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La Femme (Michelet)/IV/VI

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Hachette (p. 361-369).


VI

LES SIMPLES


Les bons meurent souvent seuls, et ceux qui consolèrent ne sont pas toujours consolés. Leur douceur, leur résignation, leur harmonie, les conservent, et plus qu’ils ne voudraient. Trop souvent la femme innocente qui n’a vécu que pour le bien, et qui devrait être entourée, soutenue dans l’âge de faiblesse, voit tout s’éteindre, amitiés, parentés, et se trouve avancer seule vers le terme solennel.

Elle n’a pas besoin d’être traînée ; elle va, elle marche d’elle-même. Elle ne veut qu’obéir à Dieu. Elle se sent en bonne main, elle espère, elle se fie. Tout ce qu’elle a encore d’aspirations tendres et saintes, ce qu’elle rêva, voulut en vain pour le bonheur des autres, ce qu’elle avait préparé et ne put, tout cela semble une promesse d’avenir et l’entrée d’un monde nouveau.

Les éloquentes paroles des hommes religieux de ce temps, les migrations de J. Reynaud et les consolations de Dumesnil, la soutiennent, lui donnent espoir. Au livre des métamorphoses (l’Insecte), n’a-t-elle pas lu : « Que de choses étaient chez moi qui ne furent point développées ! Une autre âme, et meilleure peut-être, y fut, et n’a pas pu surgir. Pourquoi les élans supérieurs, pourquoi les ailes puissantes, que parfois je me suis senties, ne se sont-ils pas déployés dans la vie et dans l’action ? Ces germes ajournés me restent, tard pour cette vie avancée, mais pour une autre sans doute. Un Écossais (Ferguson) a dit ce mot ingénieux, mais grave, de vérité frappante : « Si l’embryon, captif au sein maternel, pouvait raisonner, il dirait : « Je suis pourvu d’organes qui ne me servent guère ici, de jambes pour ne pas marcher, et de dents pour ne pas manger. Patience ! ces organes me disent que la Nature m’appelle au delà de ma vie présente. Un temps viendra où je vivrai ailleurs, où ces outils auront emploi. Ils chôment, ils attendent encore. Je ne suis d’un homme que la chrysalide. » »




De ces sens prophétiques, celui qui veut le plus, qui hésite le moins, qui résolument nous promet, c’est l’amour. « Pour ce globe, l’amour est la vraie raison d’être ; tant qu’on aime, il ne peut mourir. » (Grainville.) Telle la terre et tel l’homme. Comment peut-il finir, quand il a tellement en lui cette profonde raison de durer ? Comment, enrichi de tendresse, de charité, de toute sympathie, aurait-il amassé ce trésor de vitalité, pour voir briser tant de cordes vibrantes ?

Donc celle-ci n’a pas peur de Dieu. Elle avance paisible vers lui, et ne voulant que ce qu’il veut, mais sûre de la vie à venir, et disant : « Seigneur, j’aime encore. »




Telle est la foi de son cœur. Cela n’empêche pas que la faiblesse de l’âge, du sexe, n’agisse parfois et qu’elle n’ait des heures de mélancolie. Alors, elle va voir ses fleurs, leur parle et se confie à elles. Elle pacifie sa pensée dans cette société discrète, qui n’est pas importune, qui sourit et se tait. Du moins, les fleurs parlent si bas qu’on a peine à entendre. On croirait voir en elles des enfants silencieux.

En les soignant, elle leur dit : « Mes chères muettes ! À moi qui vous dis tant de choses, vous pourriez avoir confiance. Si vous couvez un mystère d’avenir, parlez, et je n’en dirai rien. »

À quoi, l’une des plus sages, vieille sibylle des Gaules (verveine ou bruyère, n’importe) : « Tu nous aimes… Eh bien, nous t’aimons, nous t’attendons… Sache-le, nous sommes ton avenir même, ton immortalité d’ici-bas. Ta vie pure, ton souffle innocent, ton corps sacré, nous reviendront. Et, quand ton génie supérieur, affranchi, dépliera ses ailes, ce don d’amie nous restera. Ta chère et sainte dépouille, veuve de toi, va fleurir en nous. »




Ce n’est pas une vaine poésie. C’est la vérité littérale. Notre mort physique n’est rien qu’un retour aux végétaux. Peu, très-peu est chose solide dans cette mobile enveloppe ; elle est fluide et s’évapore. Exhalés, en bien peu de temps, nous sommes avidement recueillis par l’aspiration puissante des herbes, des feuilles. Le monde si varié de verdure dont nous sommes environnés, c’est la bouche, le poumon absorbant de la nature, qui sans cesse a besoin de nous, qui trouve son renouvellement dans l’animal dissous. Elle attend, elle a hâte. Elle ne laisse pas errer ce qui lui est si nécessaire. Elle l’attire de son amour, le transforme de son désir, et lui donne le bienfait de l’aimable métamorphose. Elle nous aspire en végétant, et nous respire en fleurissant. Pour le corps, ainsi que pour l’âme, mourir c’est vivre. Et il n’y a rien que de la vie en ce monde.

L’ignorance des temps barbares avait fait de la Mort un spectre. La Mort est une fleur.

Dès lors, elles disparaissent, ces répugnances, ces terreurs du sépulcre. C’est l’homme qui a fait le sépulcre, et ensuite il en a peur. La nature ne fit rien de tel. Que me parlez-vous d’ombre, de profondes ténèbres et du sein de la terre ? Grâce à Dieu, j’en puis rire. Rien ne m’y retiendra. À peine y laisserai-je trace. Entassez donc encore pierre, marbre, bronze. Vous ne me tenez point. Pendant que vous pleurez et me cherchez en bas, déjà plante, arbre et fleur, enfant de la lumière, j’ai ressuscité vers l’aurore.

L’antiquité si pénétrante, et vraiment éclairée d’avance d’une aimable lueur de Dieu, avait formulé ce simple mystère en images gracieuses. Daphné devient laurier-rose, et n’en est pas moins belle. Narcisse, en larmes distillé, reste le charme des fontaines. C’est poésie, ce n’est pas mensonge. Lavoisier l’eût pu dire. Berzélius n’aurait pas mieux parlé.

Science ! science ! douce consolatrice du monde, et vraie mère de la joie !… On la dit froide, indifférente, étrangère aux choses morales ! mais quel repos du cœur se trouverait dans la nuit d’ignorance, peuplée de chimères et de monstres ? Nulle joie que dans le vrai, dans la lumière de Dieu.




Les débris les plus résistants de la vie animale, ceux qui le plus obstinément gardent leurs formes, les coquilles, finissent par céder, et passant en poussière, en atomes, entrent elles-mêmes dans l’attraction végétale. J’ai ce spectacle sous les yeux. Au lieu même où j’écris, à cette porte de la France où l’Océan et la vaste Gironde font leur combat d’amour et la lutte éternelle qui les marie sans cesse, les rochers déchirés donnent aux flots le vieux peuple de pierre, devenu sable. Cent plantes vigoureuses fixent de leur pied cette arène, se l’approprient, s’en font une vie forte, si odorante au loin que le voyageur sur la route, le marin dans sa barque, l’aspirent, sont étonnés. Et la mer s’en enivre. Quels sont ces puissants végétaux ?… Les plus petits et les plus humbles, nos vieux simples des Gaules, romarins, sauges, menthes, thym, serpolets en foule, et tant, tant d’immortelles qu’il semble indifférent de vivre ou de mourir.




La Gaule espérait et croyait. Le premier mot qu’on trouve d’elle, c’est Espoir, écrit sur une médaille antique.

Le second mot, sur le grand livre qui inaugure la Renaissance, c’est celui-ci : « Espoir y gît. »

Puissions-nous, vous et moi, l’avoir dans le tombeau !

Mais la femme, bonne, douce, qui reste seule, qui, sans le mériter, est frappée de la destinée, où lira-t-elle Espoir ?

Je la voudrais ici aux sables de ces dunes, dans cette terre pauvre et parfumée, qui n’est pas une terre ; c’est le sable des mers, qui jadis fut vivant. Point de terre, rien que vie.

La pauvre petite âme de toutes ces vies marines se fait fleur, s’exhale en parfums.




Aux clairières soleillées, gardées au nord par le rideau des chênes, bien tard dans la saison, elle aspire encore les odeurs et le vivace esprit des simples. Leurs salubres parfums, austères et agréables, n’affadissent nullement le cœur, comme font ceux du Midi. Les nôtres sont de vrais esprits, des âmes. Ce sont des êtres persistants, qui nous portent au cerveau des envies de vivre. La fantasmagorie des plantes des tropiques, leur fluidité éphémère, ne peut inspirer que langueur. C’est ici, dans le Nord, une végétation de vertus, qui nous conseille de créer dans nos œuvres de nouvelles raisons de durer.

Non pas de durer seuls, mais de continuer nos groupes naturels, des groupes d’âmes, amantes et amies, qui agissent ensemble, l’immortalité composée, où plusieurs se cotisent. Faibles chacun peut-être, ils s’associent, s’arrangent pour durer par l’amour.

La médecine peut rire de nos simples. Cependant, s’ils ont peu d’action sur les corps endurcis aux remèdes héroïques et tristement blasés d’héroïque alimentation, ils sont très-bons pour des gens sobres, pour une femme surtout de mœurs douces, de vie uniforme, d’organes purs, sensibles, vierges malgré le temps.

Laissez-la donc, cette innocente, ramasser crédulement tout cela. C’est une grâce de femme de cueillir, préparer, ces charmants trésors de la France.

De bonne heure, aux coteaux pierreux bien abrités, elle partage avec les abeilles le romarin dont la fleur bleue aromatise le miel de Narbonne. Elle en tire l’eau céleste qui console le cerveau le plus affligé. Bien avant dans l’automne, de société avec l’oiseau, elle cueille les baies des arbustes. Elle le prie de ne pas manger tout et de laisser la part des pauvres. Elle fait pour ceux-ci les conserves utiles que nous avons trop oubliées.

Doux soins qui charment et prolongent la vie. Si ces plantes ne guérissent pas toujours le corps, elles soutiennent le cœur, le préparent, aplanissent le grand passage à la vie végétale.

Chaque matin, toute seule, lorsqu’au soleil levant elle a donné son cœur à Dieu, rêvé son cher passé, le prochain avenir, elle pose un bienveillant regard sur ses aimables héritières, les fleurs en qui bientôt sera sa vie. Ces touchantes figures de l’Amour végétal sont celles aussi de notre absorption, de ce que nous nommons la Mort. Qui pourrait la haïr si fraîche et si charmante, plus douce en ces gazons que le plus doux sommeil ! La vie lasse, agitée, sent en ce peuple ami l’attraction de la paix profonde.

En attendant, tout ce qu’une sœur peut faire ou demander de bons offices, tout échange d’amitié se fait. Elle les abreuve elle-même, les couvre, les défend de l’hiver. Elle entasse autour d’elles les feuilles et fleurs tombées, qui leur sont à la fois un abri et un aliment. Elle n’y prend les siens qu’avec reconnaissance. Si sa main, belle encore, cueille sur le cerisier, sur le pêcher, un fruit, elle leur dit en souriant : « Prêtez à votre sœur… De bon cœur, à son tour, elle vous restituera bientôt. »