La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/XI

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CHAPITRE XI.




La mélancolie est la convalescence de la douleur. Anaïs était alors dans cette situation de l’ame qui est peut-être aussi favorable à la beauté, qu’elle l’est à la culture des lettres. Le sentiment intérieur qui l’animait sans cesse, donnait à tous ses traits une grâce inexprimable ; elle avait perdu toute sa timidité, sans rien perdre de sa modestie ; sa rentrée dans le monde fut une sorte de triomphe : les hommes et les femmes s’empressèrent également de l’accueillir ; les uns étaient attirés par les charmes de son esprit, les autres par sa touchante simplicité. Son hôtel devint bientôt le rendez-vous de tout ce qu’il y avait à Paris de plus distingué par le rang, la fortune et le talent : les gens de la cour allaient y chercher l’instruction et le plaisir ; les artistes, le plaisir et la protection ; les femmes agréables aimaient à y jouir de la galanterie respectueuse des uns, et de l’empressement flatteur des autres. L’attention continuelle que madame de Simiane apportait à leur faire honneur des hommages qu’on lui rendait, les empêchait de voir en elle une rivale ; elles applaudissaient de bonne foi à des éloges qui, loin de les humilier, semblaient rejaillir sur elles.

Le marquis, orgueilleux de voir sa femme l’objet de l’admiration générale, et charmé de trouver en elle une maîtresse de maison aimable et complaisante, qui d’ailleurs ne le gênait en rien, se faisait une loi de montrer des égards particuliers à tous ceux pour qui elle paraissait avoir de la prédilection. Il trouvait bon qu’elle défendît sa porte pendant les heures qu’elle voulait consacrer au travail, et ne venait jamais la troubler dans son cabinet d’étude.

Madame de Simiane goûtait tour à tour à son gré les amusemens du monde et ceux de la retraite ; elle puisait dans l’un des distractions utiles, et dans l’autre, les leçons immortelles des grands hommes, qui nous rendent ensemble et meilleurs et plus savans.

On prétend que les femmes auteurs sont en bute à la persécution des deux sexes : la marquise n’éprouva point ce chagrin ; elle n’eut qu’à se féliciter de la bienveillance que tous deux lui prodiguèrent. Jamais une amère censure n’atteignit jusqu’à son cœur. Les véritables gens de lettres sont remplis d’indulgence pour la femme sensible, dont le talent semble être une émanation de l’ame ; ils se font un plaisir généreux de lui accorder leurs conseils, et de l’encourager par des louanges. Ils la soutiennent de leur égide, dans la lice dangereuse où elle s’avance, tremblante d’inquiétude et d’espoir ; ils éclairent le public sur le mérite de ses productions, pardonnent à des défauts que rachètent des grâces, et leur voix imposante fait souvent toute sa renommée.

Un prix remporté à l’Académie française, plusieurs succès obtenus au théâtre, dans l’espace de trois ans, avaient accru la réputation d’Anaïs, et grossi la foule de ses admirateurs. La calomnie elle-même respectait sa conduite, la critique n’attaquait pas ses ouvrages ; elle vivait heureuse de ces brillantes illusions de la jeunesse, qui suffisent au cœur qui ne s’est pas encore ouvert à la plus enivrante. Ses souvenirs, sa tendresse vraiment filiale pour M. de…, ses travaux, le but honorable où elle tendait, ne lui laissaient pas le loisir de songer qu’elle avait autrefois désiré vaguement une félicité qui n’était pas son partage.

Le paisible bonheur qu’elle goûtait fut troublé par le départ de Mr. D…, que le roi envoya en Grèce, pour faire des recherches savantes. Cette cruelle séparation rouvrit les blessures de l’ame d’Anaïs ; il lui sembla qu’elle perdait son père une seconde fois. L’absence de son respectable ami, la laissait dans un entier isolement ; elle n’apportait plus la même sérénité dans les cercles, le même zèle à ses occupations ; son œil distrait cherchait sans cesse celui qu’elle savait pourtant bien ne devoir revenir de long-temps.

Parmi les personnes qui la visitaient assidûment, plusieurs lui témoignaient de l’affection, mais aucune n’avait acquis de droit à son entière confiance ; ce sentiment, qui naît tout-à-coup en amour, se fait long-temps attendre en amitié, et d’ailleurs, la plupart des amitiés de ce monde ne pouvait satisfaire Anaïs. Elle avait besoin d’inspirer et d’éprouver cet attachement profond, sincère, passionné, et presque exclusif, qui établit entre deux ames une communication intime de tous les jours, de toutes les heures, de tous les momens ; et cet attachement si précieux, si rare, on ne le doit pas seulement aux rapports des mœurs et des goûts, il est encore le résultat des circonstances. C’est souvent en vain qu’on passe toute sa vie à chercheur l’être digne de le faire sentir et de le partager ; et quand, par un hasard fortuit, on l’a rencontré, si la mort vous l’enlève, si une absence forcée vous en prive, il faut le pleurer ou l’attendre, et ne pas essayer de le remplacer.

Cependant Anaïs, vive, tendre, expansive, était continuellement en proie à un ennui dont elle ne pouvait se rendre compte. Elle avait reçu de la nature une rare puissance d’aimer, dont elle ne pouvait faire usage. L’intervalle immense qui la séparait de Mr. D…, apportait un obstacle à ce que sa correspondance avec lui eût de la suite est de l’intérét. Comment s’entretenir de tous ces riens qui occupent, charment ou tourmentent la vie, dans une lettre dont la réponse ne doit arriver qu’au bout de plusieurs mois ? Il est mille choses d’ailleurs qui se disent dans l’abandon de l’amitié, et qu’on serait presque honteux d’écrire. Quand on parle, on n’est jugé que par le cœur ; quand on écrit, on est aussi jugé par la raison. Cette idée arrête l’épanchement de l’ame : l’absence indéterminée d’un ami nous laisse donc presqu’aussi isolés que sa mort.

Un matin que madame de Simiane était plus fatiguée que jamais de l’oisiveté de son cœur, et qu’elle avait en vain cherché une distraction dans la musique et dans la lecture, elle fut à son jardin, en fit nonchalamment le tour, vint s’asseoir sur un banc de gason, et traça ces vers sur un des feuillets de son souvenir :


Pourquoi, depuis un temps, abattue et rêveuse,
Suis-je triste au sein des plaisirs ?
Quand tout sourit à mes désirs,
Pourquoi ne suis-je pas heureuse ?

Pourquoi ne vois-je plus venir à mon réveil
La foule des rians mensonges ?
Pourquoi, dans les bras du sommeil,
Ne trouvai-je plus de doux songes ?

Pourquoi, beaux-arts, pourquoi vos charmes souverains
N’excitent-ils plus mon délire ?
Pourquoi mon infidelle lyre
S’échappe-t-elle de mes mains ?


Quel est ce poison lent qui coule dans mes veines,
Et m’abreuve de ses langueurs ?
Quand mon ame n’a point de peines,
Pourquoi mes yeux ont-ils des pleurs ?




Elle avait à peine achevé d’en écrire le dernier mot, qu’un de ses gens vint lui annoncer la visite d’une duchesse douairière, pour laquelle elle avait beaucoup de vénération. Elle se leva précipitamment pour aller la recevoir, et laissa glisser son souvenir à terre, en croyant le serrer dans sa poche.

Tandis qu’elle causait avec la duchesse, M. de Simiane vint se promener dans le jardin avec quelques amis : un d’eux vit de loin le souvenir, le ramassa sans qu’on s’en apperçût, et cédant au désir condamnable de connaître ce qu’il contenait, s’enfonça dans une allée, lut les vers de la marquise, en prit à la hâte une copie, et replaça adroitement le souvenir au même endroit où il l’avait trouvé.

Un curieux est rarement discret, celui-ci ne le fut pas : la petite pièce dérobée à la marquise courut bientôt dans toute la société : on la commenta de cent manières différentes ; enfin, on conclut que son auteur pourrait bien être en secret agité d’un autre désir que de celui de la gloire, et les hommes qui étaient admis à lui faire leur cour, se promirent de mettre à profit cette découverte.

Anaïs, qui jugeait des autres par elle-même, et chez qui le plus simple goût avait l’apparence d’une passion, ne vit dans les soins empressés qu’on lui rendait, que la preuve d’une amitié très-tendre. Abusée par la pureté de son cœur, et par sa profonde sensibilité, elle accorda tour à tour, à quelques-uns de ceux qui lui montrèrent le plus de dévouement, un sentiment de préférence, sans soupçonner qu’ils pussent former des vœux dont elle eût à rougir ; mais une femme jeune, jolie, spirituelle et négligée par son époux, se flatte à tort de trouver des amis, elle ne trouve que des amans. La marquise en ayant acquis la triste conviction, se décida, quoiqu’à regret, à ne plus chérir que les arts, à ne plus vivre que dans le passé et dans l’avenir.