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La Femme affranchie/Deuxième partie/Chapitre IV/X

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législateur, imbu de la croyance au péché originel, les rend responsables de la faute de leurs parents. Or, Madame, devant l’humanité et devant la conscience, il n’y a point de bâtards ; donc il ne doit pas y en avoir devant la société. Lorsque la femme y aura sa place, elle poursuivra la réforme des lois qui portent l’empreinte de dogmes surannés ; en attendant, combattons celles qui rappellent l’anathème lancé sur nous en conséquence du mythe d’Ève.

X
RÉSUMÉ ET CONSEILS.


La jeune femme. Avant d’aller plus loin, récapitulons ce que nous avons dit jusqu’ici.

Devant l’idéal du Droit, nous devons être libres, égales aux hommes ; donc nous avons droit comme eux à tous les moyens de développement, droit comme eux à faire de nos facultés l’emploi qui nous convient, droit comme eux à tout ce qui constitue la dignité du citoyen.

Or, dans l’état actuel, la femme est serve, sacrifiée à l’homme ;

Elle n’a pas de droits politiques ;

Elle est infériorisée dans la cité, bannie de l’exercice des fonctions publiques ;

Elle est moins rétribuée que l’homme à égalité de travail ;

Dans le mariage, elle est absorbée, humiliée, mise à la merci de son conjoint, dépouillée de ses droits maternels ; Dans la famille, elle est mineure ; ses droits de tutelle sont inférieurs à ceux de l’homme ;

Au point de vue des mœurs elle est presque abandonnée aux passions de l’autre sexe : elle en porte seule les conséquences.

Jugée faible, inintelligente, incapable, quand il s’agit de droits et de fonctions, elle est, par une contradiction flagrante, réputée forte, intelligente, capable, lorsqu’il s’agit de morale, lorsqu’il s’agit d’être punie quand, fille majeure ou veuve, il est question de se gouverner et de régir sa fortune. Et des gens, dont le cerveau s’est crétinisé dans la vase du moyen âge, en présence de notre situation, osent s’écrier : Les femmes ! Mais elles sont libres ! Elles sont heureuses !

Que signifient donc les réclamations des plus braves d’entre elles ?

Ces Messieurs sont maîtres de notre fortune, de notre dignité, de nos enfants ; ils peuvent nous ôter notre nationalité, dissiper notre bien, le produit de notre travail et de notre bonne administration avec des maîtresses ; nous torturer sans témoins, nous faire mourir de douleur et de honte ; nous conduire sous le canon ou sur le bord d’un marais dont l’air nous tuera ; nous contraindre à subir mille affronts, à leur livrer les biens que notre contrat nous avait réservés, soit en nous intimidant, soit en nous menaçant d’éloigner nos enfants ; ils ne nous laissent d’emplois que ceux qui les ennuient ou ne leur semblent pas assez lucratifs, et puis, après cela, ils sont étonnés de nos plaintes, de nos protestations, de notre révolte !

L’auteur. Ne vous passionnez pas contre eux : riez-en, Madame ; ce sont les mêmes hommes qui veulent être libres ce sont les mêmes hommes qui blâment les planteurs et trouvent légitimes les réclamations des esclaves ; ce sont les mêmes hommes qui ont trouvé fort juste que leurs pères serfs et bourgeois prissent les droits que leur refusaient la noblesse et le clergé. Plaignez leur inintelligence, leur manque de cœur, leur défaut de justice : ils ne comprennent pas qu’ils jouent à l’égard de la femme le rôle des planteurs, des seigneurs et des prêtres.

Quand les femmes le voudront fortement, la loi sera transformée. Toute mère doit d’abord instruire sa fille de la position qui lui est faite dans le mariage ; des risques terribles et nombreux qu’elle court dans l’amour.

La jeune femme. Un certain nombre d’entre nous, effrayées du servage que subit la femme mariée, ne voulant point passer sous les fourches caudines du mariage, introduisent de plus en plus dans nos mœurs une forme d’union durable et honnête qu’on peut nommer mariage libre ; Maison qu’il n’est pas permis de confondre avec ces rapprochements passagers si déshonorants pour les deux sexes.

L’auteur. Beaucoup d’inconvénients sont attachés au mariage libre. D’abord les mœurs ne blâmeront pas l’homme qui abandonnera sa compagne, même après vingt ans d’union, même avec des enfants. Il y a mieux : cette action indigne ne l’empêchera pas de trouver des mères qui n’hésiteront pas à l’accepter pour gendre. D’autre part, la femme, quelle que soit la chasteté de sa conduite, rencontrera constamment sur sa route des collets montés ou d’hypocrites adultères qui lui témoigneront du dédain, qui lui fermeront leur porte, quoiqu’elles l’ouvrent à son conjoint. Souvent elle verra l’homme auquel elle fait le sacrifice de sa réputation oublier de la faire respecter, consentir à fréquenter les personnes chez lesquelles elle n’est pas admise.

Cependant la répugnance pour le mariage légal est si grande chez certaines femmes dignes et réfléchies, qu’elles préfèrent encourir toutes les mauvaises chances que de s’enchaîner. Qu’elles rendent alors leur situation le moins périlleuse possible : elles peuvent y réussir par un contrat d’association qui assure leurs droits dans le travail commun, et garantisse l’avenir des enfants. L’homme les respectera davantage, quand il aura des obligations à remplir envers elles comme associées : S’il refusait de signer un tel contrat, la femme serait une insensée d’accepter sa compagnie, car il serait certain qu’il n’est qu’un égoïste et conserve une arrière-pensée d’exploitation et d’abandon.

La jeune femme. Une autre classe de femmes, n’ayant pas moins de répugnance pour la cérémonie légale que les précédentes, mais qui la subissent parce qu’elles craignent l’opinion, n’osent déplaire à leur famille et n’ont pas foi en la constance de l’homme, s’inquiètent comment elles pourraient concilier leur dignité avec la situation que leur fait la loi.

L’auteur. Deux faits identiques, qui se sont passés il y a quelques années aux États-Unis, diront à ces femmes-là ce qu’elles ont à faire.

Miss Lucy Stone et Miss Antoinette Brown, deux femmes du parti de l’émancipation qui parcourent l’Amérique du Nord en faisant des lectures, étaient recherchées par deux frères, les Messieurs Blackwell. En Amérique, comme partout, la loi subordonne la femme mariée. La position était difficile pour les émancipatrices : se marier sous la loi d’infériorité c’était violer leurs principes ; s’unir librement, c’était nuire à leur considération et s’ôter le pouvoir d’agir. Elle s’en tirèrent fort habilement. Chacune d’elles, de concert avec son fiancé, rédigea une protestation contre la loi qui régit le mariage ; protestation suivie de conventions par lesquelles les futurs conjoints se reconnaissaient mutuellement égaux et libres, déclarant ne se marier devant le magistrat que par respect pour l’opinion. Puis, après la cérémonie légale, les époux publièrent dans les journaux cet engageraient réciproque.

Que les femmes qui ont le sentiment de leur dignité fassent signer et signent un tel acte. Devant la loi, il est nul ; mais il ne le sera pas devant la conscience des témoins qui y auront assisté. Si la femme est ce qu’elle doit être, honnête et sérieuse, et que le mari viole ses promesses, il sera réputé un malhonnête homme. Du reste, le respect de sa signature lui sera facilité, si la femme se marie, comme nous le conseillons, sous le régime dotal avec paraphernaux et société d’acquêts, ou sous celui de la séparation de biens.

La jeune femme. Ainsi dans le mariage libre, contrat d’association enregistré ; dans le mariage légal, protestation devant témoins contre la loi qui subalternise la femme, contrat sous le régime dotal avec paraphernaux ou sous celui de la séparation de biens, tels sont les moyens par lesquels vous jugez que la femme française peut protester contre la loi du mariage actuel, en attendant que le législateur la réforme.

L’auteur. Oui, Madame ; si cette forme de protestation est insuffisante, elle n’est pas immorale comme celle qui se produit aujourd’hui par l’adultère, la profanation du mariage devenu un ignoble marché où l’on se vend à une femme pour tant de dot. La mesure que nous proposons aux femmes fera réfléchir le législateur ; la forme de protestation qu’on se permet aujourd’hui détruit la famille, les mœurs et la santé publique.

En attendant que les réformes légales soient obtenues, nous ferions bien aussi de venir en aide aux femmes ouvrières, malheureuses en ménage, et qui ne peuvent plaider en séparation parce qu’elles n’ont pas d’argent.

Il est temps d’apprendre aux maris ouvriers qu’on n’est pas maître, comme ils le croient et le disent, de battre sa femme, de la mettre sur la paille avec ses enfants. N’oublions pas, Madame, que, dans tous les rangs, il y a de détestables maris, et que notre œuvre, à nous, est de défendre contre eux leurs femmes, surtout lorsqu’elles manquent des moyens nécessaires pour le faire elles-mêmes convenablement.