La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/XXI

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXI.




De retour à Villemonble, madame de Simiane négligea la poésie, pour ne s’occuper que de la musique. Quand le cœur commence à être subjugué par cette passion si douce et si amère, qui fait le destin de la vie, mille idées confuses et délicieuses, qui toutes se rapportent à un objet unique, s’emparent de l’esprit. On rêve alors plus qu’on ne pense ; il y a un certain vague dans la sensation agréable que produit la musique, qui prolonge les plaisirs de la rêverie. À mesure, d’ailleurs, que les doigts parcourent avec agilité les cordes mobiles d’un instrument ; que l’oreille est flattée par des sons mélodieux, l’image de ce qu’on aime apparaît plus touchante aux regards ; elle s’insinue plus avant dans le cœur, la volupté de l’espérance y pénètre avec elle. Ah ! l’on a raison de croire à l’hymne sans fin de Jehova : Là où tout est amour, tout doit être harmonie.

Un mois s’était passé depuis la mort de M. de Lamerville, on n’avait point encore reçu de nouvelles du général : son silence commençait à paraître au moins incompréhensible à Mr. D… Anaïs l’expliquait d’une manière favorable. Une trève venait d’être conclue ; M. de Lamerville en profiterait sans doute pour quitter l’armée ; il devait avoir le désir de connaître la femme que son oncle avait jugée digne de lui ; peut-être viendrait-il la surprendre. Bercée de cette aimable illusion, elle passait ses journées à l’attendre : elle ne sortait plus de l’enceinte de son parc, ne voulant pas retarder d’un moment le bonheur qu’elle comptait goûter dans sa première entrevue avec celui qu’elle aimait déjà plus qu’elle-même.

Un matin qu’en déjeûnant avec Mr. D., elle déployait une gaîté qui ne lui était pas ordinaire, on apporta à ce dernier une lettre de Strasbourg : — Est-ce du général, demande d’une voix émue Anaïs ? — De lui-même, répond son ami. À cet instant où son sort va se décider, madame de Simiane est assaillie par une foule de réflexions. L’espoir a soudain disparu de son cœur, la crainte le remplace : elle jette un regard timide sur Mr. D… Elle tremble de le voir ouvrir cette lettre. Ce n’était pas une lettre qu’elle espérait ! Le cachet est brisé ; son inquiétude redouble. Mr. D… lit tout bas ; dans ses traits est l’expression de la surprise : Anaïs soupire, et n’ose l’interroger. Il s’approche d’elle, et lui présente la lettre sans prononcer un mot. Elle tressaille, la reçoit en détournant les yeux, se recueille, rassemble tout son courage, pressent qu’elle en aura besoin. Elle lit enfin :


Le général de Lamerville, à Monsieur D…


« J’ai appris avec une extrême douleur, la mort de l’oncle chéri qui m’a long-temps servi de père. Les soins que madame de Simiane, et vous, daignâtes prendre de ses derniers jours, commandent ma reconnaissance ; je crois m’acquitter en partie du devoir que ce sentiment m’impose, en répondant à l’article le plus important de votre lettre, avec la plus austère franchise.

» Loin d’être étranger au goût des arts, je rends hommage aux personnes qui les cultivent avec succès, et j’aime leur société. Mais permettez-moi de vous le dire, Monsieur, elles ont toutes un penchant à l’indépendance, qui contrarie le véritable but où tend le mariage. Je suis persuadé, d’ailleurs, que ce lien ne peut être heureux qu’autant que ceux qui le forment ne sortent pas des limites assignées par la nature. L’homme qu’elle créa pour commander doit être supérieur en raison, en esprit, à sa compagne, comme il lui est supérieur en force. Je chercherai dans la mienne, si jamais j’en prends une, plus de grâces que de beauté, plus de douceur que d’esprit, plus de complaisance que de caractère. Je craindrais, je l’avoue, de lui voir des talens qui, attirant sur ses pas une foule d’admirateurs, l’empêcheraient de trouver tout son bonheur dans ma tendresse. Je suis né fier, jaloux, un peu bizarre ; il me faut une compagne qui n’ait d’autre désir que celui de me plaire, d’autre gloire que la mienne, d’autre passion que son amour pour moi. Je veux être exclusivement aimé, et pour toujours. Je douterais de la constance des sentimens d’une femme qui aurait l’imagination mobile, et malheur à celle dont je serais l’époux, si je doutais un moment d’elle.

» Je sais que madame de Simiane est jeune, belle, aimable, qu’elle a autant de vertus que d’esprit ; de modestie que de talens. Mais elle est auteur, et, d’après mes principes, ce titre élève une barrière insurmontable entre elle et moi. Sans doute ces principes céderaient aux charmes de madame de Simiane ; aussi me refusai-je au plaisir de la connaître. Je redoute les combats du cœur, ses faiblesses et ses regrets. Je renonce à l’honneur de prétendre à la main de votre amie. Je lui abandonne avec joie l’héritage de mon excellent oncle ; et comme, dans la carrière que j’ai embrassée, la mort peut m’atteindre à chaque instant, je joins à ma lettre un acte en bonnes formes, au moyen duquel madame de Simiane ne pourra jamais être troublée dans la jouissance des biens devenus son partage.

» J’attends de vos bontés, Monsieur, que vous voudrez bien engager madame de Simiane à donner des ordres pour que les portraits de famille placés dans la galerie de l’hôtel de Lamerville, soient remis à mon homme d’affaires : ils ne peuvent intéresser cette dame, et j’attache le plus grand prix à leur possession.

» Agréez, Monsieur, l’assurance de ma haute estime,

» Amador de Lamerville. »


Ce n’était pas sans un effort pénible qu’Anaïs était parvenue à lire cette lettre en entier. Quand elle l’eut achevée, elle la posa sur la table qui était devant elle, fixa d’un œil morne l’acte fatal qui attestait que la résolution prise par M. de Lamerville était irrévocable, et resta ensevelie dans le plus profond silence.

Mr. D… connut alors quelle blessure l’amour avait faite à son cœur : il sentit qu’il ne pouvait rien lui dire dans cet instant, qui ne fût déplacé. Il se contenta de lui adresser un regard vraiment paternel, lui donna un baiser sur le front, et sortit.

Anaïs alla se renfermer dans sa chambre, où elle se livra aux plus tristes idées. Ô mon père ! se dit-elle, pourquoi m’as-tu fait chérir les arts ? Ton enthousiasme pour eux m’a perdue, je leur devrai mon malheur. Bientôt sa conscience délicate lui fit un crime de cette pensée : elle s’imagina entendre son père la lui reprocher du haut des cieux ; elle crut devoir appaiser son ombre, par des prières, et s’en fut au mausolée de M. de Crécy. L’aspect de la fleur académique qu’elle y avait jadis placée, lui fit répandre des larmes. Mais à genoux auprès de ce monument qui lui rappelait tant de souvenirs solennels, elle retrouva quelques étincelles de ce feu sacré que l’amour filial avait allumé dans son ame, et qu’un autre amour menaçait d’éteindre. Elle revint au château, en jurant d’oublier Amador. Pourra-t-elle tenir son serment ?


fin du premier volume.