La Femme assise/IX

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NRF (p. 223-240).
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IX


« Vers la fin du premier semestre de 1915, tandis que les Austro-Hongrois attaquaient G…, il advint un fait singulier digne de demeurer dans les annales de l’Amour.

« De race polonaise, le commandant de l’artillerie qui attaquait le secteur était le comte Pr…, propre cousin du commandant de l’artillerie russe, le comte Cs… La guerre a créé de ces pénibles situations dans les familles éparpillées de la Pologne déchirée.

« Très riche, bien qu’il fût « au service de l’Autriche », le comte Pr…, qui possédait d’immenses domaines dans la région, y avait longtemps vécu avant la guerre et même s’était vu contraint d’y laisser son amie, une marchande au long corps potelé, au regard voluptueux et musicienne accomplie, laquelle, depuis peu de temps, était du dernier bien avec le comte Cs…, commandant de l’artillerie russe. De son côté, celui-ci laissait derrière les lignes sa maîtresse qu’il aimait tendrement. Cette jeune patricienne, veuve depuis un an à peine, et qui connaissait pour la première fois le plaisir d’aimer, se désolait d’être séparée de son amant, et le comte Pr…, qui avait eu l’occasion de lui être présenté avant qu’il devînt l’ennemi, l’envahisseur, lui faisait en vain une cour très assidue. Il n’avait pas oublié toutefois sa musicienne, la marchande de G… et, musicien lui-même, compositeur de talent, pour se rappeler au souvenir de sa maîtresse, il eut l’idée de lui donner un concert, tour à tour aubade et sérénade, tel qu’aucun amant n’avait encore tenté d’en flatter l’ouïe de sa maîtresse. Après avoir mesuré le son des canons de façon à connaître le timbre et la hauteur de la note qui sortait de leur âme, il composa une épouvantable symphonie qu’il fit exécuter à ses batteries ; et son rival, le commandant de l’artillerie russe, non moins musicien que lui, le comprit si bien qu’à ce terrible concert il mêla les accents aussi sauvages, mais malheureusement moins puissants, de ses canons, complétant ainsi l’horrible symphonie de son ennemi. Ce n’était rien moins que de la musique de chambre. Et ce concert, qui portait la mort, dura ainsi deux jours et deux nuits, terrifiant ceux qui l’écoutaient et auraient bien voulu ne pas l’entendre, mais ne pouvaient s’empêcher d’en admirer l’effrayante et magnifique harmonie.

« Durant la deuxième nuit, le comte Pr… fit lancer sur la ville de G… des obus à gaz suffocant où, s’étant souvenu des alcancies des Mores de Grenade, il avait fait mêler des parfums très subtils qui embaumèrent la ville assiégée et les odeurs les plus variées et les plus violentes s’y succédèrent jusqu’à l’aube, tandis que le front des tranchées s’éclairait d’une merveilleuse pyrotechnie de fusées de toutes les couleurs qui montaient sans cesse et mouraient doucement. La garnison russe et la presque totalité de la population de G… périrent de ce concert avec la maîtresse du comte Pr… qu’il retrouva morte sur le cadavre de son amant. Quant à la maîtresse de celui-ci, qui avait résisté jusque-là au désir du vainqueur, il fallut qu’elle cédât à sa violence, mais le soir même elle poignarda le comte Pr… qui s’était endormi gorgé de viande, ivre d’hydromel et de tokay centenaires, après quoi une dernière rafale tirée de loin sur les batteries russes laissa tomber un obus sur le petit castel où vivait la jeune veuve et la tua de telle façon qu’à l’accord final du concert sanglant, il ne demeura aucun des quatre amants polonais. »

Et la princesse Nathalie Teleschkine ajouta :

« Cette histoire m’est parvenue dans une lettre de Russie. Qu’y a-t-il de plus précaire que l’amour en tous les temps ? Ne vous étonnez pas, mon cher Pablo, qu’il le soit davantage en temps de guerre. »

Et elle reprenait une à une les lettres qu’Elvire avait écrites à Pablo. Depuis le retour de son amant Nicolas, Elvire, après avoir rompu avec Pablo, l’avait revu et la vie s’écoulait sans heurts. Nicolas s’intéressait de moins en moins à Elvire et courait de son côté avec les petites actrices qui venaient donner des séances à l’hôpital ruritanien. Elvire en était profondément froissée et bien plus jalouse qu’elle ne disait, car elle voyait le manège de son Nicolas, tandis que celui-ci ne s’était pas aperçu des intrigues d’Elvire.

Elles lui furent révélées par la marraine de guerre d’un des officiers soignés à l’hôpital. Elle lui avait fait des avances auxquelles il avait fait un accueil incertain, car il était sorti avec elle et l’avait menée quelquefois prendre le thé rue de Rivoli. Il l’avait même présentée à Elvire qui passait maintenant la moitié de son temps à la Coupole avec son Pablo aux mains d’azur et ses amis. Mais Nicolas ne s’était jamais décidé à faire sérieusement la cour à la marraine du lieutenant Emmanuel Verde-Croya, la jolie Nicole, qui, dépitée et pour brusquer la rupture qu’elle souhaitait entre Elvire et Nicolas, lui déclara un jour qu’elle était venue voir son filleul à l’hôpital : « Mon cher, vous êtes cocu. » Et elle eut une crise de nerfs au moment où, rouge de honte, il répondait : « Je ne crois pas. » Et tandis que le lieutenant Verde-Croyes sortait de la chambre en boitillant et en chantonnant la chanson de Chérubin

J’avais une marraine
Que mon cœur, que mon cœur a de peine

Nicolas, qui n’y croyait pas, fit cependant à ce propos, dès le soir même, une scène à Elvire et tout Montparnasse qui était au courant se mêla de les séparer. Seule, Elvire se mit dans la tête qu’il fallait qu’elle restât avec son Nicolas, nia si bien, qu’elle nia tout ce qu’on lui reprochait, cessa d’aller à la Coupole et de voir Canouris qui lui écrivit et elle lui répondit d’un ton courroucé que leur camaraderie était finie et, moitié pour ravoir Elvire, moitié pour que Nicolas, dont il était l’ami, fut au courant du caractère de sa maîtresse, Pablo, qui avec les femmes ne connaissait que la violence et qui les méprisait, prit la résolution de prévenir la sœur de Nicolas, afin que l’étendue du scandale empêchât toute réconciliation.

Il alla chez la princesse Teleschkine, lui dit qu’il aimait Nicolas comme un frère, qu’il était navré de le savoir acoquiné avec une fille comme Elvire, la présenta comme une dangereuse Sirène dont il avait été lui-même la victime, la montra s’amusant avant lui avec des aviateurs anglais, des journalistes américains et un auxiliaire du service de santé.

Nathalie Teleschkine l’écouta avec une joie épouvantablement douloureuse car depuis longtemps elle souhaitait que son frère rompît avec Elvire et, d’autre part, elle craignait qu’il ne supportât pas sans beaucoup en souffrir cette inévitable rupture.

Pablo Canouris lui montra les lettres qu’Elvire lui avait écrites, mais elles ne pouvaient servir qu’à renforcer une conviction morale car elles n’étaient pas, en elles-mêmes, compromettantes. Elles étaient amicales, c’est tout. Finalement il montra des croquis qu’il avait faits d’après Elvire nue et une photo où elle était représentée nue aussi.

La princesse Teleschkine n’en avait pas besoin de tant pour asseoir sa conviction, elle remercia Pablo de la preuve d’amitié qu’il venait de donner à l’endroit de Nicolas et sa colère à l’égard d’Elvire était si grande que, si elle l’avait tenue, elle l’eût étranglée sur l’heure, mais elle ne put se venger que sur un bouquet que la maîtresse de son frère avait peint et qui représentait des pivoines d’un rose éclatant sur un fond azuré. Elle le lacéra. Et Pablo, que le talent d’Elvire séduisait, ne vit pas sans peine s’accomplir sous ses yeux cet acte inutile de vandalisme.

Quand Nicolas vint à l’heure du thé chez sa sœur, elle le mit au courant avec des accents tragiques et celui-ci, plus pâle qu’un mort, revint aussitôt à son atelier et pria Elvire de s’en aller car il était au courant de tous ses déportements, il lui dit qu’il était inutile désormais de les nier, que Pablo lui-même avait tout raconté, puis il sortit pour permettre à Elvire de faire ses bagages et de partir.

Mais, lorsqu’il revint, il ne put rentrer chez lui, car la clef avait été laissée dans la serrure, à l’intérieur, et une forte odeur de gaz émanait des jointures de la porte. Il donna l’alarme et, avec le concierge, enfonça la porte, et l’on trouva Elvire asphyxiée sur le fourneau à gaz. Le médecin, qui arriva sur ces entrefaites, eut bien du mal à la faire revenir à elle, et Nicolas lui pardonna tout, ajoutant foi à ses dénégations et comme, en effet, rien ne prouvait que Pablo eût dit la vérité, Nicolas mit ses dénonciations sur le compte du dépit qu’il avait eu de ne point réussir à enlever Elvire.

Les croquis ne prouvaient rien non plus, car Pablo pouvait fort bien les avoir faits de chic et la photo, au dire d’Elvire, avait été prise à Pétrograd ; l’épreuve que détenait Pablo, Elvire l’avait perdue ou peut-être même Pablo l’avait-il dérobée un jour qu’il était venu visiter ses amis.

Si bien qu’il ne restât rien de cette histoire que huit jours de lit durant lesquels le faux Ovide du Pont-Euxin vint en visite à l’atelier de la rue Maison-Dieu en compagnie du vieil Otto Mahner qui, voyant de quoi il s’agissait dans cette maison, l’Éros luttant sauvagement avec l’Antéros, ne parla que de la guerre et mentionna une petite brochure qu’il gardait précieusement et relisait chaque année avec un étonnement toujours croissant :

« C’est sans doute, dit-il, aux frais du prophète anonyme qu’on a imprimé et distribué une singulière prophétie concernant les événements à venir avant le 9 avril 1931.

« L’exemplaire que je possède, et qui a paru en 1903, m’a été donné dans la rue, à Paris, la même année.

« Certaines prédictions, notamment celles concernant le Maroc et Tripoli, et qui se trouvent réalisées, donnent un intérêt à la brochure du Nostradame inconnu.

« La brochure est un in-12 de 42 pages, en comptant la couverture.

« Voici le titre complet :

« Vingt événements à venir — Selon le Prophète Daniel et l’Apocalypse — Entre 1906 et la fin de cette Ère en 1929-1931 — Révolutions et Guerres dans le cours de 1906 à 1919. — Confédération de dix Royaumes vers 1919 : la France, la Grande Bretagne, l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, la Grèce, l’Égypte, la Syrie, la Turquie, les États des Balkans. — Venue d’un Napoléon comme roi d’un des États grecs vers 1920-21 et comme roi de Syrie vers 1922-23 et le Président de la Confédération de 1925-27 à 1929-31. — Ascension de 144.000 chrétiens au ciel, sans qu’ils aient vu la mort, le 26 février 1924 ou 1926. — Alors d’étonnants phénomènes. — Guerre universelle de janvier à août 1925 ou 1927. — Grande tribulation et persécution pour 3 ans 1/2, de août 1925 ou 1927. — Descente de Jésus-Christ à Jérusalem le 2 mai 1929 ou 9 avril 1931, pour détruire les méchants et régner sur les nations 1000 ans. — Aussi le livre du Prophète Daniel. — Librairie Charles, 8, rue Monsieur-le-Prince, boulevard Saint-Germain, Paris.

« Il faut noter que le Napoléon venu de Syrie est appelé tantôt Empereur des Dix Royaumes et tantôt Président de la Confédération.

« Une image en couleurs représentant quatre personnages à cheval, symboles des événements prédits, illustre ce titre, dont j’ai respecté les bizarreries.

« Les pages 2, 3 et 4 de la couverture sont occupées par des images en couleurs, celle de la page 4 est la plus surprenante. Elle représente la bataille d’Armageddon à Jérusalem, à la fin de cette ère, le 2 mai 1929 ou 9 avril 1931.

« Au bas de la 4e page de la couverture, on lit : Imprimerie Tom Browne et Compagnie, Hyson Green, Nottingham.

« À en croire certains renseignements contenus dans la brochure, la première édition en aurait été publiée à la librairie Martien, en 1863, à Philadelphie. Une autre édition, augmentée, aurait paru en 1893.

« L’édition de 1903 serait la plus intéressante, car les dates précises des vingt événements à venir s’y trouvent pour la première fois. Il est possible que les premières éditions aient été publiées en anglais, mais l’auteur n’en dit rien.

« Les premières pages de la prophétie peuvent la faire prendre pour un ouvrage de propagande bonapartiste. Cependant le Napoléon annoncé finit par tomber dans de telles impiétés, de si grandes cruautés que si la brochure n’était qu’un pamphlet de propagande politique, elle irait à l’encontre de son but.

« L’auteur connaît, pour les avoir parcourus, les États-Unis, l’Europe, la Palestine.

« D’autre part, on se trouve en présence d’un historien éclairé, sinon érudit. Aucun des problèmes de la politique contemporaine ne lui est inconnu. Il n’affecte pas des prétentions prophétiques : ses prédictions ne sont que des gloses sur des textes sacrés.

« — Des révolutions et des guerres dans le cours de 1906 à 1919, dit le prophète inconnu, amèneront la séparation de la Macédoine, l’Albanie et la Syrie de la Turquie, et l’extension de la France jusqu’au Rhin, et transformeront, pas plus tard que 1919, les 22 royaumes ou États qui occupent maintenant le territoire de l’ancien Empire romain de César en dix royaumes gouvernés par dix souverains, comme le représentent les dix cornes de la bête de Daniel, ainsi que les dix orteils de la statue de Daniel. II, 33 ; VII, 24. Les 22 Royaumes ou États sont : (1) la France ; (2) la Grande Bretagne ; (3) la Belgique ; (4) le Luxembourg ; (5) la Suisse ; (6) la Bavière ; (7) Bade ; (8) Wurtemberg ; (9) provinces du Rhin ; (10) l’Espagne ; (11) le Portugal ; (12) le Maroc qui sera ajouté à la France ou à l’Espagne ; (13) Tripoli, qui sera ajouté à la France ou à l’Italie ; (14) l’Autriche ; (15) l’Italie ; (16) la Grèce ; (17) l’Égypte ; (18) la Turquie ; (19) la Bulgarie ; (20) la Serbie ; (21) la Roumanie ; (22) le Monténégro.

« Dans le cours de 1906 à 1931, il y aura des révolutions et des guerres dans toutes les parties du monde, ainsi que des grèves et des luttes entre patrons et ouvriers, de grands tremblements de terre, des troubles, des commotions, des famines et des pestes ; des signes dans le soleil, dans la lune et les étoiles. »

« Un second passage mentionne ces faits qui doivent se produire avant 1919.

« Formation de ces dix royaumes en une Confédération ou Alliance de dix royaumes (remplaçant la triple alliance actuelle de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, ainsi que la double alliance de la France et de la Russie). Les dix royaumes confédérés se composeront de : (1) la France, s’annexant plusieurs petits états ou royaumes, et ainsi agrandie jusqu’au fleuve du Rhin et le mur romain de Bingen à Ratisbonne, parce qu’autrefois ce fleuve et ce mur formaient la frontière de l’Empire Romain entre la France et l’Allemagne ; (2) la Grande Bretagne séparée (du moins tant que ces pays auront des parlements à eux) de l’Irlande et de l’Inde, ainsi que ses autres colonies qui n’ont jamais fait partie de l’Empire Romain de César ; (3) l’Espagne avec le Portugal et toute cette partie du Maroc qui ne sera pas ajoutée à la France ; (4) l’Italie probablement avec Tripoli ; (5) l’Autriche, au moins les provinces situées au nord du Danube, c’est-à-dire moins presque toute la Hongrie et la Bohême, la Moravie et la Galicie ; (6) la Grèce avec la Thessalie, l’Épire, la Macédoine et l’Albanie comme il fut autrefois ; (7) l’Égypte ; (8) la Syrie, séparée de la Turquie ; (9) la Turquie qui ne comprendra plus que l’ancienne Grèce et la Bithynie ; (10) les États des Balkans ou États slaves, c’est-à-dire la Bulgarie et la Roumanie et une partie de la Serbie et de la Hongrie.

« Il y aura donc ainsi cinq royaumes d’Orient et cinq d’Occident, espèce d’États-Unis.

« Chacun de ces dix royaumes aura un gouvernement constitutionnel, c’est-à-dire démocratique, monarchique. Conséquemment l’Égypte, la Syrie et la Turquie auraient avant 1919 des parlements et des députés élus par les peuples.

« Un chef remarquable (semblable à Napoléon Ier de 1798 à 1806) apparaîtra en France dans les guerres qui auront lieu à quelque période entre 1906 et 1919 et il élèvera cette confédération de dix Royaumes, semblable à un Eiffel politique, et ainsi, inconsciemment, il préparera le chemin pour le Napoléon qui deviendra la petite corne vers 1920-21, et Roi de Syrie vers 1922 et l’Empereur de dix Royaumes vers 1926, sommet de la pyramide politique, pour trois ans et demi. »

Nicolas Varinoff, qui s’intéressait passionnément à la guerre, observa :

« — Il n’est pas souvent question de l’Allemagne, ni de la Russie dans cette singulière prophétie. »

« — Pas plus que de l’Amérique et du Japon, ajouta Mahner, mais c’est le propre des prophéties d’être singulières. »

« — Le plus singulier, dit Nicolas, c’est qu’il commence à être sérieusement question d’une confédération latine et des historiens comme Ferrero et Luchaire s’occupent, par des enquêtes, d’y préparer l’opinion publique. »

« — Mais, dites-moi donc, s’écria Elvire, qui commençait à s’intéresser à la question, quel âge peut avoir aujourd’hui le Napoléon dont il s’agit ? »

« — Je l’ignore, mon enfant, dit Mahner, et peut-être n’est-il appelé ici Napoléon que par manière de parler et symbolise-t-il tout simplement le nouvel astre impérial qui se prépare à rayonner sur le monde, l’Impérialisme civilisateur né de l’adroite solution des problèmes qui se posent encore aujourd’hui dans la Méditerranée orientale. »