elle sont graves, qu’ils sont publics, et ma foi ! tant va la cruche à l’eau ! une femme se venge.
» — Mais Franchessini est mon ami, dit Rastignac.
» — Eh bien ! justement, ce sont toujours les amis…
» — De plus, il est homme d’honneur, et en supposant qu’il eût été détenteur d’une correspondance, il ne l’eût certes pas remise en vos mains.
» — Il l’a remise, monsieur le ministre, et pour plusieurs raisons. La première, c’est que, s’il est votre ami, il est encore plus le mien. La preuve, c’est que tout le secret que vous avez surpris, je n’ai pas hésité à le lui confier. Comme moi, il a été indigné de votre procédé à l’égard de M. de Sallenauve ; et, quand je l’ai sommé, au nom de tous les souvenirs de notre ancienne amitié, de me remettre les lettres que sa position de consolateur déclaré auprès de madame de Rastignac avait dû amener dans ses mains, en déférant à mon désir, je n’hésite pas à affirmer qu’il a fait une chose éminemment honorable.
» Sur un geste de dénégation de M. de Rastignac :
» — Laissez-moi aller jusqu’au bout, dit vivement Saint-Estève, et vous serez de mon avis. D’abord, il lui a paru qu’en vous mettant dans la nécessité de restituer ces papiers indignement acquis, il vous replaçait dans la voie de l’honneur et de la justice, et, tout considéré, ce beau résultat ne lui a pas semblé pour vous bien chèrement acheté, car je m’empresse de le déclarer : les lettres de madame de Rastignac ne sont pas compromettantes à fond, et tout y prouve que votre honneur conjugal n’a point reçu d’irrémédiables atteintes. De là suit, monsieur le comte, que, désormais, au moins du côté du colonel, vous êtes hors de tout péril ; Franchessini, quand il m’a fait le sacrifice que je lui demandais, ne s’est pas dissimulé qu’une fois le mari avisé, rien pour lui n’était plus possible et qu’au profit de l’amitié, il dépossédait l’amour des chances les plus brillantes et les mieux dessinées. Je suis donc autorisé à le dire, sa conduite a été parfaitement digne, parfaitement dévouée, enfin ce que vous et moi devions attendre de lui.
» — Et la conclusion de tout ceci ? dit alors M. de Rastignac.
» — La conclusion, répondit M. Saint-Estève, elle ne vous intéresse pas seul ; elle intéresse tout le monde ici, et, avant que j’y arrive, je dois achever d’éclairer M. le comte Maxime de Trailles sur une situation qu’il me paraît méconnaître. Je le supplie donc de conserver le sang-froid qu’il me paraît maintenant avoir recouvré, et de m’interrompre le moins qu’il me sera possible.
» Cela dit, M. Saint-Estève s’approcha du guéridon placé au milieu de la pièce. Là il trouva ce qu’on appelle un verre d’eau, c’est-à-dire une carafe, un sucrier, un verre garni de sa cuillère, le tout réuni sur un plateau.
» — Messieurs, dit-il en se préparant le verre d’eau sucrée de l’orateur, vous permettez ?
» Personne n’ayant répondu, il but une petite gorgée et retourna à M. de Trailles, qui, en effet, était parvenu à se donner l’air de la plus dédaigneuse tranquillité.