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La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/XVII

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CHAPITRE XVII.




Mme. de Simiane n’avait jamais passé une après-midi plus agréable. Le temps était superbe ; la route d’Aulnay à Villemonble lui parut courte ; elle pensait aux heureux qu’elle venait de faire, et peut-être aussi au souhait exprimé par le vieux soldat. Elle descendit de voiture à quelque distance du château, entra dans son parc par une petite porte dont elle gardait toujours la clef sur elle, et, le cœur ému de ce désir vague, premier symptôme de l’amour, elle se préparait à entrer dans le bois de lilas et de chèvre-feuille, témoin ordinaire de ses plus douces rêveries, quand le son de deux voix qui lui étaient connues frappa son oreille. Curieuse, elle s’avance sans bruit derrière les arbres, et distingue à la clarté de la lune, Rosine et Félix, le valet-de-chambre de M. de Lamerville, qui, assis sur un banc de gazon ombragé par un accacia, paraissaient au milieu d’une conversation fort animée. Mme. de Simiane écoute. — Que vous êtes injuste, Félix, disait vivement Rosine, je vous aime plus que moi-même, je vous l’assure ; mais je ne puis me résoudre à faire cet aveu à Madame, je crains qu’elle ne désapprouve notre projet de mariage, et je ne pourrais me décider à quitter son service ; elle est si bonne ! j’aimerais mieux la mort que de risquer de lui déplaire. — Nous pouvons nous épouser sans que cela change rien à notre situation. Mon maître chérit la marquise ; il me répète chaque jour qu’il ne pourrait plus vivre loin d’elle, et tout-à-l’heure, en se couchant, il me parlait du dessein qu’il nourrit de lui faire épouser son neveu. — Bon ! ils ne se connaissent pas. — Ils feront connaissance. — Il n’est pas dit qu’ils s’aimeront. — M. le duc prétend qu’il est impossible que cela n’arrive pas ; moi, je pense comme lui. Ta maîtresse est belle, aimable, remplie de talens et d’esprit, elle plaira au général. — Je ne doute pas qu’elle ne lui plaise, mais je doute qu’elle l’aime. — Elle serait donc bien difficile ? M. Amador est sans contredit le plus séduisant des hommes. Les femmes, vois-tu, ne lui résistent pas plus que l’ennemi. — Oh ! j’ai vu des hommes charmans prêts à perdre la tête par amour pour Madame ; elle ne s’en apercevait même pas. Son cœur, si tendre en amitié, est, je crois, incapable d’amour. — Bah ! c’est que son moment n’était pas venu ; il faut enfin qu’il vienne, le général le fera naître. (Anaïs se troubla.) — Je souhaite, pour Madame, que vous disiez vrai, M. Félix, car, depuis que je vous aime, je sens qu’il n’existe de bonheur que dans l’amour. — Félix embrassa Rosine (Anaïs soupira). J’ai vu, reprit Félix, tant de femmes soi-disant insensibles, céder au premier regard du jeune de Lamerville, j’en ai vu tant d’autres qui l’ont adoré sur sa seule réputation, que je regarde comme impossible qu’il rencontre une cruelle. — De la manière dont vous parlez, le général a déjà aimé plusieurs femmes (Anaïs, tremblante, s’appuya contre un arbre). — Aimer, là, ce qu’on appelle réellement aimer, peut-être que non ; mais ce serait pitié qu’un héros de trente ans se passât de maîtresse. Je sais qu’il y a environ deux ans, une Espagnole, jeune et jolie, lui a sacrifié un amant très-riche, qui l’adorait et allait lui donner sa main. — En ce cas, le général doit l’épouser. — La bonne folie ! est-ce qu’on épouse comme çà toutes les femmes ? — Vous parlez bien légèrement, M. Félix ; Dieu veuille que vous n’ayez pas agi de même. Oh ! quant à moi, les femmes ne se jettent pas à ma tête, je n’ai rien qui les attire ; je ne suis pas un grand seigneur, un général ; je marche terre à terre, j’aime bourgeoisement, pour la première et la dernière fois. — Vous le jurez. — Je vous le jure ; mais promettez-moi, à votre tour, de parler promptement à madame de Simiane : songez que je serai malheureux jusque-là. — Eh bien ! dès ce soir je parlerai, si j’en ai le courage. — Ayez-le, je vous en supplie. L’horloge du château sonna onze heures. — Déjà onze heures, s’écria Rosine ! voyez comme je m’oublie avec vous. Je tremble que Madame n’ait eu besoin de moi : je n’avais pas jusqu’ici manqué à mon devoir. Voyez où l’amour nous entraîne. Adieu. — Madame de Simiane se promena encore quelques momens, afin de laisser à Rosine le temps de rentrer au château avant elle, et de se préparer à lui ouvrir son cœur. Mais dès que celle-ci aperçut sa maîtresse, elle ne se souvint plus d’un mot du discours qu’elle avait projeté de lui tenir, et balbutia seulement : Madame a-t-elle été satisfaite de sa soirée ? — Extrêmement, Rosine ; j’ai rendu deux amans heureux. — Deux amans, Madame ? — Sans doute, j’ai fait un mariage. — Madame ne trouve donc pas mauvais qu’on se marie ? — Au contraire, Rosine : n’est-ce pas le vœu de la nature ? — Madame a bien raison. Moi, j’aime Madame plus que je ne puis l’exprimer, je me ferais tuer pour elle ; eh bien ! cela n’empêche pas que… — Que Rosine ne voudrait vivre pour un mari. — Si j’osais, je dirais à Madame qu’elle m’a devinée. — Et ce mari serait ? — Félix, le valet-de-chambre de M. de Lamerville ; il y a dix ans qu’il sert son maître avec un zèle, une fidélité… — Digne de récompense, n’est-ce pas, Rosine, et vous vous chargeriez volontiers de la lui donner ? — Si Madame le permettait ? — Je fais plus, je l’ordonne, et je m’engage à fournir votre dot. — Rosine se confondit en remercîmens ; madame de Simiane la congédia plutôt que de coutume, afin qu’elle pût annoncer, dès ce soir même, à Félix, la nouvelle qu’il attendait avec tant d’impatience.

Madame de Simiane, demeurée seule, ne songea point cette fois à prendre un livre, ou à composer des vers. Elle se mit au lit, en se rappelant les phrases de Félix qui regardaient le général : après y avoir long-temps réfléchi, elle espéra qu’Amador n’avait paru volage que parce qu’il n’avait pas connu la femme qui devait le fixer : elle se dit qu’il y aurait du plaisir et de la gloire à le rendre fidèle. Elle s’endormit en formant les projets les plus enchanteurs, et la foule des songes aimables rendit sa nuit paisible et fortunée.