La Femme (Michelet)/II/I

La bibliothèque libre.


PREMIÈRE PARTIE


DE L’ÉDUCATION



I

LE SOLEIL, L’AIR ET LA LUMIÈRE


Un illustre observateur affirme que nombre d’êtres microscopiques, qui, tenus à l’ombre, restent végétaux, s’animalisent au soleil et deviennent de vrais animaux. Ce qui est sûr, incontesté, accepté de tout le monde, c’est que, loin de la lumière, tout animal végète ; que le végétal n’arrive guère à la floraison, et que la fleur reste pâle, languissante, avorte et meurt.

La fleur humaine est, de toutes, celle qui veut le plus de soleil. Il est pour elle le premier et le suprême initiateur de la vie. Comparez l’enfant d’un jour qui n’a connu que les ténèbres, avec l’enfant d’une année ; la différence est énorme entre ce fils de la nuit et ce fils de la lumière. Le cerveau de ce dernier, mis en face de celui de l’autre, offre le miracle palpable d’une transfiguration complète. On ne s’en étonne pas quand on voit que dans le cerveau l’appareil de la vision tient à lui seul plus de place que tous les organes des sens réunis. La lumière inonde la tête, la traverse de part en part jusqu’aux nerfs, profonds, reculés, d’où sort la moelle épinière et tout le système nerveux, tout l’appareil de la sensibilité et du mouvement. Même au-dessus des conduits optiques où la lumière circule, la masse centrale du cerveau (la couronne rayonnante) semble encore en être pénétrée et sans doute en tient ses rayons.




Le premier devoir de l’amour, c’est de donner à l’enfant, et aussi à la jeune mère, hier enfant, chancelante, ébranlée par l’accouchement, fatiguée de l’allaitement, beaucoup, beaucoup de lumière, la salubrité, la joie d’une bonne exposition, que le soleil égaye de ses premiers regards, qu’il aime et regarde longtemps, tournant autour, à midi, même à deux heures, s’il se peut, l’échauffant, l’illuminant encore, ne la quittant qu’à regret.

À ceux qui vivent du monde, de la vie artificielle, laissez la splendeur des appartements tournés vers le soir. Les rois, les grands, les oisifs, ont cherché, dans leurs Versailles, l’exposition du couchant qui glorifiait leurs fêtes. Mais celui qui sanctifie la vie par le travail, celui qui aime et met sa fête dans l’enfant et la femme aimés, celui-là vit le matin. À lui-même il assure la fraîcheur des premières heures où la vie, tout entière encore, est énergique et productive. À eux, il donne la joie, la prime fleur de gaieté qui enchante toute la nature dans le bonheur de son réveil.

Que comparer à la grâce innocente et délicieuse de ces scènes du matin, lorsque le bon travailleur ayant prévenu le soleil, le voit qui, sous les rideaux, vient admirer la jeune mère et l’enfant dans le berceau ? Elle est surprise, elle s’étend : « Quoi ! si tard ! » — Elle sourit : « Oh ! que je suis paresseuse ! » — « Ma chère, il n’est que cinq heures. L’enfant t’a souvent réveillée ; je te prie, dors une heure encore. » Elle ne se fait pas trop prier, et les voilà rendormis.

Fermons, doublons les rideaux, et baissons la jalousie. Mais le jour, dans sa triomphante et rapide ascension, ne se laisse pas exclure. Un charmant combat s’établit entre la lumière et l’ombre. Et ce serait bien dommage si l’on refaisait la nuit. Quel tableau on y perdrait ! Elle, penchée vers l’enfant, elle arrondit sur sa tête la courbe d’un bras amoureux… Un doux rayon cependant parvient à s’insinuer. Souffre-le, laisse autour d’eux cette touchante auréole de la bénédiction de Dieu.




J’ai parlé dans un de mes livres, d’un arbre fort et robuste (c’était un châtaignier, je crois) que j’ai vu vivre sans terre, et de l’air uniquement. Nous suspendons dans des vases certaines plantes élégantes qui végètent également sans aliment que l’atmosphère. Nos pauvres cultivateurs ne leur ressemblent que trop. Leur très-faible nourriture, qui la supplée ? Qui leur permet de faire, si peu nourris, des travaux si longs, si rudes ? La perfection de l’air où ils vivent et la puissance qu’il leur donne de tirer de cette alimentation tout ce qu’elle a de nutritif.

Eh bien ! toi qui as le bonheur d’élever et de nourrir ces deux arbres du paradis, la jeune femme qui vit en toi, et son enfant qui est toi, — songe bien que, pour qu’elle vive, qu’elle fleurisse et alimente le cher petit de bon lait, il faut lui assurer d’abord l’aliment des aliments, l’air vital. Quel malheur serait-ce, quelle triste contradiction, de la mettre, ta pure, ta chaste et charmante femme, dans la dangereuse atmosphère qui flétrirait son corps, son âme ! — Non, ce n’est pas impunément qu’une personne délicate, impressionnable et pénétrable, recevra le fâcheux mélange de cent choses viciées, vicieuses, qui montent de la rue à elle, le souffle des esprits immondes, le pêle-mêle de fumées, d’émanations mauvaises et de mauvais rêves qui plane sur nos sombres cités !

Il faut faire un sacrifice, mon ami, et à tout prix, les mettre où ils puissent vivre. S’il se peut, sors de la ville. — Tu verras moins tes amis ? Ils feront bien un pas de plus, si ce sont de vrais amis. — Tu iras peu au théâtre ? On en désire moins les plaisirs (agitants et énervants), quand on a à son foyer l’amour, ses joies rajeunissantes, sa Divine Comédie. — Tu perdras moins de temps le soir à traîner dans les salons, à jaser. En récompense, le matin, frais, reposé, tout ce que tu n’auras pas dépensé en vaines paroles, tu le mettras en travail, en œuvres solides de résultats durables qui ne s’envoleront pas.




Je veux un jardin, non un parc ; un petit jardin. L’homme ne croît pas aisément hors de ses harmonies végétales. Toutes les légendes d’Orient commencent la vie dans un jardin. Le peuple des forts, des purs, la Perse, met le monde d’abord dans un jardin de lumière.

Si tu ne peux quitter la ville, loge aux étages les plus hauts. Plus heureux que le premier, le cinquième et le sixième se font des jardins sur les toits. Tout au moins, la lumière abonde. J’aime que ta jeune femme enceinte ait une vaste et noble vue, dans les rêveries de l’attente, pendant tes longues heures d’absence. J’aime que les premiers regards de l’enfant, lorsqu’on le tiendra au balcon, tombent sur les monuments, sur les effets majestueux du soleil qui tourne autour et leur donne aux heures différentes des aspects si divers. Quand on n’a pas sous les yeux les montagnes, les hauts ombrages, les belles forêts, on reçoit des grands édifices (où est la vie nationale, l’histoire en pierres de la Patrie) des émotions précoces dont la trace subsiste toujours. Les petits enfants ne savent le dire, mais, de bonne heure, leur âme vibre aux effets de l’architecture, ainsi transfigurée. Tel rayon, tel coup de lumière qui, à telle heure, frappe un temple, leur reste à jamais présent.

Pour moi, je puis affirmer que rien dans ma première enfance ne me fit plus d’impression que d’avoir vu une fois le Panthéon entre moi et le soleil. C’était le matin. L’intérieur, révélé par ses vitraux, rayonnait comme d’une gloire mystérieuse. Entre les colonnes légères du charmant temple ionique, si énormément élevé sur les grands murs austères et sombres, l’azur circulait, mais rosé d’une inexprimable lueur. Je fus saisi, ravi, atteint, et plus que je ne l’ai été de très-grands événements. Ils ont passé ; cette lueur me reste et m’illumine encore.