La Femme (Michelet)/II/II

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II

DE L’ÉCHANGE DU PREMIER REGARD ET DU
COMMENCEMENT DE LA FOI


Le divin ravissement du premier regard maternel, l’extase de la jeune mère, son innocente surprise d’avoir enfanté un Dieu, sa religieuse émotion devant ce merveilleux rêve, qui est si réel pourtant, c’est ce qu’on voit tous les jours, mais ce qui semblait impossible à peindre. Corrége a su le saisir, inspiré de la nature, libre de la tradition, dont jusqu’à lui l’art était contenu et refroidi.

Il y a des spectateurs autour du berceau, et cependant la scène est solitaire, toute entre elle et lui qui sont la même personne. Elle le regarde frémissante. D’elle à lui, de lui à elle, un rayonnement électrique se fait, un éblouissement, qui les confond l’un avec l’autre. Mère, enfant, c’est même chose dans cette vivante lumière qui rétablit leur primitive, leur si naturelle unité !

Si elle n’a plus le bonheur de le contenir palpitant au fond de son sein, en récompense elle a cet enchantement, cette féerie, de l’avoir en face d’elle sous son avide regard. Penchée sur lui, elle tressaille. Jeune et innocente qu’elle est, par les signes les plus naïfs elle révèle sa jouissance de s’assimiler par l’amour ce fruit divin d’elle-même. Naguère, il s’est nourri d’elle ; maintenant elle se nourrit de lui, l’absorbe, le boit et le mange. Échange délicieux de la vie ; l’enfant la donne et la reçoit, absorbant sa mère à son tour, comme lait, comme chaleur et lumière.

Grande, très-grande révélation. Ce n’est pas ici un vain spectacle d’art et de sensibilité, simple volupté du cœur et des yeux. Non, c’est un acte de foi, un mystère, mais non absurde, la base sérieuse et solide de religion, d’éducation, sur lequel va s’élever tout le développement de la vie humaine. Quel est ce mystère ? Le voici :

Si l’enfant n’était pas Dieu, si le rapport de la mère à lui n’était pas un culte, il ne vivrait pas. — C’est un être si fragile, qu’on ne l’eût jamais élevé s’il n’eût eu dans cette mère la merveilleuse idolâtrie qui le divinise, qui lui rend doux et désirable, à elle, de s’immoler pour lui. Elle le voit beau, bon et parfait. Et ce serait peu dire encore, elle le voit comme idéal, comme absolu de beauté et de bonté, la fin de la perfection.

Dans quel étonnement douloureux tomberait-elle si quelque esprit chagrin, quelque malencontreux sophiste, se hasardait à lui dire que « l’enfant est né méchant, que l’homme est dépravé avant de naître, » et tant de belles inventions philosophiques ou légendaires ! Les femmes sont douces et patientes. Elles font la sourde oreille. Si elles avaient cru cela, si un seul moment elles avaient pris ces idées au sérieux, tout eût été bientôt fini. Incertaines et découragées, elles n’auraient pas mis leur vie toute dans ce berceau ; l’enfant négligé eût péri. Il n’y eût pas eu d’humanité ; l’histoire eût été finie dès ses premiers commencements.




Dès que l’enfant voit la lumière et se voit dans l’œil maternel, il reflète, instinctivement il renvoie le regard d’amour, et dès lors, le plus profond et le plus doux mystère de vie vient de s’accomplir entre eux.

Le temps y ajoutera-t-il ? Peut-elle croître, la béatitude d’un si parfait mariage ? Par une seule chose peut-être, c’est que tous deux l’aient compris ; que lui il se dégage de l’immobilité divine, agisse et veuille correspondre, aille à elle de tout son petit cœur, qu’il ait l’élan de se donner.

Ce second moment de l’amour et de la foi mutuelle, est saisi dans une œuvre unique, que la France possède au Louvre. L’auteur, Solari (de Milan), se survit par ce seul tableau ; tous les autres ont péri. Il avait vécu longues années chez nous, et il eut le double sens, l’âme des deux nations sœurs. Autrement eût-il trouvé l’exquis de la vie nerveuse, son délicat frémissement ?

Ici, point d’effet magique, point de mystérieux combat entre la lumière et la nuit. Au grand jour, sans artifice, sous un arbre, dans un paysage agréable et médiocre, une mère et son enfant ; rien de plus. Même çà et là, la crudité de tel ton (effet des restaurations ?) blesse les yeux. Et comment le cœur est-il si troublé ?

La jeune mère, fine et jolie, singulièrement délicate, veut bien plus qu’elle ne peut. Non que son sein manque de lait ; il est beau de sa plénitude, beau de tendresse visible et d’un doux désir d’allaiter. Mais si frêle est cette personne charmante ! On se demande comment elle nourrira la belle source, sinon de sa propre vie.

Qui est-elle ? Une fleur italienne, chancelante, un peu épuisée ? ou une nerveuse Française (je le croirais bien tout autant). La nation du reste paraît ici bien moins que l’époque. C’est le temps cruel des guerres, des misères, où l’art sentit, exprima l’attrait pénétrant que la douleur donne à la grâce, ces sourires de femmes souffrantes qui s’excusent de souffrir et voudraient ne pas pleurer.




Le bel et puissant enfant, la magnifique créature, sur qui celle-ci se penche, repose sur un coussin. À peine elle pourrait le porter. Frappante disproportion, qui n’a ici nul sens mystique. Mais l’enfant est de grande race, d’un père qui sans doute appartint aux temps héroïques encore. Et elle, la toute jeune mère, elle est de l’âge souffrant, affaibli et affiné de l’Italie du Corrége. Dernière goutte d’élixir divin, sous le pressoir de la douleur.

Notez aussi qu’aux mauvais temps, la mère, quoique mal nourrie, allaite longtemps son enfant. Et plus il a de connaissance, plus il trouve cela très-doux et moins il veut y renoncer. Elle, elle n’a pas la force de ce grand détachement. Elle s’épuise, elle le sent ; mais elle ira tout de même, tant qu’elle en aura une goutte. Elle s’épuise, elle mourra pour ne pas faire pleurer l’enfant.

Celle de Solari dit trois choses.

Faible qu’elle est, ne donnant pas son superflu, mais plutôt son nécessaire, sa substance, elle n’en sourit pas moins, et dit avec passion : « Bois, mon enfant ! bois, c’est ma vie ! »

Mais soit que le charmant enfant, d’une innocente avidité, ait un peu blessé ce beau sein, soit que la succion puissante retentisse à la poitrine et tire ses fibres intérieures, elle a souffert, elle souffre. N’importe, elle dit encore : « Jouis, bois… C’est ma douleur. »

Et cependant le lait qui monte, qui gonfle et qui tend le sein, sort et se plaît à couler. La douleur, se taisant, fait place à un doux engourdissement qui n’est pas sans quelque charme, comme celui du blessé qui se plaît à voir écouler sa vie. Mais ici c’est un bonheur ; si elle diminue en elle, elle se sent augmenter en lui. Elle en éprouve un étrange et profond ébranlement jusqu’aux sources de son être, et dit : « Bois, c’est mon plaisir ! »




Lui, son invincible puissance qui fait que, quoi qu’il advienne, elle ne peut plus s’en détacher, c’est que, la connaissant, l’aimant, il est, et de sa vie physique, et déjà de son jeune cœur, tout en elle, en elle absorbé.

Amour qui peut sembler calme, dans l’innocence de cet âge, et qui n’est pas, comme celui de sa mère, aiguisé de toutes les flèches de délices et de douleurs, mais fort de sa grande unité. S’il pouvait dire, il dirait : « Toi seule es mon infini, mon monde absolu et complet ; rien en moi qui ne soit de toi, et qui ne veuille aller à toi… Je ne sais si je vis, mais j’aime ! »

L’Inde symbolise le cercle de la vie parfaite et divine par l’attitude d’un Dieu qui de la main se prend le pied, se concentre et se forme en arc. Ainsi font souvent les petits enfants, ainsi fait celui-ci, doucement soulevé au sein. Elle l’aide à aller à elle. Mais lui, il le veut tout autant, y fait ce qu’il peut. Par ce mouvement gracieux, charmant, d’instinct naturel où l’on sent poindre pourtant l’élan voulu de la tendresse, il ramasse tout son corps, bande en arc toute sa personne, aussi grande qu’elle puisse être et sans en réserver rien. Il se fait un, pour s’offrir et se donner tout entier.