La Femme (Michelet)/III/XIV

La bibliothèque libre.


XIV

SUITE. — OFFICES DE LA NATURE


Les deux côtés légitimes, raisonnables, de la religion, sont marqués dans les tendances de l’homme et de la femme, représentés par chacun d’eux. L’homme sent l’infini par les Lois invariables du monde qui sont les modes de Dieu. La femme dans la Cause aimante et le Père de la Nature qui l’engendre de bien en mieux. Elle sent Dieu par ce qui en est la vie, l’âme et l’acte éternel : l’amour et la génération.

Sont-ce des points de vue contradictoires ? point du tout. Les deux s’accordent en ceci, que le Dieu de la femme, Amour, ne serait pas Amour, s’il n’était l’Amour pour tous, incapable de caprice, de préférence arbitraire, s’il n’aimait selon la Loi, la Raison et la Justice, c’est-à-dire selon l’idée que l’homme a de Dieu.

Ces deux colonnes du temple sont si profondément fondées, que personne n’y portera atteinte. Le monde alterne pourtant. Parfois, il ne voit que les Lois, parfois il ne voit que la Cause. Il oscille éternellement entre ces pôles religieux, mais il ne les change pas.

La science pour le moment n’étant pas centralisée, comme elle le sera bientôt, beaucoup ne voient que les Lois, et oublient la Cause aimante, imaginant que la machine pourrait aller sans moteur. Cet oubli fait la triste éclipse religieuse dont nous sommes assombris. Elle ne peut durer beaucoup. La belle lumière centrale qui fait toute la joie du monde reparaîtra. Nous reprendrons le sentiment de la Cause aimante, pour le moment, affaibli.

Non, des lois ne sont pas des causes. Que nous serviraient nos progrès, si nous ne reprenions le sens de la causalité et de la vie ?

Il n’y a ni gaieté, ni bonheur ici-bas, hors l’idée de production. Je l’ai dit pour les enfants. On ne peut les développer et les rendre heureux qu’en les faisant créateurs. Eh bien, de leur petit monde, étendons cela au grand. Quand vous le sentez immobile, quand vous n’y percevez plus la chaleur vitale, un grand ennui saisit le cœur. Nous ne redeviendrons heureux qu’en retrouvant le sentiment du grand mouvement fécond, quand, libres et pourtant soumis à la haute Raison aimante, ouvriers de l’Amour créateur, nous créerons aussi dans la joie.




Ce mot était nécessaire pour nous introduire au plus intime intérieur de l’homme et de la femme, dans leur duo religieux, où chacun fait une partie différente et fort délicate, chacun craignant de blesser l’autre. Car ils ne savent pas communément combien au fond ils s’accordent. De là ces tâtonnements, ces hésitations pleines de craintes, ce léger débat de deux âmes qui réellement n’en font qu’une. Jamais le jour devant témoins ne se fait cette douce lutte. Il faut que les enfants dorment, même que la lumière soit éteinte. C’est la dernière pensée de l’oreiller.

Mais, quoique tous les deux soutiennent un côté vrai et sacré de la religion (lui, les lois, elle, la cause), il y a cette grande différence qu’en Dieu l’homme sent plutôt ses modes, ses manières d’agir, la femme son amour, qui sans cesse fait son action. Elle est plus au sanctuaire de Dieu, j’allais dire, plus près de son cœur.

Ayant l’Amour à ce point, elle a tout, et comprend tout. Elle monte, descend comme elle veut tous les tons de ce clavier immense, dont l’homme n’a le plus souvent que des notes successives. Elle traduit à volonté toutes les manifestations naturelles de Dieu, du grave au doux, du fort au tendre. Elle est souveraine maîtresse dans cet art divin, et elle l’enseigne à l’homme… « Où donc, dit-il, puisa-t-elle tout cela ? où prend-elle ce trésor des choses amoureuses, ce torrent d’enchantements ? » — Où ? mais dans ton propre amour, dans celui qu’elle a pour toi, dans les richesses réservées d’un cœur que nulle effusion, nulle génération ne soulage assez. Un monde en sort tous les jours, et l’infini reste encore.




Si simple en tout, si modeste, qu’elle est pourtant supérieure ! Tandis que toi, l’œil attaché à la terre, à ton travail, tu vas aveugle, jour par jour, sans mesurer la voie du temps ; — elle, elle en sent bien mieux le cours. Elle lui est harmonisée. Elle le suit heure par heure, obligée de prévoir pour toi, pour ton besoin, pour ton plaisir, pour tes repas, pour ton repos. À chaque moment son devoir, mais aussi sa poésie. De mois en mois, avertie par la souffrance d’amour, elle scande le temps, en suit le progrès, la marche sacrée. Quand sonnent les grandes heures de l’année, aux passages des saisons, elle entend le chant solennel qui sort du fond de la Nature.

Celle-ci a son rituel, nullement arbitraire, qui de lui-même exprime la vie de la contrée dans ses immuables rapports avec la grande vie divine. On ne touche pas aisément à cela. La tradition, l’autorité qui impose à un peuple les rites de l’autre, n’opérerait rien au fond que désharmonie, dissonance. Les chants du haut Orient, si beaux, sont discordants en Gaule. Celle-ci a son chant d’alouette qui n’en monte pas moins à Dieu.

Notre aurore n’est pas une aurore d’Amérique ou de Judée. Nos brouillards ne sont pas les brumes pesantes de la Baltique. Eh bien, tout cela a sa voix. Ce climat, ces heures, ces saisons, cela chante à sa manière. Elle l’entend bien, ta femme, ta fine oreille de France. Ne l’interroge pas pourtant ; elle dirait le chant convenu. Mais, lorsque seule au ménage, un peu triste de ton absence, et travaillant doucement, dans son bonheur mélancolique, elle commence à demi-voix, elle trouve, sans l’avoir cherché, la chose naïve et sainte, le vrai psaume du jour et de l’heure, ses humbles vêpres à elle, un chant du cœur pour Dieu, pour toi.

Oh ! qu’elle sait bien les fêtes, les vraies fêtes de l’année ! Laisse-la te conduire en cela. Elle seule sent les jours de la grâce où le ciel aime la terre, les hautes indulgences divines. Elle les sait, car elle les fait, elle l’aimable sourire de Dieu, elle la fête et le noël, l’éternelle pâque d’amour, dont vit et revit le cœur.




Sans elle, qui voudrait du printemps ? Que cette chaleur féconde dont fermente alors toute vie serait pour nous maladive, sombre ! Mais qu’elle soit avec nous, alors c’est un enchantement.

Émancipés de l’hiver, ils sortent. Elle a sa robe blanche, quoique le soleil puissant soit encore neutralisé par moments d’un peu de bise. Tout est vie, mais tout est combat. Sur la prairie reverdie, les petits jouent et se battent ; chevreaux contre chevreaux essayent leurs cornes naissantes. Les rossignols, qui sont venus quinze jours avant leurs maîtresses, règlent par des duels de chant le droit qu’ils auront à l’amour.

Dans cette lutte gracieuse d’où l’harmonie va sortir, elle apparaît, elle, la paix, la bonté, la beauté… Ô vivante joie du monde !… Elle avance, son tendre cœur se partage, est à deux choses. On lui parle de deux côtés. Ses enfants courent aux fleurettes, en rapportent les mains pleines, crient : « Maman ! voyez ! voyez ! » — Plus près d’elle, à son oreille, quelqu’un lui parle plus bas, et elle sourit aussi… C’est qu’on n’est pas impunément au bras de la charmante femme, si près de son sein, de son cœur. Bat-il fort ? bien doucement ; elle n’est pas insensible, elle entend tout, bonne et tendre ; elle veut tant qu’ils soient tous heureux ! Elle répond tour à tour : « Oui, mes petits…. Oui, mon ami. » — À eux : « Jouons. » — Et à lui : « Oh ! tout ce que tu voudras ! »

Mais, dans son extrême bonté qui la rend tout obéissante, et faible à ses enfants même, qui saurait la regarder verrait, derrière son sourire, un à parte méditatif. Il pense à elle, elle à Dieu.




Cela revient encore plus tendre, plus ardent, à la jolie fête des fleurs des champs, aux travaux de la fenaison. Elle aussi, elle est venue, comme les autres, avec son râteau, et elle veut aussi travailler. Mais, toute belle qu’elle est toujours, elle a pris un luxe aimable de formes qui renouvelle sa fraîcheur et l’appesantit un peu. Sa blanche et abondante gorge, où ses enfants ont bu la vie, ces trésors que celui même qui sans doute les connaît le mieux couve pourtant du regard, tout cela rend la chère femme un peu lente, un peu paresseuse. On la voit bientôt fatiguée ; on lui défend de travailler. Mais on travaille pour elle. Ses enfants, gais et heureux, son mari tout ému d’elle, ne peuvent rencontrer des fleurs sans les rapporter, les donner à la souveraine rose. On en remplit son tablier, on en charge son sein, sa tête. Elle disparaît sous la pluie odorante : « Assez ! assez ! » Mais qui l’écoute ? Elle a peine à y voir encore, et ne peut plus se défendre. Elle est enveloppée d’eux, et submergée de caresses, noyée de baisers, de fleurs.




La chaleur est déjà forte. Ces ardeurs ne laissent pas de l’inquiéter, la tendre épouse. Les trois mois qui vont se passer, de la fenaison aux vendanges, sont pesants, terribles à l’homme. Celui qui travaille des bras, et l’ouvrier de la pensée, sont frappés également. Il frappe durement, fortement au cerveau, le puissant soleil. Et cela, de deux façons. En même temps qu’il nous soustrait une si grande partie de nos forces, il augmente le désir. L’homme faiblit par la saison, il faiblit par le travail, faiblit par les jouissances. Elle le sent, elle le craint. Elle hasarde un mot de sagesse, un mot de vraie religion. À ce temps où Dieu fait son œuvre, accomplit dans chaque année la nourriture du genre humain, ne réclame-t-il pas l’emploi exclusif des forces de l’homme ?

Mais cela n’est pas bien pris. On devient froid, on s’irrite. Que de saintes ruses il lui faut pour se sevrer elle-même ! Fuites charmantes, humbles prières pour éluder, ajourner. L’inexorable Juillet arrive, et en même temps les fêtes de la moisson, le triomphe de l’année, le banquet de la plénitude. Tout est gai, fort et puissant. L’aiguillon de la chaleur, comme un trait de guêpe, irrite. Elle semble un peu malade, et, comme telle, obtient grâce, se fait un tout petit lit près du berceau des enfants.




Heureux automne ! temps promis de bonheur et d’indulgence ! La fin des travaux arrive. L’amour, qui, aux mois meurtriers, faisait la guerre à l’amour, peut enfin laisser la prudence et suivre l’élan du cœur. On ne lui dira jamais, à celui qui s’irritait de ces refus, à qui ils ont le plus coûté.

Elle, elle n’a qu’une parole. Elle revient à lui tout entière. Au jour marqué par la promesse, il en veut l’accomplissement. « Mais, mon ami, le travail ne doit-il point passer avant ? Ce temps gris, léger, voilé des gazes d’un brouillard transparent, est si joli pour la vendange ! Hâtons-nous. Un doux soleil pâle qui va percer tout à l’heure, jetant un dernier regard sur la grappe ambrée, en ôtera la rosée. C’est le moment de cueillir. Bien entendu que, ce soir, nous ne nous séparerons plus. Il fait moins chaud, je te reviens, et je veux me réfugier auprès de toi pour l’hiver. »

Ceci, c’est la joie de tous. Les singes, en certains pays, les ours, s’enivrent de raisin. Comment l’homme pourrait-il n’avoir pas la tête ébranlée ? L’ivresse a déjà saisi celui-ci avant d’avoir bu. Elle le calme. « Doucement, doucement… Donnons-leur le bon exemple, et travaillons, nous aussi. »

Nulle occasion plus aimable de fraterniser. Tous sont égaux en vendange, et la supériorité n’est qu’aux bons travailleurs. C’est un grand bonheur pour elle de faire avec tout un peuple la Cène de l’amitié ! Que tous viennent, et même encore ceux qui n’ont rien fait, s’ils veulent. Elle en sera reconnaissante. Elle connaît le village, et sait bien ceux qui lui manquent. « Et celui-là ? — Il est malade. — Eh bien, on lui enverra. — Tel autre ? — Il est en voyage. » Elle s’informe ainsi de tous, voulant les avoir ensemble, les rapprocher, les réunir.

La place est grande heureusement, un de ces amphithéâtres de collines, comme en ont certains vignobles qui de haut voient la mer. Le temps est doux. On peut manger en plein air. Un vent tiède règne et favorise le départ des voyageurs ailés qui traversent le ciel. Le jour est court ; quoique peu avancé encore, il semble déjà incliner vers la mélancolie du soir.

Jamais elle n’a été plus belle. Ses yeux rayonnent d’affectueuse douceur. Chacun sent qu’il est vu d’elle, bien voulu, qu’elle pense à lui, à tous. Son tendre regard bénit toute la contrée.

Sa fille lui avait tressé une délicieuse couronne de pampre vert, de délicat héliotrope lilas et de rouge verveine. Couronne royale et féminine qui de loin embaumait l’air. Elle la repoussa d’abord, mais son mari l’exigeait. Il eût voulu mettre sur elle toutes les couronnes de la terre.

Pourtant elle lui semblait triste.

« Qu’as-tu ?

— « Ah ! je suis trop heureuse !

— « Tous nos amis, tous nos parents, y sont…

Et toutes ces bonnes gens. Pas un n’aurait voulu manquer.

— « Hélas ! mon ami, c’est le monde, le monde entier de ceux qui souffrent et qui pleurent, voilà ce qui manque… Pardonne… »

Elle n’en dit pas plus… Son émotion l’arrête… une larme lui tombe, et, pour la dérober aux yeux, elle s’incline sur son verre qui la reçoit, dans la vendange pressée, cette adorable larme…

Son mari enlève le verre à ses lèvres, et le boit d’un trait…

Mais tous ceux qui n’en avaient pas, l’ayant vue pleurer, s’attendrirent, et se trouvèrent un avec elle.

Et tous communiaient de son cœur.