La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/VII

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VII.




Les jours de bonheur s’écoulent vîte. Au moment où elle y pensait le moins, Anaïs reçut une lettre de M. de Simiane, qui lui annonçait son retour dans la capitale, et lui mandait qu’il serait fort aise de l’y trouver à son arrivée. Ce ne fut pas sans regret qu’elle obéit à la voix du devoir, et quand elle reçut le baiser d’adieu de son père, elle fut saisie tout-à-coup d’un si triste pressentiment, que des pleurs s’échappèrent en abondance de ses yeux.

Le comte attendri l’embrassa de nouveau en lui disant : « Ne t’afflige pas, ma fille, nous nous reverrons bientôt ; ta mère et moi, nous irons te rejoindre dans une semaine. »

— Ah ! mon père, qu’une semaine est longue, écoulée loin de vous ! et pour la première fois Anaïs songea qu’un seul moment suffit pour amener un grand malheur.

Son arrivée à Paris précéda d’environ deux heures celle de M. de Simiane ; il la remercia de sa complaisance, et lui fit quelques excuses de n’être pas allé la chercher chez M. de Crécy, en lui expliquant les motifs qui l’en avait empêché. Il resta avec elle tout ce jour, l’entretint avec confiance du désir qu’il avait d’obtenir du roi que sa terre fût érigée en duché, et la pria de lui faire, pendant quelques mois, le sacrifice de son goût pour la solitude. J’ai besoin, ajouta-t-il, d’être fortement appuyé dans mon projet ; je souhaite donner une fête, et j’espère que vous voudrez bien m’aider à la rendre à la fois agréable et brillante. — Je ferai mes efforts pour seconder vos desseins. — Je vous en remercie. — J’aime, il est vrai, la retraite ; mais dès l’instant où vous croyez utile à vos intérêts que j’y renonce, j’oublierai qu’elle m’est chère. — Cette condescendance m’enchante. — Elle est juste. — Eh bien, puisque vous y consentez, il y aura chez vous, jeudi prochain, souper, bal et concert ; vous y rassemblerez les premiers virtuoses. — Je crains que cela ne soit impossible ; nous n’avons, d’ici à jeudi, que sept jours. — L’argent fait des miracles, et je ne m’oppose point à ce que vous le prodiguiez. — Le marquis baisa respectueusement la main de madame de Simiane, et se retira, en lui disant qu’il allait écrire à M. et madame de Crécy, pour les inviter à vouloir bien venir honorer son assemblée de leur présence.

Les soins que les apprêts de la fête exigèrent de la marquise, adoucirent la tristesse où son départ de la campagne l’avait jetée. Le désir d’obliger le marquis, lui fit attacher beaucoup d’importance à une chose qui n’en avait pas par elle-même ; elle s’applaudissait en outre de pouvoir lui prouver que l’espèce d’éloignement qu’elle avait pour le monde, ne venait pas de son peu de moyen d’y plaire. M. et madame de Crécy promirent de se rendre à l’invitation de leur gendre.

Le jeudi matin, M. de Simiane témoigna sa satisfaction du goût et de la magnificence qui présidaient aux préparatifs de la fête. — Vous êtes vraiment une femme admirable, dit-il à la marquise, vous avez surpassé mon attente ; ma fête sera superbe, elle me fera un honneur infini, il en sera mention partout ; je suis le plus heureux des hommes ! Il s’approcha d’elle d’un air caressant, et lui prodigua mille complimens aimables. Madame de Simiane songea qu’un homme aussi frivole n’était pas celui de qui elle pouvait attendre sa félicité : mais cet homme était son époux ; elle feignit de sourire, et cacha soigneusement sa pensée.

Le marquis dîna tête-à-tête avec elle : il prit le ton empressé, et l’air de galanterie d’un amant à la mode. Savez-vous, répéta-t-il plusieurs fois, que vous êtes belle à ravir aujourd’hui, et lui donnant divers conseils sur sa coiffure, il l’assura que, si elle voulait, elle éclipserait toutes les femmes, et lui ferait plus d’un jaloux. Il lui débita ensuite mille folies, et la quitta en lui recommandant de se préparer à paraître avec éclat.

La gaîté insignifiante de M. de Simiane avait fait éprouver une sensation désagréable à la marquise : sa pensée se reporta vers M. de Crécy ; elle s’étonna de n’avoir pas eu de ses nouvelles pendant ce jour ; il avait l’habitude de venir la voir en arrivant de la campagne. Une vague inquiétude s’empara de son cœur, mais elle réfléchit que son père pouvait n’être parti que tard de son château, et devint plus tranquille, en songeant qu’elle n’avait plus que peu d’heures à souffrir de son absence.

La manière affectueuse et noble avec laquelle elle fit les honneurs de son cercle aux premières personnes qui s’y rendirent, enchanta M. de Simiane ; les éloges qu’il entendit prodiguer à la marquise le rendirent de nouveau orgueilleux de son choix.

Il était près de neuf heures, une grande partie de la société était déjà réunie, le comte et la comtesse n’arrivaient pas : chaque voiture qui entrait dans la cour de l’hôtel, donnait à la marquise un léger mouvement de joie, que suivait bientôt un profond sentiment de tristesse. Ses regards, sans cesse attachés sur la porte du sallon, offraient un mélange touchant d’espoir et d’inquiétude. Sa situation devenant trop pénible, elle ordonna à un de ses gens de courir à l’hôtel de sa mère, pour s’informer des motifs du retard qui lui causait tant d’alarmes. Elle aurait désiré différer l’ouverture du bal jusqu’au retour de son messager ; mais M. de Simiane témoigna une si grande impatience de le voir enfin commencer, que cédant, quoiqu’avec répugnance, à ses vœux, elle présenta sa main à l’homme le plus important de l’assemblée, pour danser avec lui le menuet de la Cour.

Les grâces décentes qu’elle déploya d’abord, surprirent tout le monde : on se demandait l’un à l’autre si c’était bien là cette même personne qui paraissait naguère si empesée et si gauche. Vous verrez, observa à demi-voix un jeune fat qui se croyait malin, vous verrez qu’un beau jour elle nous confondra aussi, tout-à-coup, par son esprit. — Le trait serait unique, répondit une vieille coquette, en riant aux éclats.

Madame de Simiane était à la fin de son menuet, quand le claquement d’un fouet de poste retentit à son oreille : ce bruit lui causa une agitation affreuse ; elle sentit ses genoux fléchir, se hâta, en tremblant, d’achever sa danse, et, saisie d’effroi, suivit M. de Simiane, qu’elle venait de voir s’échapper du sallon.

Elle le rejoignit au moment où il faisait entrer dans son cabinet un domestique de confiance de M. de Crécy, dont tous les traits offraient l’empreinte de la plus profonde douleur. Ô mon dieu ! mon dieu ! s’écria-t-elle, il est arrivé quelque funeste événement. Où est mon père, poursuivit-elle d’une voix étouffée et sombre ? ne me trompez pas : dites, où est mon père ? — Il n’a pu venir, il s’est trouvé mal, très-mal. — Ciel ! l’aurais-je perdu ! — Le domestique frémit, et se tait. Madame de Simiane s’évanouit.

On s’empresse de la porter sur un ottomane. Rosine, sa femme-de-chambre favorite, accourt : elle frotte d’alcali les tempes de sa maîtresse, lui glisse quelques gouttes d’éther dans la bouche. Inutiles secours ! madame de Simiane ne reprend point l’usage de ses sens.

Le médecin est appelé ; il déclare qu’elle est dans un danger imminent, ordonne qu’on la saigne sur-le-champ au pied, et qu’on s’abstienne surtout de faire le moindre bruit autour d’elle.


L’assemblée se retire, consternée de ce terrible événement. M. de Simiane prie le docteur de veiller cette nuit la marquise ; il y consent : à cinq heures du matin une crise favorable s’opère, Anaïs est sauvée.


Son premier soin, en reprenant connaissance, fut de prier le marquis d’aller rejoindre sa mère. Je vous en conjure, dit-elle, partez de suite ; s’il en est temps encore, sauvez-la du désespoir, l’infortunée ! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais tout ce qu’elle a perdu.

M. de Simiane se rendit en diligence au château de la comtesse, pour y remplir l’office douloureux qui lui était confié. Anaïs défendit l’entrée de sa chambre à tout le monde ; la seule Rosine obtint la permission de lui prodiguer des secours. Cette bonne fille devinait les besoins de sa maîtresse ; elle apportait, à la servir, un zèle infatigable, et n’interrompait le lugubre silence qui régnait autour d’elle, que par ses sanglots.