La Femme affranchie/Deuxième partie/Chapitre IV/IX

La bibliothèque libre.

soumet eu tout à la volonté de l’homme et que, quand le mari n’est pas là, le juge et la famille interviennent.

Un tel discours, quelque révoltant qu’il paraisse, ne serait-il pas conforme aux sentiments que doit inspirer l’étude du Code civil ?

L’auteur. Parfaitement, Madame : et si, en général, le cœur humain ne valait pas mieux que ce code, les femmes, pour être respectées de leurs enfants, n’auraient qu’un parti à prendre : celui de ne mettre au monde que des bâtards. N’est-il pas surprenant, dites-moi, que des lois faites pour moraliser et contenir, tendent à produire tout le contraire ?

La jeune femme. Et l’on fait si grand bruit de notre Code Civil ! Que sont donc ceux des autres nations ?


IX
RUPTURE DE l’ASSOCIATION CONJUGALE.


L’auteur. On a reconnu de tout temps qu’il y a des cas où les époux doivent être séparés. La révolution établit le divorce ; le premier empire le maintint en le restreignant ; la Restauration, déterminée par l’Église que cela ne regarde pas, l’abolit le 8 mai 1816.

L’expérience prouve surabondamment que l’indissolubilité du mariage est la source permanente de désordres sans nombre ; le plus actif dissolvant de la famille ; et que la séparation du corps, loin de remédier à quelque chose, contribue à la destruction des mœurs. Toutes les phrases creuses, tous les raisonnements sonores, ne peuvent détruire la signification des faits.

Nous ne répéterons pas ce qu’ont dit les nombreux écrivains qui ont demandé le rétablissement du divorce ; nous nous contentons de nous joindre à eux ici, nous réservant de revenir plus loin sur ce grave sujet.

Il s’agit pour nous, en ce moment, de constater la différence mise par la loi entre le mari et la femme qui plaident en séparation.

Les époux peuvent demander la séparation si l’un d’eux est condamné à une peine infamante, pour cause d’injures graves, de sévices et d’adultère de la femme. Arrêtons-nous sur ce dernier délit.

Vous croyez sans doute que l’adultère est le manque de fidélité d’un époux envers l’autre, et que la punition est semblable pour un délit semblable, chez l’homme et chez la femme ? Vous vous trompez.

La femme commet le délit d’adultère partout ; on peut en fournir la preuve par lettres et témoins, et ce délit est puni de trois mois à deux ans de réclusion, que le mari peut faire cesser en reprenant sa femme.

Dans le flagrant délit, le mari est excusable de tuer l’adultère et son complice.

L’homme n’est adultère nulle part. Qu’il loue dans sa maison un appartement à sa maîtresse ; qu’il passe ses journées chez elle ; que de nombreuses lettres prouvent son infidélité ; que mille témoins attestent ces choses, cet honnête mari n’est point adultère.

S’il poussait l’impudence jusqu’à entretenir sa maîtresse dans le domicile commun, serait-il adultère ? Non : il y aurait injure grave envers sa femme qui pourrait l’attaquer en justice, et il serait prié de payer une amende de quelques centaines de francs.

En réalité l’homme n’est puni de l’adultère que comme complice d’une femme mariée.

Pour justifier la différence qu’on établit entre l’infidélité du mari et celle de la femme, on attribue plus de gravité à la faute de cette dernière…

La jeune femme. Permettez-moi de vous arrêter ici. Il est facile de démontrer que l’infidélité du mari est plus grave que celle de la femme.

La femme, ne pouvant disposer de son avoir sans l’autorisation du mari, ne peut guère compromettre sa fortune pour un amant.

Au contraire, le mari peut vendre et dissiper tout ce qu’il possède ; employer même l’avoir de la communauté, le fruit du travail et de la bonne administration de sa femme, à entretenir sa maîtresse : je connais plusieurs cas de cette espèce. Donc l’adultère du mari est plus nuisible aux intérêts de la famille que celui de la femme.

La femme adultère peut introduire de faux héritiers dans la famille du mari : c’est mal, j’en conviens ; ce n’est pas moi qui la justifierai ; mais en définitive, ces enfants adultérins ont une famille, de la tendresse, des soins.

Si le mari a des enfants hors du mariage, ils sont ou d’une femme mariée ou d’une femme libre. Dans le premier cas, en introduisant de faux héritiers chez son voisin, il agit comme réponse adultère. Dans le second, il soigne ses enfants ou les abandonne. S’il les soigne, il nuit aux intérêts de l’épouse et des enfants légitimes ; s’il les laisse à la charge de la mère, il met une femme dans l’embarras, brise souvent sa vie ; l’enfant placé à l’hospice, est sans famille, sans tendresse et va grossir la population des prisons, des bagnes et des lupanars.

Dans tout cela, d’ailleurs, n’y a-t-il qu’une question de filiation et d’héritage ? Et le cœur d’une femme, et sa dignité, et son bonheur, qu’en fait-on ? Songe-t-on à ce que nous devons souffrir de l’infidélité, du dédain, de l’abandon de notre mari ?

Songe-t-on que cet abandon, joint au besoin d’aimer et au fatal exemple qui nous est donné, nous pousse à payer de retour l’amour qu’on nous témoigne ; et qu’ainsi l’adultère toléré dans le mari produit l’adultère de la femme ?

L’adultère des deux sexes est un grand mal. Au point de vue moral, la faute est la même ; mais au point de vue social et familial, mais au point de vue de la position des enfants, elle est évidemment beaucoup plus grave commise par l’homme que par la femme, parce que le premier a tout pouvoir pour ruiner la famille, mettre avec impunité le trouble et la douleur dans sa maison et créer une population malheureuse, vouée à l’abandon, le plus souvent au vice.

Voilà ce que nous pensons aujourd’hui, nous, jeunes femmes, qui réfléchissons ; et tous les dithyrambes intéressés des hommes ne peuvent plus nous faire prendre le change.

Ils disent : mais souvent ce n’est-pas le mari de la femme adultère qui est adultère. Nous répondons : la société ne se soucie pas des individualités ; il suffit que l’adultère de l’homme ait des fruits plus amers que celui de la femme, pour qu’il soit sévèrement et non moins sévèrement puni que celui de cette dernière.

Ils disent : c’est une chose indigne et cruelle que de mettre la douleur dans le cœur d’un honnête homme. Nous répondons : c’est une chose tout aussi indigne que de mettre la douleur dans le cœur d’une honnête femme.

Ils disent : c’est un vol que de forcer un homme à travailler pour des enfants qui ne sont pas siens. Nous répondons : C’est on vol d’employer les revenus ou le fruit du travail de sa femme à nourrir des enfants qui lui sont étrangers, et à soutenir la femme qui la désole ; c’est un vol que de détourner sa propre fortune ou le fruit de son propre travail de la maison qu’ils doivent soutenir, pour les porter à une femme étrangère.

Et vous êtes non seulement plus coupables que nous, Messieurs, parce que le résultat de votre adultère est pire que le résultat du nôtre ; mais parce que, vous posant en chefs et en modèles, vous nous devez l’exemple.

Et vous êtes à la fois iniques et stupides d’exiger, de celles que vous nommez vos inférieures en raison, en sagesse, en prudence, en justice, qu’elles soient plus raisonnables, plus sages, plus prudentes et plus justes que vous.

Voilà, Madame, ce que nous pensons et disons.

L’auteur. Vous parlez d’or ; ce n’est pas moi qui vous contredirai ; j’aime à voir la jeunesse se dresser résolument contre les préjugés, et protester contre eux au nom de l’unité de la morale.

Mais nous voilà, je crois, bien loin de notre sujet, le procès en séparation de corps. Revenons-y donc, s’il vous plaît.

La demande en séparation étant admise, le juge autorise la femme à quitter le domicile conjugal ; et elle va résider dans la maison désignée par ce magistrat qui fixe la provision alimentaire que devra fournir le mari. Presque prisonnière sur parole, elle est tenue de justifier de sa résidence dans la maison choisie, sous peine d’être privée de sa pension, et d’être déclarée, même demanderesse, non recevable à continuer ses poursuites.

La jeune femme. Mais pourquoi cet esclavage et cette menace d’un refus de justice ?

L’auteur. Parce que le mari, réputé père de l’enfant qu’elle peut concevoir pendant le procès, doit avoir la possibilité de la surveiller. Comme l’a si bien dit M. de Girardin, la paternité légale est la source principale du servage de la femme mariée.

Pendant le procès, le mari reste détenteur des biens de la femme, qu’il soit demandeur ou défendeur ; il a l’administration des enfants, sauf décision contraire du juge. Si, dans le cas de communauté, la femme a fait faire inventaire du mobilier, c’est le mari qui en est gardien.

Enfin la séparation est prononcée ; la femme rentre comme elle peut, à force de papier timbré, dans ce qui lui reste. Croyez-vous qu’elle soit libre pour cela ? Point du tout : le mari a toujours droit de surveillance sur elle à cause des enfants qui peuvent survenir, et elle ne peut se passer de l’autorisation du mari ou de la justice pour disposer de ses biens, les hypothéquer, etc. Il n’y a de rompu que l’obligation de vivre ensemble et la communauté d’intérêts.

La jeune femme. Je comprends aujourd’hui comment l’indissolubilité du mariage, n’ayant pour palliatif que le triste remède de la séparation, met le concubinage en honneur et produit des crimes odieux. Certaines consciences faibles ne peuvent-elles en effet faire naufrage à la vue d’une chaîne qui doit durer autant que leur vie, et ne pas être tentées de la rompre par le fer et par le poison ? Il est probable que, si les maris ne laissaient pas la liberté à leurs épouses séparées, les crimes contre les personnes se multiplieraient.

Et si l’on se sépare jeune, est-il de la nature humaine de rester dans l’isolement ? Faut-il être puni toute sa vie de ce qu’on s’est trompé ?

Dans de tels cas, quelle autre ressource que le concubinage, et qui oserait le blâmer ?

Et l’on appelle la séparation un remède !

Tout à l’heure vous m’avez laissé entrevoir que le mari peut, en certains cas, désavouer l’enfant de sa femme. Je croyais qu’il n’y a pas de bâtards dans le mariage.

L’auteur. Vous êtes dans l’erreur. Si le mari ou ses héritiers prouvent que depuis le trois centième au cent quatre-vingtième jour, c’est à dire depuis le dixième ou sixième mois avant la naissance de l’enfant, le mari était absent ou empêché par quelqu’accident physique d’en être le père ; ou bien si la naissance a été cachée, la paternité peut être désavouée. Elle peut encore l’être pour l’enfant né avant le cent quatre-vingtième jour du mariage, à moins que le mari n’ait eu connaissance de la grossesse, n’ait assisté à l’acte de naissance, ne l’ait signé ou si l’enfant est déclaré non viable.

La jeune femme. Comment se fait ce désaveu ?

L’auteur. Le mari ou ses héritiers attaquent la légitimité de l’enfant dans un délai déterminé ; et le tribunal statue d’après les preuves administrées.

La jeune femme. Ainsi l’honneur de la femme et l’avenir de l’enfant sont offerts en holocauste à une question d’héritage ?

L’auteur. Parfaitement. Quant à ce que vous nommez l’honneur de la femme, la loi ne s’en soucie guère, elle qui interdit la recherche de la paternité, excepté dans le cas d’enlèvement de la mère mineure ; elle qui permet la recherche de la maternité, pourvu que l’enfant prouve qu’il est le même que celui dont la femme est accouchée, et qu’il apporte un commencement de preuves par écrit.

La jeune femme. Il me paraît peu probable qu’on puisse constater la maternité au bout de quinze ou vingt ans. D’autre part, si les preuves par écrit suffisent pour la recherche de la maternité, pourquoi ne suffiraient-elles pas à celle de la paternité ?

Dites-moi, est-il permis à l’enfant de rechercher sa mère si elle est mariée ?

L’auteur. Certainement : et cette recherche n’est interdite qu’aux enfants adultérins et incestueux.

La jeune femme. Ainsi donc on peut troubler à tout jamais l’avenir d’une femme par la recherche de la maternité ?

L’auteur. Oui : mais vous ne le déplorerez pas en songeant que l’honneur d’une femme n’est pas de ne pas faire d’enfant, mais bien de les élever et de les guider dans la vie. Les enfants nés hors mariage ont une situation légale très malheureuse ; le législateur, imbu de la croyance au péché originel, les rend responsables de la faute de leurs parents. Or, Madame, devant l’humanité et devant la conscience, il n’y a point de bâtards ; donc il ne doit pas y en avoir devant la société. Lorsque la femme y aura sa place, elle poursuivra la réforme des lois qui portent l’empreinte de dogmes surannés ; en attendant, combattons celles qui rappellent l’anathème lancé sur nous en conséquence du mythe d’Ève.

X
RÉSUMÉ ET CONSEILS.


La jeune femme. Avant d’aller plus loin, récapitulons ce que nous avons dit jusqu’ici.

Devant l’idéal du Droit, nous devons être libres, égales aux hommes ; donc nous avons droit comme eux à tous les moyens de développement, droit comme eux à faire de nos facultés l’emploi qui nous convient, droit comme eux à tout ce qui constitue la dignité du citoyen.

Or, dans l’état actuel, la femme est serve, sacrifiée à l’homme ;

Elle n’a pas de droits politiques ;

Elle est infériorisée dans la cité, bannie de l’exercice des fonctions publiques ;

Elle est moins rétribuée que l’homme à égalité de travail ;

Dans le mariage, elle est absorbée, humiliée, mise à la merci de son conjoint, dépouillée de ses droits maternels ;