La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/I

La bibliothèque libre.


CHAPITRE PREMIER.




Auguste, comte de Crécy, jouissait d’une grande fortune. Il avait une figure agréable, une taille noble, un grand fond d’instruction, et beaucoup d’agrémens dans l’esprit. Incapable de flatter ceux que le rang et les richesses plaçaient au-dessus de lui, il montrait de la condescendance pour ses égaux, et de la bonté pour ses inférieurs : il s’enflammait au récit d’une belle action, et se sentait d’abord l’ami de celui qui l’avait faite. L’injustice le révoltait, surtout quand elle était commise envers l’être faible ou malheureux. Il regardait comme un devoir d’en signaler l’auteur, et de le poursuivre, au risque de compromettre sa propre tranquillité.

Convaincu que la nature a créé les hommes pour commander aux femmes, il avait toujours un air protecteur avec elles : toutes pouvaient également prétendre à son appui, aucune ne pouvait prétendre à ses soins. Il regardait l’amour comme une faiblesse, cependant excusait ce sentiment dans les femmes ; peut-être même son orgueil lui faisait-il éprouver une prédilection secrète pour celles qui en avaient été les victimes ; mais il trouvait indigne de la majesté d’un homme de se laisser subjuguer par cette passion ; la mort lui paraissait préférable à la honte de recevoir des lois d’une maîtresse.

Ce cœur si fier s’était pourtant rendu aux charmes de Virginie, fille unique du colonel Surville, mort au champ d’honneur, en défendant sa patrie et son roi.

Virginie était un modèle de beauté, de grâces et de vertus : elle n’avait aucun de ces talens agréables dont on fait tant de cas de nos jours, talens qui sont peut-être plus nuisibles qu’utiles à celles qui les possèdent, qui séduisent plus qu’ils n’attachent. Sa mère, sa seule institutrice, s’était bornée à lui donner une connaissance parfaite de ses devoirs et de sa religion. Virginie était douce, économe, laborieuse ; aucune femme ne se livrait avec plus de décence et de dignité, aux soins domestiques. Elle sentit un véritable amour pour M. de Crécy, et lui donna sa main. Comment se serait-elle effrayée de l’empire qu’un homme de ce caractère voudrait exercer sur la compagne de sa vie ? Elle partageait les opinions d’Auguste sur la dépendance des femmes ; et, plus tendre que vaine, ne demandait pas mieux que de se soumettre au juste pouvoir d’un époux, pourvu qu’elle en fût constamment chérie.

Dix ans d’hymen n’avaient apporté aucune altération aux sentimens de ce couple vertueux ; une seule chose s’opposait à ce que la félicité du comte fût parfaite ; il avait vainement désiré un fils qui soutînt l’éclat de son nom, Virginie n’était devenue mère que d’une fille, appelée Anaïs.

M. de Crécy aimait beaucoup les sciences et les arts, il les cultivait avec succès : sa maison était ouverte à tous ceux des artistes et des savans qui avaient acquis quelque réputation. Aucun jour ne se passait sans qu’il n’en réunît plusieurs chez lui. L’entretien y roulait presque toujours sur des sujets intéressans. Tandis qu’on les discutait avec plus ou moins de chaleur, Anaïs apprenait en silence, auprès de sa mère, à broder ou à faire de la tapisserie. Cette aimable enfant n’était pas tellement captivée par ce travail, qu’elle ne pût prêter son attention aux discours tenus autour d’elle ; ils se gravaient, en partie, dans sa jeune mémoire ; elle s’instruisait sans étudier, et son esprit et sa raison se formaient, pour ainsi dire, à son insu.

Un soir la conversation s’engagea sur les différens genres de gloire. On n’était pas d’accord sur celui qui devait obtenir la préférence : on passa en revue les grands hommes également illustres dans diverses carrières. Chacun prenait parti pour celui d’entr’eux dont le génie s’accordait le plus avec ses goûts. Quant à moi, dit le comte d’une voix exaltée, je chéris tous les hommes supérieurs qui se sont acquis une gloire pure ; mais celui dont j’aime le plus la mémoire, celui dont le caractère me paraît commander le plus l’admiration, celui dont les écrits font les délices de mes loisirs, cet homme enfin est Racine : oui, je consentirais à éprouver toutes les infortunes, à souffrir tous les maux, pour avoir donné l’existence à un fils qui lui ressemblât. Mon dieu ! s’écria vivement Anaïs, en laissant tomber son ouvrage, pourquoi ne puis-je être un Racine ! Cette exclamation d’une enfant qui entrait dans sa neuvième année, étonna tout le monde, et fit sourire le comte. Anaïs se mit à fondre en larmes. Son père la prit dans ses bras, et lui donna plusieurs baisers ; mais à chaque caresse, elle répétait : Vous ne m’aimerez jamais comme Racine ! Je suis bien malheureuse ! Consolez-vous, charmante Anaïs, lui dit un savant distingué, que touchait sa douleur naïve ; consolez-vous, votre sexe a plus d’un titre à la gloire ; peut-être êtes-vous appelée à nous rendre un jour ou Deshoulières ou Sévigné.

Anaïs aurait bien voulu connaître l’histoire de ces femmes célèbres ; un regard de Virginie, qui la rappelait à ses côtés, retint la question qu’elle était près de faire. La nouvelle idée qui s’était emparée de son imagination, troubla cette nuit son sommeil. Tendre Anaïs, eh ! quoi ! déjà tu vas être enlevée à l’heureuse insouciance de ton âge ; déjà les amusemens de l’enfance vont perdre à tes yeux tous leurs charmes ; tu verras, sans intérêt, tes compagnes se jouer autour de toi ; tu ne donneras plus, à leur joie, qu’un sourire de complaisance. Le germe d’une passion est déjà dans ton sein : tremble qu’il ne s’y développe. Anaïs, ton sexe ne peut rien aimer ardemment, même la gloire, sans qu’il ne lui en coûte le bonheur.