La Famille de Germandre/1

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Calmann Lévy (p. 3-26).

I


Les premiers jours de juillet 1808 vinrent s’accomplir au château de Germandre, en Bourbonnais, des événements assez romanesques. C’est de ces trois journées que nous allons essayer de suivre toutes les phases et de tracer un fidèle récit.

Germandre était une terre considérable, de la valeur d’un million tout au moins. L’antique manoir, situé dans un agreste paysage, était somptueusement meublé à l’ancienne mode, sans aucun égard pour celle du moment, qui n’admettait que de pauvres et menteuses imitations des arts grec et romain. On y voyait donc encore des lits à colonnes torses richement sculptés, que le mépris des modernes traitait de corbillards, ou de ces lits François ler montés sur des estrades et dressant jusqu’au plafond leurs dossiers revêtus d’ouate et de satin piqué, véritables monuments qui donnaient l’idée de l’importance des personnages dont ils avaient jadis abrité le sommeil. Dans toutes les chambres, les unes tendues de cuir doré, les autres de tapisseries des plus curieuses, un amateur d’antiquailles (antiquailles était alors un terme de dédain) pouvait s’arrêter longtemps à contempler, entre autres raretés, les tambours des portes et le revêtement des embrasures en bois sculpté avec reliefs dorés, les cheminées enjolivées de figures et de guirlandes dans le goût de la Renaissance les unes en marbre, d’autres en bois ou en pierre, peintes de couleurs si vives, qu’elles semblaient achevées de la veille ; mais surtout les sujets représentés sur les murailles, et qui méritent une mention particulière.

Au temps où le manoir avait été décoré, soit que le propriétaire fût un mari trompé ou un célibataire ennemi du beau sexe, soit que la mode du moment fût tournée à un certain genre de satire, l’unique préoccupation de l’artiste chargé de ce décor avait été de signaler la perversité féminine et de ridiculiser la débonnaireté de l’homme. Ainsi, dans les panneaux des boiseries, on voyait une femme acéphale attendant que deux démons eussent achevé de forger la tête qui lui était destinée. Plus loin, la femme pesait dans une balance une croix, symbole de la vertu et du devoir, et une plume de paon, emblème de frivolité et de vanité mondaine. Le plateau qui contenait la plume emportait entièrement celui qui contenait la croix. Un peu plus loin, armée d’un poignard, la femme s’apprêtait au meurtre de son mari ou de son amant ; ailleurs encore, elle mangeait des cœurs humains. Plus de deux cents de ces représentations attestaient l’amère fécondité d’idées de l’artisan, ou du Mécène qui avait dirigé son ciseau.

Dans le préau, sous les arcades élégantes d’une sorte de cloître, on voyait des fresques curieuses. exécutées d’une manière barbare, et qui représentaient des monstres fantastiques : la bigorne, la chiche-face, sortes de chimères à tête ou à buste de femme qui dévoraient de pauvres mortels vaincus et sanglants. Au-dessous de ces peintures, on lisait des dicts ou légendes rimées en vieux langage et appropriées au sujet : poésies étranges, ironiques, atroces de rancune contre les séductions perfides de la femme, de mépris pour la crédulité stupide des amants. Entre ces fresques disposées en tableaux, des têtes d’animaux cornus, de cerf, de mouflon, de renne, de buffle, sortaient de la muraille au-dessus de médaillons encadrant des dicts du même genre en l’honneur des époux ridicules. Tout cela paraissait à peu près intact ; mais on disait que le dernier possesseur du manoir, mort célibataire dans un âge avancé, avait fait réparer avec soin les sujets et les inscriptions, autant par aversion pour le mariage que par respect pour l’archéologie.

Quant au mobilier, il semblait que la grande destruction révolutionnaire n’eût point passé par là ; et, en effet, elle s’était arrêtée devant la porte, qui conservait ses écussons armoriés et tout le fini de sa décoration architecturale.

Le marquis Symphorien de Germandre, né en 1728, avait été l’aîné de quatre frères, savoir : le comte Jules, qui, sous Louis XV, avait été pourvu d’un régiment et qui avait fait un assez bon mariage ; le baron Antoine, qui avait vécu de divers emplois et pensions ; le chevalier, qui n’eut rien, et l’abbé, qui s’arrangea d’un bénéfice. On voit qu’en vertu du droit d’aînesse, le marquis avait accaparé tout le patrimoine.

Le comte était mort sur l’échafaud révolutionnaire, et le baron dans l’émigration, laissant tous deux des enfants. L’abbé avait jeté le froc aux orties et vivait en bonne intelligence avec sa gouvernante, professant, à l’occasion, des opinions à la hauteur des circonstances, et vivant d’un legs que lui avait fait une de ses tantes. Le chevalier, après un mariage d’amour qui fut heureux malgré la pauvreté, mourut du chagrin d’avoir perdu sa femme, laissant un fils qui n’hérita que de son titre modeste et d’un avoir plus modeste encore.

On voit qu’à l’exception de l’abbé, le marquis de Germandre avait survécu à tous ses frères, et, de ceux-ci, l’abbé seul était vivant ; car, au 1er juillet 1808, on procédait aux funérailles du marquis décédé quinze jours auparavant, dans sa quatre-vingt et unième année. C’était un personnage mystérieux et bizarre que ce marquis. Il n’avait jamais été avare ; mais il avait toujours passé pour égoïste, ne se refusant rien, ne faisant pour les autres que le strict nécessaire, et professant pour règle de conduite que chacun doit se trouver content quand ses ressources sont en rapport avec sa capacité. On devine aisément que sous cette rigide maxime se cachait ou plutôt se révélait l’orgueil d’une intelligence satisfaite d’elle-même. Le marquis n’était pourtant pas un homme de génie. Il était savant, mais savant sans spécialité, à moins qu’on ne veuille appeler ainsi une grande habileté pour certains ouvrages sans utilité aucune, dont nous aurons assez souvent lieu de parler plus tard, et qui avaient absorbé jusqu’à la passion, jusqu’à la monomanie, les dix dernières années de son existence. Chose étrange, et qui n’était pas un des côtés les moins mystérieux de son organisation ou de son humeur, malgré l’orgueil de son nom et de sa fortune, il n’avait jamais songé à se marier, remettant toujours au lendemain ce dérangement dans ses habitudes. Absorbé par des études tantôt sérieuses, tantôt frivoles, et donnant presque toujours la préférence à celles-ci, il avait si bien compliqué sa vie intérieure, il l’avait obstruée de tant de projets, de fantaisies, de curiosités et de spéculations intellectuelles, qu’il n’avait jamais trouvé le temps d’être heureux, et encore moins celui d’être un savant fécond. Il était l’homme des minuties et des argumentations pédantesques, passant six mois à écrire une brochure pour réfuter un mot sans importance dans un vieux ouvrage scientifique dont personne ne se souciait plus ; voulant apprendre des langues perdues qu’il n’avait pas le génie de reconstruire et dont il ne s’appropriait que le cadavre ; chérissant le dispendieux pour sa bourse comme pour son intelligence. Doué d’une grande mémoire, d’une certaine facilité, d’un esprit de contradiction effroyable, d’une patience à toute épreuve sans véritable persévérance, on peut dire qu’il avait l’amour de l’inutile et l’invincible besoin de chercher et de découvrir quelque chose à quoi personne n’eût jamais songé, quelque chose qui n’eût de valeur à ses yeux que parce que la saine raison ne pouvait lui en attribuer aucune. Dans les derniers jours de sa vie et jusqu’à sa dernière heure, ne pouvant plus s’occuper dans son laboratoire, il prenait plaisir à proposer de puériles énigmes à ses médecins et à ses valets. Il n’était plus, le vieux sphinx, mais il avait emporté avec lui la plus terrible de ses énigmes, celle de sa succession ; et c’est pour en avoir enfin le mot que tous ses héritiers, jeunes et vieux, petits et grands, se trouvaient réunis, le 1er juillet, au manoir de Germandre.

Mais n’oublions pas de dire comment la Révolution avait passé sur le manoir et sur le châtelain sans ébranler ni l’un ni l’autre. Longtemps avant l’explosion, le marquis s’était montré peu soucieux des préjugés de sa caste ; il avait su tendre le dos à la tempête sans paraître la redouter. Fin et railleur, il avait fait à propos d’habiles sacrifices d’argent aux ambitions des mauvais meneurs, et d’ergoteuses concessions de principes aux influents de bonne foi, si bien qu’il traversa la Terreur sans émigrer, sans être dénoncé et sans perdre sa fortune.

D’après sa volonté dernière, exprimée devant de nombreux témoins, on avait embaumé son corps, on l’avait exposé dans la chapelle de son château, et on avait donné avis à tous ses parents, à quelque degré que ce fût, de la double solennité à laquelle il les conviait pour ainsi dire de l’autre vie : la cérémonie de ses funérailles dans le caveau de famille et la réunion immédiate dans la grand’salle des audiences, où l’on devait donner lecture de son testament et savoir enfin qui hériterait d’un million en immeubles et de sommes considérables placées chez divers banquiers ou enfouies dans des cachettes mystérieuses.

Car, à propos d’un homme si bizarre, on pense bien qu’il n’était pas de commentaire trop fantastique pour les imaginations surexcitées. On disait et plus d’une vieille femme croyait fermement qu’il avait fait de l’or moyennant un pacte avec le diable. Il s’était repenti sans doute, puisqu’il était mort chrétiennement et avec beaucoup de calme ; mais les trésors, les avait-il rendus à Satan en lui reprenant son âme ? On se réjouissait qu’il eût trépassé dans le sein de l’Église ; mais on n’eût pas été fâché de retrouver les dons infernaux et d’en être l’heureux légataire.

Nul ne pouvait soupçonner les intentions du marquis. Il ne les avait jamais laissé pressentir à personne, traitant avec la même indifférence tous les membres de sa famille, leur venant en aide au besoin dans des proportions très-prudentes, ne permettant à aucun d’eux d’accaparer son temps et de troubler sa solitude, ne répondant jamais à aucune lettre, à moins qu’on ne lui demandât un service, auquel cas il faisait répondre par son premier valet de chambre, pour accorder, quand il le jugeait à propos et toujours dans d’assez sévères limites, la démarche ou le secours qui lui était réclamé. Jamais brutal ni pédantesque dans les courtes épîtres qu’il dictait, il faisait toujours sentir la griffe d’un homme moqueur et méfiant sous la froideur polie d’un cœur insensible, ou désabusé.

Puisque nous avons parlé du premier valet de chambre et qu’il doit forcément jouer un rôle dans cette histoire, on nous permettra d’esquisser rapidement son portrait.

Grand, mal bâti, marqué de la petite vérole jusqu’à en avoir perdu les sourcils, M. Labrêche, qui se faisait appeler M. de Labrêche par les fournisseurs du château, était le type du sot dans toute son extension. Comme il avait une belle écriture et savait faire, à main levée, des parafes en queue d’oiseau, le marquis l’avait employé à recopier ses nombreux manuscrits. À force d’écrire en comptant les lettres et les syllabes, il était arrivé à mettre, de routine, la vieille orthographe de son maître et à pouvoir obéir à la dictée. C’est pourquoi il se regardait comme un homme très-instruit et donnait à entendre aux gens du village qu’il avait fait ses études et connaissait le latin. Plein de son mérite, et s’imaginant de bonne foi que le défunt, qui, par parenthèse, ne l’avait gardé à son service qu’à cause de sa stupidité, lui avait rendu justice, Labrêche ne comptait pas seulement sur ce qu’on appelle un souvenir, mais sur une bonne petite pension qui lui permettrait de satisfaire sa passion pour la nonchalance et la lecture des romans. Il rêvait déjà une maisonnette tranquille avec un serviteur à ses ordres et un arrangement avec les libraires des environs pour avoir tous les ouvrages nouveaux. M. Labrêche rêvait bien aussi d’une compagne selon son cœur ; mais, habitué à lire des aventures de héros et de princesses, il ne pouvait descendre à des personnes de sa condition ; car, avant tout, il voulait être compris.

On pense bien que, le grand jour arrivé, M. Labrêche se leva plus tôt que de coutume. Il procéda à une toilette de deuil d’une élégance recherchée, se couvrit de parfums, noua un immense crêpe à son bras et prit des airs de maître avec les autres valets, enviant, ce jour-là, les fonctions de M. Guillot, le majordome, qui portait l’épée et devait recevoir les arrivants ; s’efforçant d’empiéter sur ses fonctions et se promettant de haranguer quelque peu lorsque celui-ci resterait court, comme cela lui arrivai souvent, dans les compliments de longue haleine.

Le premier qui se présenta fut le chevalier Sylvain de Germandre, avec ses deux enfants, un garçon de douze ans et une fillette de huit, qu’accompagnait une grande villageoise proprement vêtue de deuil. Le chevalier était un des plus proches parents du défunt, le propre fils de son frère. Comme son père, il s’était marié selon son inclination. Il était veuf et âgé de trente-huit ans. C’était un homme de taille et d’apparence médiocres, excessivement timide, mais d’une figure agréable et distinguée. Le majordome alla au-devant de lui et lui demanda poliment qui il était. Le chevalier déclina ses noms et qualités et fut invité à entrer dans le salon en attendant la cérémonie ; mais il préféra se promener dans les jardins, sa timidité lui faisant redouter la rencontre des personnes du monde, avec lesquelles il lui eût fallu faire la conversation.

Quant à Labrêche, ayant vu le chevalier descendre d’une pauvre carriole traînée par une maigre haridelle, il ne daigna pas se déranger et ne s’enquit même pas du nom et de la condition d’un si mince personnage. Il réservait ses frais de toilette et d’éloquence pour des gens plus capables d’en sentir le prix.

Après le chevalier, on vit arriver, sur un beau cheval de bataille, le comte Octave de Germandre, petit-fils de celui qui avait péri sur l’échafaud, petit-neveu du défunt par conséquent ; ses parents s’étaient jetés dans la Vendée ; son père y avait trouvé la mort dans un engagement ; sa mère était morte de chagrin et de misère. Octave, sans ressources et sans instruction, mais tenant de son malheureux père une fierté patriotique bien entendue, n’avait pas voulu chercher fortune au service de l’étranger. Après avoir fait, dès l’âge de treize ou quatorze ans, ses premières armes dans les halliers bretons, il s’était tenu caché, errant, rongeant son frein en silence, ne trouvant pas et ne désirant peut-être guère trouver l’occasion de s’instruire, ne comprenant, ne rêvant que la carrière militaire, et attendant avec impatience qu’un pouvoir stable mît fin à la Révolution et lui permît de servir la France sans trahir ses principes et ses sentiments.

Ce moment arriva, selon lui, au 18 brumaire. Il vit dans Bonaparte l’archange qui écrasait le monstre de l’anarchie, et, se berçant peut-être, avec beaucoup de personnes de sa caste, de l’idée que le premier consul travaillait pour les Bourbons, il prit du service et se distingua rapidement par sa bravoure.

À l’époque où nous le voyons apparaître, Octave de Germandre avait vingt-huit ans, et il était capitaine de chasseurs. Il avait fallu commencer par être soldat, et, d’ailleurs, ce n’était plus le temps des avancements fabuleux où il avait rêvé le grade de général à vingt-cinq ans. Tout s’était régularisé, toutes les individualités tendaient à s’effacer, bon gré mal gré, devant celle de Napoléon, ou à ne plus se dessiner que comme des rôles dictés et limités par sa volonté souveraine. C’était là une déception pour les jeunes gens de l’opinion et de l’humeur d’Octave ; mais ils étaient retenus sous le drapeau français par le point d’honneur et par la nécessité de poursuivre une carrière sans autre issue que l’avancement régulier.

Doué d’une vraie spécialité militaire, ou parent à quelque degré d’une des puissances du jour, Octave eût pu espérer mieux. Il était brave comme un lion ; mais il manquait d’instruction militaire, et, n’ayant pas, de bonne heure, appris à apprendre, il ne cherchait pas à étendre sa capacité. Il était, en outre, d’un caractère assez difficile. Aigri par le malheur dès son jeune âge, et tenant peut-être un peu, par nature, de l’esprit de contradiction du marquis son grand-oncle, il était mécontent de parti pris. Au lendemain d’une victoire, il trouvait toujours à redire ; on eût dû lancer la cavalerie plus tôt ou plus tard, tourner certaine position, attaquer telle autre ; tout le monde avait fait des fautes, et le général en chef plus que tout le monde. Il résultait de là pour lui des discussions, des querelles, des duels et des ennemis. Il avait maltraité plus d’un adversaire et reçu plus d’une blessure, sans compter celles du champ de bataille ; et, malgré d’éminentes qualités et de bons services, il avait mérité l’épithète soldatesque de mauvais coucheur.

En dépit de ces travers et de ces vicissitudes, Octave était un beau et honnête garçon, doué de beaucoup d’esprit naturel, et très-généreux au fond du cœur. Si on eût pu le guérir d’une susceptibilité extrême et d’une envie perpétuelle de reprendre ou de railler, on eût trouvé en lui un grand fonds de franchise et de bonté. S’il avait des ennemis irréconciliables, il avait aussi des amis dévoués ; mais, comme les premiers étaient les plus nombreux et les plus puissants, il risquait fort de n’être jamais ni puissant lui-même, ni véritablement heureux. Les femmes, auxquelles il plaisait d’abord par sa jolie figure et sa belle prestance, arrivaient vite à se méfier de sa méchante langue ou de ses dépits amers, exagérés en outre par les officiers de son régiment, ses rivaux naturels auprès du beau sexe.

Labrêche, qui avait mis sur le programme de sa journée le projet de se faire bien venir de tous les prétendants à l’héritage, dans l’espoir d’être récompensé de ses soins par l’heureux légataire, ne laissa point passer inaperçue l’arrivée du brillant officier. Il lui offrit ses services avec un mélange de platitude et de familiarité qu’il crut tout à fait propre à gagner son cœur. Mais le jeune comte l’en récompensa par de tels quolibets sur son ton et sa figure, que Labrêche crut comprendre qu’on se moquait de lui, et, sans en rien faire paraître, il se sentit des velléités de vengeance.

Octave était beaucoup plus pressé de voir reluire ses bottes et d’endosser son joli uniforme de grande tenue que d’écouter pérorer ce prétentieux subalterne. Quand son chasseur l’eut aidé à se faire aussi beau que pour la parade, il courut se regarder de la tête aux pieds dans une des grandes glaces du salon, moitié content, moitié inquiet de lui-même. Octave ne tirait pas une sotte vanité des avantages de sa personne ; mais il avait, pour être agréable et séduisant ce jour-là, des motifs assez sérieux : Hortense allait arriver !

Hortense de Sévigny, née de Germandre, était la fille du baron, second frère du marquis, celui qui était mort dans l’émigration après avoir épousé, à cinquante ans passés, une jeune Polonaise sans fortune. Née et élevée en Pologne, Hortense s’était mariée, elle aussi, à seize ans, avec un émigré riche et âgé, le comte de Sévigny, qui ne l’avait pas rendue fort heureuse. Veuve à dix-huit ans, elle avait décidé sa mère à venir habiter cette patrie inconnue dont elle avait toujours rêvé. Elle avait vingt ans en 1808, et c’était une des plus jolies femmes de l’époque. Son mari lui avait légué quelque chose comme vingt mille livres de rente, dont elle avait placé le capital sur la Banque de France. Ce n’était pas de quoi mener un grand train dans un temps de luxe ; mais c’était de quoi vivre selon ses goûts, avec une modeste élégance.

Gracieuse et spirituelle, très-douce et très-sensible, Hortense n’était pas coquette. Elle se savait charmante et ingénument se sentait très-heureuse d’être admirée. Mais son rêve était d’être aimée fidèlement et de faire un mariage d’inclination. Elle était prête à sacrifier au bonheur vrai tous les succès et tous les plaisirs du monde. Elle était enthousiaste des romans de madame de Staël, et, sans viser à être une femme supérieure comme Corinne ou Delphine, elle portait dans son âme tous les sentiments généreux que l’écrivain de génie avait pris en elle-même pour en parer ses héroïnes.

Elle était dans ces idées lorsque, six mois avant la mort du marquis, son cousin Octave vint en congé à Paris, où elle-même était installée. Elle était un peu en réaction contre les idées arriérées de son défunt mari ; mais elle aimait les Français de son temps, c’est-à-dire la gloire, le poëme des exploits guerriers ; elle partageait l’enivrement de la France. Octave lui sembla très-intéressant, pauvre et fier sous son uniforme, avec une jolie petite cicatrice au front et un bras en écharpe. Il n’y avait point là de perfide camarade pour lui dire que, si une des blessures avait été reçue en Espagne au champ d’honneur, l’autre était la conséquence d’une mauvaise plaisanterie. Elle pensa tout de suite qu’une belle action à faire serait de donner sa main, son cœur et ses vingt mille livres de rente à ce proche parent malheureux et digne, spirituel et beau. Elle en parla à sa mère, qui était sa meilleure amie.

— L’aimez-vous ? répondit l’aimable Polonaise, qui, tout en parlant du véritable amour avec beaucoup de charme, avait toujours été fort positive au fond de l’âme.

— Si je l’aime ? répondit Hortense, qui ne s’était pas beaucoup interrogée elle-même avant de consulter son oracle. Attendez, maman ; je n’en sais rien ! Je ne le connais pas ; mais il me semble que je voudrais l’aimer, afin d’épouser un homme malheureux dont je serais le bon ange.

Madame de Germandre ne ressentait pas beaucoup de sympathie pour Octave. Il avait trop laissé voir, dès le premier jour, qu’une femme de quarante ans n’était plus jeune à ses yeux, et madame de Germandre voulait, sinon des hommages, du moins des égards pour ses charmes encore réels. Elle avait ouï dire, en outre, qu’Octave était duelliste et un peu joueur. Connaissant bien le cœur féminin, elle ne voulut point dissuader sa fille de ce mariage. Tout au contraire, elle la força d’y songer un peu plus qu’elle ne s’y sentait portée. Elle feignit de prendre au sérieux la fantaisie d’un moment, et encouragea les visites du cousin, au lieu de les craindre.

C’était jouer gros jeu, car Octave avait des côtés fort séduisants ; mais madame de Germandre connaissait la délicatesse des goûts et des impressions de sa fille. Hortense, au bout de quelques entrevues, commença à trouver son cousin un peu frondeur et irritable. Elle s’en effraya, et le vit avec une émotion décroissante. Quand, au bout de quelques semaines, il rejoignit son régiment en garnison à Blois, elle éprouvait encore pour lui une généreuse sollicitude ; mais elle n’avait aucun désir d’associer son existence à la sienne, et, quand sa mère lui demanda où elle en était :

— Je devrais et je voudrais l’aimer, répondit-elle ; mais j’ai beau exhorter ma conscience de sœur et d’amie, je ne me réconcilie pas encore avec ses défauts.

Octave, malgré tout son esprit, n’avait pas bien compris la situation. Il avait pénétré assez habilement, dans le principe, l’effet produit par sa figure et les malheurs de sa jeunesse sur la sensible Hortense. Il s’était un peu enflammé à l’idée d’un mariage si sortable et si avantageux. Il avait conçu pour sa cousine beaucoup de sympathie et de reconnaissance, et elle était assez belle pour être vivement désirée. Mais tout cela n’était pas l’amour que rêvait Hortense. Octave, à force de juger et de dénigrer toutes gens et toutes choses, était devenu incapable d’enthousiasme ; et l’habitude de railler même ce qu’il aimait le mieux était si forte en lui, qu’il ne pouvait s’en défendre avec personne. Il eut des mots chagrins sur la frivolité des femmes en général, sur la puérilité de leurs goûts, sur leur dissimulation naturelle ; il en eut de trop spirituels sur les dangers du mariage et sur le ridicule des maris trop dociles. On eût dit qu’il avait hérité de quelque ancêtre la haine ou la crainte du lien conjugal. Tout ceci blessa Hortense sans qu’il s’en aperçût ; et, comme elle riait de ses sarcasmes, il crut lui plaire par sa triste gaieté, et il fit fausse route.

Au moment où nous l’avons vu achever sa toilette, Hortense arrivait en chaise de poste avec sa mère, et, comme l’abbé ne se fit pas attendre, les héritiers légitimes et directs se trouvèrent réunis à neuf heures du matin dans le château.

L’abbé était un bel homme joufflu, gras, luisant, poudré, superbe à voir. Privé de son bénéfice et n’ayant jamais reçu les ordres, il avait dépouillé son titre avec plaisir pour ne point rendre choquante la liberté de son langage et de ses mœurs. C’était un parfait égoïste, fort aimable, assez adroit, sachant nager entre deux eaux, dire du mal de la Révolution avec ceux qu’elle avait froissés, et du mal de l’ancien régime avec ceux qui, comme lui, n’avaient point lieu de le regretter.

Ayant vécu en Normandie depuis plusieurs années, il ne connaissait ni Hortense ni Octave. Il les aborda en leur tendant les bras avec un air de désintéressement et d’amitié qui n’était peut-être pas bien sincère, mais qui avait tout le charme de l’apparence.