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La Femme au collier de velours/Chapitre II

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Michel Lévy (p. 48-56).


II

LA FAMILLE D’HOFFMANN


Au nombre de ces ravissantes cités qui s’éparpillent au bord du Rhin, comme les grains d’un chapelet dont le fleuve serait le fil, il faut compter Mannheim, la seconde capitale du grand-duché de Bade, Mannheim, la seconde résidence du grand-duc.

Aujourd’hui que les bateaux à vapeur qui montent et descendent le Rhin passent à Mannheim, aujourd’hui qu’un chemin de fer conduit à Mannheim, aujourd’hui que Mannheim, au milieu du pétillement de la fusillade, a secoué, les cheveux épars et la robe teinte de sang, l’étendard de la rébellion contre son grand-duc, je ne sais plus ce qu’est Mannheim ; mais, à l’époque où commence cette histoire, c’est-à-dire il y a bientôt cinquante-six ans, je vais vous dire ce qu’elle était.

C’était la ville allemande par excellence, calme et politique à la fois, un peu triste, ou plutôt un peu rêveuse ; c’était la ville des romans d’Auguste Lafontaine et des poëmes de Gœthe, d’Henriette Belmann et de Werther.

En effet, il ne s’agit que de jeter un coup d’œil sur Mannheim pour juger à l’instant, en voyant ses maisons honnêtement alignées, sa division en quatre quartiers, ses rues larges et belles où pointe l’herbe, sa fontaine mythologique, sa promenade ombragée d’un double rang d’acacias qui la traverse d’un bout à l’autre ; pour juger, dis-je, combien la vie serait douce et facile dans un semblable paradis, si parfois les passions amoureuses ou politiques n’y venaient mettre un pistolet à la main de Werther ou un poignard à la main de Sand.

Il y a surtout une place qui a un caractère tout particulier, c’est celle où s’élèvent à la fois l’église et le théâtre.

Église et théâtre ont dû être bâtis en même temps, probablement par le même architecte ; probablement encore vers le milieu de l’autre siècle, quand les caprices d’une favorite influaient sur l’art à ce point que tout un côté de l’art prenait son nom, depuis l’église jusqu’à la petite maison, depuis la statue de bronze de dix coudées jusqu’à la figurine en porcelaine de Saxe.

L’église et le théâtre de Mannheim sont donc dans le style pompadour.

L’église a deux niches extérieures : dans l’une de ces deux niches est une Minerve, et dans l’autre est une Hébé.

La porte du théâtre est surmontée de deux sphinx. Ces deux sphinx représentent, l’un la Comédie, l’autre la Tragédie.

Le premier de ces deux sphinx tient sous sa patte un masque, le second un poignard. Tous deux sont coiffés en racine droite avec un chignon poudré, ce qui ajoute merveilleusement à leur caractère égyptien.

Au reste, toute la place, maisons contournées, arbres frisés, murailles festonnées, est dans le même caractère, et forme un ensemble des plus réjouissans.

Eh bien ! c’est dans une chambre située au premier étage d’une maison dont les fenêtres donnent de biais sur le portail de l’église des Jésuites, que nous allons conduire nos lecteurs, en leur faisant seulement observer que nous les rajeunissons de plus d’un demi-siècle, et que nous en sommes, comme millésime, à l’an de grâce ou de disgrâce 1793, et comme quantième au dimanche 10 du mois de mai. Tout est donc en train de fleurir : les algues au bord du fleuve, les marguerites dans la prairie, l’aubépine dans les haies, la rose dans les jardins, l’amour dans les cœurs.

Maintenant ajoutons ceci : c’est qu’un des cœurs qui battaient le plus violemment dans la ville de Mannheim et dans les environs était celui du jeune homme qui habitait cette petite chambre dont nous venons de parler, et dont les fenêtres donnaient de biais sur le portail de l’église des Jésuites.

Chambre et jeune homme méritent chacun une description particulière.

La chambre, à coup sûr, était celle d’un esprit capricieux et pittoresque tout ensemble, car elle avait à la fois l’aspect d’un atelier, d’un magasin de musique et d’un cabinet de travail.

Il y avait une palette, des pinceaux et un chevalet, et sur ce chevalet une esquisse commencée.

Il y avait une guitare, une viole d’amour et un piano, et sur ce piano une sonate ouverte.

Il y avait une plume, de l’encre et du papier, et sur ce papier un commencement de ballade griffonné.

Puis, le long des murailles, des arcs, des flèches, des arbalètes du quinzième siècle, des gravures du seizième, des instrumens de musique du dix-septième, des bahuts de tous les temps, des pots à boire de toutes les formes, des aiguières de toutes les espèces, enfin des colliers de verre, des éventails de plumes, des lézards empaillés, des fleurs sèches, tout un monde enfin ; mais tout un monde ne valant pas vingt-cinq thalers de bon argent.

Celui qui habitait cette chambre était-il un peintre, un musicien ou un poëte ? Nous l’ignorons.

Mais, à coup sûr, c’était un fumeur ; car, au milieu de toutes ces collections, la collection la plus complète, la plus en vue, la collection occupant la place d’honneur et s’épanouissant au soleil au-dessus d’un vieux canapé, à la portée de la main, était une collection de pipes.

Mais, quel qu’il fût, poëte, musicien, peintre ou fumeur, pour le moment, il ne fumait, ni ne peignait, ni ne notait, ni ne composait.

Non, il regardait.

Il regardait, immobile, debout, appuyé contre la muraille, retenant son souffle ; il regardait par sa fenêtre ouverte, après s’être fait un rempart du rideau, pour voir sans être vu ; il regardait comme on regarde quand les yeux ne sont que la lunette du cœur !

Que regardait-il ?

Un endroit parfaitement solitaire pour le moment, le portail de l’église des Jésuites.

Il est vrai que ce portail était solitaire parce que l’église était pleine.

Maintenant quel aspect avait celui qui habitait cette chambre, celui qui regardait derrière ce rideau, celui dont le cœur battait ainsi en regardant ?

C’était un jeune homme de dix-huit ans tout au plus, petit de taille, maigre de corps, sauvage d’aspect. Ses longs cheveux noirs tombaient de son front jusqu’au-dessous de ses yeux, qu’ils voilaient quand il ne les écartait pas de la main, et, à travers le voile de ses cheveux, son regard brillait fixe et fauve, comme le regard d’un homme dont les facultés mentales ne doivent pas toujours demeurer dans un parfait équilibre.

Ce jeune homme, ce n’était ni un poëte, ni un peintre, ni un musicien : c’était un composé de tout cela ; c’était la peinture, la musique et la poésie réunies ; c’était un tout bizarre, fantasque, bon et mauvais, brave et timide, actif et paresseux : ce jeune homme, enfin, c’était Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann.

Il était né par une rigoureuse nuit d’hiver, en 1776, tandis que le vent sifflait, tandis que la neige tombait, tandis que tout ce qui n’est pas riche souffrait : il était né à Kœnigsberg, au fond de la Vieille-Prusse ; né si faible, si grêle, si pauvrement bâti, que l’exiguïté de sa personne fit croire à tout le monde qu’il était bien plus pressant de lui commander une tombe que de lui acheter un berceau ; il était né la même année où Schiller, écrivant son drame des Brigands, signait Schiller, esclave de Klopstock ; né au milieu d’une de ces vieilles familles bourgeoises comme nous en avions en France du temps de la Fronde, comme il y en a encore en Allemagne, mais comme il n’y en aura bientôt plus nulle part ; né d’une mère au tempérament maladif, mais d’une résignation profonde, ce qui donnait à toute sa personne souffrante l’aspect d’une adorable mélancolie ; né d’un père à la démarche et à l’esprit sévères, car ce père était conseiller criminel et commissaire de justice près le tribunal supérieur provincial. Autour de cette mère et de ce père, il y avait des oncles juges, des oncles baillis, des oncles bourgmestres, des tantes jeunes encore, belles encore, coquettes encore ; oncles et tantes, tous musiciens, tous artistes, tous pleins de sève, tous allègres. Hoffmann disait les avoir vus ; il se les rappelait exécutant autour de lui, enfant de six, de huit, de dix ans, des concerts étranges où chacun jouait d’un de ces vieux instrumens dont on ne sait même plus les noms aujourd’hui : tympanons, rebecs, cithares, cistres, violes d’amour, violes de gamba. Il est vrai que personne autre qu’Hoffmann n’avait jamais vu ces oncles musiciens, ces tantes musiciennes, et qu’oncles et tantes s’étaient retirés les uns après les autres comme des spectres, après avoir éteint, en se retirant, la lumière qui brûlait sur leurs pupitres.

De tous ces oncles, cependant, il en restait un. De toutes ces tantes, cependant, il en restait une.

Cette tante, c’était un des souvenirs charmans d’Hoffmann.

Dans la maison où Hoffmann avait passé sa jeunesse, vivait une sœur de sa mère, une jeune femme aux regards suaves et pénétrant au plus profond de l’âme ; une jeune femme douce, spirituelle, pleine de finesse, qui, dans l’enfant que chacun tenait pour un fou, pour un maniaque, pour un enragé, voyait un esprit éminent ; qui plaidait seule pour lui, avec sa mère, bien entendu ; qui lui prédisait le génie, la gloire ; prédiction qui plus d’une fois fit venir les larmes aux yeux de la mère d’Hoffmann ; car elle savait que le compagnon inséparable du génie et de la gloire, c’est le malheur.

Cette tante, c’était la tante Sophie.

Cette tante était musicienne comme toute la famille, elle jouait du luth. Quand Hoffmann s’éveillait dans son berceau, il s’éveillait inondé d’une vibrante harmonie ; quand il ouvrait les yeux, il voyait la forme gracieuse de la jeune femme mariée à son instrument. Elle était ordinairement vêtue d’une robe vert d’eau avec nœuds roses ; elle était ordinairement accompagnée d’un vieux musicien à jambes torses et à perruque blanche qui jouait d’une basse plus grande que lui, à laquelle il se cramponnait, montant et descendant comme fait un lézard le long d’une courge. C’est à ce torrent d’harmonie tombant comme une cascade de perles des doigts de la belle Euterpe qu’Hoffmann avait bu le philtre enchanté qui l’avait lui-même fait musicien.

Aussi la tante Sophie, avons-nous dit, était un des charmans souvenirs d’Hoffmann.

Il n’en était pas de même de son oncle.

La mort du père d’Hoffmann, la maladie de sa mère, l’avaient laissé aux mains de cet oncle.

C’était un homme aussi exact que le pauvre Hoffmann était décousu, aussi bien ordonné que le pauvre Hoffmann était bizarrement fantasque, et dont l’esprit d’ordre et d’exactitude s’était éternellement exercé sur son neveu, mais toujours aussi inutilement que s’était exercé sur ses pendules l’esprit de l’empereur Charles Quint : l’oncle avait beau faire, l’heure sonnait à la fantaisie du neveu, jamais à la sienne.

Au fond, ce n’était point cependant, malgré son exactitude et sa régularité, un trop grand ennemi des arts et de l’imagination que cet oncle d’Hoffmann ; il tolérait même la musique, la poésie et la peinture ; mais il prétendait qu’un homme sensé ne devait recourir à de pareils délassemens qu’après son dîner, pour faciliter la digestion. C’était sur ce thème qu’il avait réglé la vie d’Hoffmann : tant d’heures pour le sommeil, tant d’heures pour l’étude du barreau, tant d’heures pour le repas, tant de minutes pour la musique, tant de minutes pour la peinture, tant de minutes pour la poésie.

Hoffmann eût voulu retourner tout cela, lui, et dire : tant de minutes pour le barreau, et tant d’heures pour la poésie, la peinture et la musique ; mais Hoffmann n’était pas le maître ; il en était résulté qu’Hoffmann avait pris en horreur le barreau et son oncle, et qu’un beau jour il s’était sauvé de Kœnigsberg avec quelques thalers en poche, avait gagné Heidelberg, où il avait fait une halte de quelques instans, mais où il n’avait pu rester, vu la mauvaise musique que l’on faisait au théâtre.

En conséquence, de Heidelberg il avait gagné Mannheim, dont le théâtre, près duquel, comme on le voit, il s’était logé, passait pour être le rival des scènes lyriques de France et d’Italie ; nous disons de France et d’Italie, parce qu’on n’oubliera point que c’est cinq ou six ans seulement avant l’époque à laquelle nous sommes arrivés qu’avait eu lieu, à l’Académie royale de musique, la grande lutte contre Gluck et Piccini.

Hoffmann était donc à Mannheim, où il logeait près du théâtre, et où il vivait du produit de sa peinture, de sa musique et de sa poésie, joint à quelques frédérics d’or que sa bonne mère lui faisait passer de temps en temps, au moment où, nous arrogeant le privilège du Diable boiteux, nous venons de lever le plafond de sa chambre et de le montrer à nos lecteurs debout, appuyé à la muraille, immobile derrière son rideau, haletant, les yeux fixés sur le portail de l’église des Jésuites.