La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/III

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CHAPITRE III.




La comtesse, demeurée seule avec son époux, se hasarda de lui montrer ses craintes sur les suites de l’engagement qu’il venait de prendre. Je comptais, lui dit-elle, élever ma fille comme je le fus moi-même. Je ne vois pas sans peine, je te l’avoue, mon cher Auguste, que mon projet soit renversé. Peut-être ai-je tort, mais je suis effrayée du désir que notre Anaïs a de se distinguer : ce désir me semble incompatible avec la modestie qui convient à notre sexe, et je me trouverais la plus malheureuse des mères, quand bien même ma fille deviendrait l’objet de l’admiration générale, si les talens qui lui procurerait cet orgueilleux avantage devaient lui coûter une seule vertu. — Rassure-toi, l’envie que notre enfant montre de s’instruire, ne tient pas à la vanité, mais à un sentiment profond de l’ame. L’unique motif qui l’anime n’est-il pas celui de me plaire ? — J’en conviens. — Cela doit te rassurer. — Oh ! l’extrême sensibilité de cette enfant m’épouvante : tous mes soins tendaient à la modérer. Les leçons qu’elle va recevoir, ses lectures produiront un effet contraire. J’ai souvent entendu dire à ma mère, qui était une personne d’un grand sens, que la culture des lettres et des arts est dangereuse pour une femme, et que celle qui s’y livre doit être nécessairement ou malheureuse ou coupable. M. de Crécy réfuta cette opinion par plusieurs exemples. Ensuite il ajouta : Es-tu convaincue ? — Je le suis toujours, dès que tu as parlé : toutefois, loin de porter envie aux femmes qui attirèrent les regards de leur siècle, qui ont mérité les éloges du nôtre, je préfère ma destinée obscure à leur brillante destinée ; mon bonheur est si parfait, que je n’en souhaitais pas un autre pour ma fille. — Le comte, fortement ému, serra en silence la main de sa femme ; un moment après il dit : Je conviens qu’il eût peut-être été préférable qu’Anaïs se fût montrée la fidelle image de ma Virginie ; mais à la touchante douceur de ton caractère, elle joint l’exaltation du mien : elle est tour-à-tour modeste, fière, patiente, emportée : à beaucoup de tes qualités, elle unit quelques-uns de mes défauts. Son imagination cherche continuellement à s’exercer ; son cœur éprouve, en secret, le besoin impérieux d’aimer encore autre chose que nous : il est donc de notre prudence de ne pas contrarier le noble penchant qu’un mot a suffi pour développer en elle. Oui, puisque la nature lui créa une ame ardente, il lui faut des illusions : que celle des arts la préserve de toute autre. Je vais m’appliquer à former son esprit ; continue à former ses mœurs ; que nos leçons et ton exemple la rendent un jour digne de prendre rang parmi les femmes illustres, qui sont ensemble la gloire et le modèle de leur sexe.

Le comte prononça ces derniers mots avec tant d’enthousiasme, que Virginie n’osa plus combattre son opinion : elle avait d’ailleurs une si haute idée des lumières de son époux, et se défiait tellement des siennes, qu’elle se reprocha presque ses légitimes sollicitudes.