La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/VI

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CHAPITRE VI.




M. de Simiane devait faire un voyage de trois mois ; la marquise lui demanda et obtint son agrément pour aller passer cet intervalle au château de M. de Crécy. Ce château, situé dans le joli village de Villemonble, réunissait l’utile et l’agréable. Un parc superbe, un riche verger, et des prairies très-étendues bordées par des saules pleureurs qu’arrosaient des ruisseaux d’eaux vives. On était dans la plus belle saison de l’année. Madame de Simiane, entourée de ses bons parens et de quelques-uns de leurs savans amis, absente d’un époux dont la présence ne lui rappelait que d’importunes chaînes, s’imaginait quelquefois n’être encore qu’Anaïs. Elle allait dès le point du jour, un de ses auteurs favoris en main, s’enfoncer dans les routes solitaires qui environnaient son habitation ; elle choisissait, pour s’y asseoir, l’endroit le plus agreste, et, là, jouissait avec transport du charme des beaux vers, et de celui d’un paysage varié. Lorsque la cloche du déjeûner se faisait entendre, elle s’empressait de cueillir la fleur que sa mère aimait le mieux, et courait la lui offrir ; un tendre baiser était le prix de ce tendre soin.

Elle s’entretenait, pendant le repas, de sa promenade, de sa lecture, de ses sentimens, de ses pensées ; elle trouvait toujours une ame qui répondait à la sienne. Son exaltation n’était point traitée de folie, sa sensibilité d’exagération, sa délicatesse de susceptibilité. Aucune des personnes de sa société n’était étrangère au langage qu’elle parlait ; madame de Crécy elle-même paraissait s’y complaire. Le propre de la véritable bonté est de savoir se prêter aux goûts de ceux qu’on aime, quoiqu’on ne les partage pas.

Si les matinées d’Anaïs s’écoulaient au sein de doux plaisirs, ses soirées lui en apportaient de plus doux encore. C’est surtout au déclin d’un beau jour, que la campagne brille de son éclat le plus touchant : le soleil, qui se retire par degrés de l’horizon pour faire place à la lumière mélancolique de la lune ; le bêlement des troupeaux qui regagnent à pas lents leur étable, le bruit harmonieux des sources, l’agréable parfum des fleurs, le souffle caressant du zéphyr, tout vous invite aux rêveries aimables. Le génie des fables antiques semble alors errer autour de vous ; tout est alors, dans la nature, amour ou poésie ; c’est l’heure des divins prestiges, c’est celle de l’inspiration. Anaïs l’éprouva : son cœur, plein d’un sentiment délicieux, avait besoin de l’exhaler ; l’amour filial lui dicta ce chant :


Beaux lieux, séjour de l’innocence,
Où je coule en paix mes loisirs !
Des jours de mon adolescence,
Vous me rendez tous les plaisirs.
Combien votre ombre solitaire
Parle doucement à mon cœur !
Ici je vis près de mon père,
Et je crois encor au bonheur.

Chaque matin, avant l’aurore,
Je viens rêver sous ce berceau ;
Le soir j’y viens rêver encore,
Et j’y goûte un charme nouveau.
Oui, vous me serez toujours chère,
Retraite où, seule avec mon cœur,
Sans trouble je songe à mon père,
Et peux croire encore au bonheur.

Loin d’un monde vain et frivole,
Je respire ici librement ;
La gloire, mon aimable idole,
Parfois m’y caresse un moment ;


Parfois sa brillante chimère
Fait doucement battre mon cœur ;
Mais c’est surtout près de mon père
Que je crois encore au bonheur.




Ces vers n’ont d’autre mérite que celui d’être l’expression d’une pure tendresse, et, pourtant, Anaïs trouva un grand charme à les composer. Rien ne peut se comparer à l’enchantement que produit une première création dans les arts, si ce n’est l’enchantement que produit le premier moment d’un premier amour. Le poëte dont une longue étude a formé le goût, revoit souvent avec l’œil du dédain les faibles essais de sa muse. On ne s’honore pas toujours de l’objet de son premier choix. Ce n’est ordinairement que dans l’été de la vie qu’on enfante des ouvrages dignes de la postérité ; ce n’est souvent aussi qu’à cette époque qu’on réunit dans le cœur tout ce qu’il faut pour bien aimer. Le dernier amour est le plus vrai et le plus invincible, mais les arts, comme l’amour, ont leur fleur qu’on ne cueille jamais qu’une fois. Le jeune poëte et le jeune amant doublent leur félicité présente par les heureux songes de l’avenir. L’expérience gâte tout, elle apprend à l’un qu’il faut plus que du talent pour se survivre ; à l’autre, que toujours n’est un mot vrai en amour que pour quelques êtres privilégiés.