Aller au contenu

La Femme au collier de velours/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (p. 57-67).


III

UN AMOUREUX ET UN FOU


Dans l’instant où quelques personnes, sortant de l’église des Jésuites, quoique la messe fût à peine à moitié de sa célébration, rendaient l’attention d’Hoffmann plus vive que jamais, on heurta à sa porte. Le jeune homme secoua la tête et frappa du pied avec un mouvement d’impatience, mais ne répondit pas.

On heurta une seconde fois.

Un regard torve alla foudroyer l’indiscret à travers la porte.

On frappa une troisième fois.

Cette fois, le jeune homme demeura tout à fait immobile ; il était visiblement décidé à ne pas ouvrir.

Mais, au lieu de s’obstiner à frapper, le visiteur se contenta de prononcer un des prénoms d’Hoffmann.

— Théodore, dit-il.

— Ah ! c’est toi, Zacharias Werner, murmura Hoffmann.

— Oui, c’est moi ; tiens-tu à être seul ?

— Non, attends.

Et Hoffmann alla ouvrir.

Un grand jeune homme, pâle, maigre et blond, un peu effaré, entra. Il pouvait avoir trois ou quatre ans de plus qu’Hoffmann. Au moment où la porte s’ouvrait, il lui posa la main sur l’épaule et les lèvres sur le front, comme eût pu faire un frère aîné.

C’était, en effet, un véritable frère pour Hoffmann. Né dans la même maison que lui, Zacharias Werner, le futur auteur de Martin Luther, de l’Attila, du 24 février, de la Croix de la Baltique, avait grandi sous la double protection de sa mère et de la mère d’Hoffmann.

Les deux femmes, atteintes toutes deux d’une affection nerveuse qui se termina par la folie, avaient transmis à leurs enfans cette maladie, qui, atténuée par la transmission, se traduisit en imagination fantastique chez Hoffmann, et en disposition mélancolique chez Zacharias. La mère de ce dernier se croyait, à l’instar de la Vierge, chargée d’une mission divine. Son enfant, son Zacharie, devait être le nouveau Christ, le futur Siloé promis par les Écritures. Pendant qu’il dormait, elle lui tressait des couronnes de bleuets, dont elle ceignait son front ; elle s’agenouillait devant lui, chantant, de sa voix douce et harmonieuse, les plus beaux cantiques de Luther, espérant à chaque verset, voir la couronne de bleuets se changer en auréole.

Les deux enfans furent élevés ensemble ; c’était surtout parce que Zacharie habitait Heidelberg, où il étudiait, que Hoffmann s’était enfui de chez son oncle, et à son tour Zacharie, rendant à Hoffmann amitié pour amitié, avait quitté Heidelberg et était venu rejoindre Hoffmann à Mannheim, quand Hoffmann était venu chercher à Mannheim une meilleure musique que celle qu’il trouvait à Heidelberg.

Mais, une fois réunis, une fois à Mannheim, loin de l’autorité de cette mère si douce, les deux jeunes gens avaient pris appétit aux voyages, ce complément indispensable de l’éducation de l’étudiant allemand, et ils avaient résolu de visiter Paris :

Werner, à cause du spectacle étrange que devait présenter la capitale de la France au milieu de la période de Terreur où elle était parvenue ;

Hoffmann, pour comparer la musique française à la musique italienne, et surtout pour étudier les ressources de l’Opéra français comme mise en scène et décors, Hoffmann ayant dès cette époque l’idée qu’il caressa toute sa vie de se faire directeur de théâtre.

Werner, libertin par tempérament, quoique religieux par éducation, comptait bien en même temps profiter pour son plaisir de cette étrange liberté de mœurs à laquelle on était arrivé en 1793, et dont un de ses amis, revenu depuis peu d’un voyage à Paris, lui avait fait une peinture si séduisante, que cette peinture avait tourné la tête du voluptueux étudiant.

Hoffmann comptait voir les musées dont on lui avait dit force merveilles, et, flottant encore dans sa manière, comparer la peinture italienne à la peinture allemande.

Quels que fussent d’ailleurs les motifs secrets qui poussassent les deux amis, le désir de visiter la France était égal chez tous deux.

Pour accomplir ce désir, il ne leur manquait qu’une chose, l’argent. Mais, par une coïncidence étrange, le hasard avait voulu que Zacharie et Hoffmann eussent le même jour reçu chacun de sa mère cinq frédérics d’or.

Dix frédérics d’or faisaient à peu près deux cents livres, c’était une jolie somme pour deux étudiants, qui vivaient, logés, chauffés et nourris, pour cinq thalers par mois. Mais cette somme était bien insuffisante pour accomplir le fameux voyage projeté.

Il était venu une idée aux deux jeunes gens, et, comme cette idée leur était venue à tous deux à la fois, ils l’avaient prise pour une inspiration du ciel.

C’était d’aller au jeu et de risquer chacun les cinq frédérics d’or.

Avec ces dix frédérics il n’y avait pas de voyage possible. En risquant ces dix frédérics on pouvait gagner une somme à faire le tour du monde.

Ce qui fut dit fut fait : la saison des eaux approchait, et puis le 1er mai, les maisons de jeu étaient ouvertes ; Werner et Hoffmann entrèrent dans une maison de jeu.

Werner tenta le premier la fortune, et perdit en cinq coups ses cinq frédérics d’or.

Le tour d’Hoffmann était venu.

Hoffmann hasarda en tremblant son premier frédéric d’or et gagna.

Encouragé par ce début, il redoubla. Hoffmann était dans un jour de veine ; il gagnait quatre coups sur cinq, et le jeune homme était de ceux qui ont confiance dans la fortune. Au lieu d’hésiter, il marcha franchement de parolis en parolis ; on eût pu croire qu’un pouvoir surnaturel le secondait : sans combinaison arrêtée, sans calcul aucun, il jetait son or sur une carte, et son or se doublait, se triplait, se quintuplait. Zacharie, plus tremblant qu’un fiévreux, plus pâle qu’un spectre, Zacharie murmurait : « Assez, Théodore, assez ; » mais le joueur raillait cette timidité puérile. L’or suivait l’or, et l’or engendrait l’or. Enfin, deux heures du matin sonnèrent, c’était l’heure de la fermeture de l’établissement, le jeu cessa ; les deux jeunes gens, sans compter, prirent chacun une charge d’or. Zacharie, qui ne pouvait croire que toute cette fortune était à lui, sortit le premier ; Hoffmann allait le suivre, quand un vieil officier, qui ne l’avait pas perdu de vue pendant tout le temps qu’il avait joué, l’arrêta comme il allait franchir le seuil de la porte.

— Jeune homme, dit-il en lui posant la main sur l’épaule et en le regardant fixement, si vous y allez de ce train-là, vous ferez sauter la banque, j’en conviens ; mais quand la banque aura sauté, vous n’en serez qu’une proie plus sûre pour le diable.

Et, sans attendre la réponse d’Hoffmann, il disparut. Hoffmann sortit à son tour, mais il n’était plus le même. La prédiction du vieux soldat l’avait refroidi comme un bain glacé, et cet or, dont ses poches étaient pleines, lui pesait. Il lui semblait porter son fardeau d’iniquités.

Werner l’attendait joyeux. Tous deux revinrent ensemble chez Hoffmann, l’un riant, dansant, chantant ; l’autre rêveur, presque sombre.

Celui qui riait, dansait, chantait, c’était Werner ; celui qui était rêveur et presque sombre, c’était Hoffmann.

Tous deux, au reste, décidèrent de partir le lendemain soir pour la France.

Ils se séparèrent en s’embrassant.

Hoffmann, resté seul, compta son or.

Il avait cinq mille thalers, vingt-trois ou vingt-quatre mille francs.

Il réfléchit longtemps et sembla prendre une résolution difficile.

Pendant qu’il réfléchissait à la lueur d’une lampe de cuivre éclairant la chambre, son visage était pâle et son front ruisselait de sueur.

À chaque bruit qui se faisait autour de lui, ce bruit fût-il aussi insaisissable que le frémissement de l’aile du moucheron, Hoffmann tressaillait, se retournait et regardait autour de lui avec terreur.

La prédiction de l’officier lui revenait à l’esprit, il murmurait tout bas des vers de Faust, et il lui semblait voir, sur le seuil de la porte, le rat rongeur ; dans l’angle de sa chambre, le barbet noir.

Enfin son parti fut pris.

Il mit à part mille thalers, qu’il regardait comme la somme grandement nécessaire pour son voyage, fit un paquet des quatre mille autres thalers ; puis, sur le paquet, colla une carte avec de la cire, et écrivit sur cette carte :

À Monsieur le bourgmestre de Kœenigsberg, pour être partagé entre les familles les plus pauvres de la ville.

Puis, content de la victoire qu’il venait de remporter sur lui-même, rafraîchi par ce qu’il venait de faire, il se déshabilla, se coucha, et dormit tout d’une pièce jusqu’au lendemain à sept heures du matin.

À sept heures il se réveilla, et son premier regard fut pour ses mille thalers visibles et ses quatre mille thalers cachetés. Il croyait avoir fait un rêve.

La vue des objets l’assura de la réalité de ce qui lui était arrivé la veille.

Mais ce qui était une réalité surtout, pour Hoffmann, quoique aucun objet matériel ne fût là pour la lui rappeler, c’était la prédiction du vieil officier.

Aussi, sans regret aucun, s’habilla-t-il comme de coutume ; et ; prenant ses quatre mille thalers sous son bras, alla-t-il les porter lui-même à la diligence de Kœnigsberg, après avoir pris le soin cependant de serrer les mille thalers restants dans son tiroir.

Puis, comme il était convenu, on s’en souvient, que les deux amis partiraient le même soir pour la France, Hoffmann se mit à faire ses préparatifs de voyage.

Tout en allant, tout en venant, tout en époussetant un habit, en pliant une chemise, en assortissant deux mouchoirs, Hoffmann jeta les yeux dans la rue et demeura dans la pose où il était.

Une jeune fille de seize à dix-sept ans, charmante, étrangère bien certainement à la ville de Mannheim, puisque Hoffmann ne la connaissait pas, venait de l’extrémité opposée de la rue et s’acheminait vers l’église.

Hoffmann, dans ses rêves de poëte, de peintre et de musicien, n’avait jamais rien vu de pareil.

C’était quelque chose qui dépassait non-seulement tout ce qu’il avait vu, mais encore tout ce qu’il espérait voir.

Et cependant, à la distance où il était, il ne voyait qu’un ravissant ensemble : les détails lui échappaient.

La jeune fille était accompagnée d’une vieille servante.

Toutes deux montèrent lentement les marches de l’église des Jésuites, et disparurent sous le portail.

Hoffmann laissa sa malle à moitié faite, un habit lie-de-vin à moitié battu, sa redingote à brandebourgs à moitié pliée, et resta immobile derrière son rideau.

C’est là que nous l’avons trouvé, attendant la sortie de celle qu’il avait vue entrer.

Il ne craignait qu’une chose : c’est que ce ne fût un ange, et qu’au lieu de sortir par la porte, elle ne s’envolât par la fenêtre pour remonter aux cieux.

C’est dans cette situation que nous l’avons pris, et que son ami Zacharias Werner vint le prendre après nous.

Le nouveau venu appuya du même coup, comme nous l’avons dit, sa main sur l’épaule et ses lèvres sur le front de son ami.

Puis il poussa un énorme soupir.

Quoique Zacharias Werner fût toujours très pâle, il était cependant encore plus pâle que d’habitude.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda Hoffmann avec une inquiétude réelle.

— Oh ! mon ami ! s’écria Werner… Je suis un brigand ! je suis un misérable ! je mérite la mort… fends-moi la tête avec une hache… perce-moi le cœur avec une flèche. Je ne suis plus digne de voir la lumière du ciel.

— Bah ! demanda Hoffmann avec la placide distraction de l’homme heureux ; qu’est-il donc arrivé, cher ami ?

— Il est arrivé… Ce qui est arrivé, n’est-ce pas ?… tu me demandes ce qui est arrivé ?… Eh bien ! mon ami, le diable m’a tenté !

— Que veux-tu dire ?

— Que quand j’ai vu tout mon or ce matin, il y en avait tant, qu’il me semble que c’est un rêve.

— Comment ! un rêve ?

— Il y en avait une pleine table, toute couverte, continua Werner. Eh bien ! quand j’ai vu cela, une véritable fortune, mille frédérics d’or, mon ami. Eh bien ! quand j’ai vu cela, quand de chaque pièce j’ai vu rejaillir un rayon, la rage m’a repris, je n’ai pas pu y résister, j’ai pris le tiers de mon or et j’ai été au jeu.

— Et tu as perdu ?

— Jusqu’à mon dernier kreutzer.

— Que veux-tu ? c’est un petit malheur, puisqu’il te reste les deux tiers.

— Ah bien oui, les deux tiers ! Je suis revenu chercher le second tiers, et…

— Et tu l’as perdu comme le premier ?

— Plus vite, mon ami, plus vite.

— Et tu es revenu chercher ton troisième tiers ?

— Je ne suis pas revenu, j’ai volé : j’ai pris les quinze cents thalers restants, et je les ai posés sur la rouge.

— Alors, dit Hoffmann, la noire est sortie, n’est-ce pas ?

— Ah ! mon ami, la noire, l’horrible noire, sans hésitation, sans remords, comme si en sortant elle ne m’enlevait pas mon dernier espoir ! Sortie, mon ami, sortie !

— Et tu ne regrettes les mille frédérics qu’à cause du voyage ?

— Pas pour autre chose. Oh ! si j’eusse seulement mis de côté de quoi aller à Paris, cinq cents thalers !

— Tu te consolerais d’avoir perdu le reste ?

— À l’instant même.

— Eh bien ! qu’à cela ne tienne, mon cher Zacharias, dit Hoffmann en le conduisant vers son tiroir ; tiens, voilà les cinq cents thalers, pars.

— Comment ! que je parte ? s’écria Werner, et toi ?

— Oh ! moi, je ne pars plus.

— Comment ! tu ne pars plus ?

— Non, pas dans ce moment-ci du moins.

— Mais pourquoi ? pour quelle raison ? qui t’empêche de partir ? qui te retient à Mannheim ?

Hoffmann entraîna vivement son ami vers la fenêtre. On commençait à sortir de l’église, la messe était finie.

— Tiens, regarde, regarde, dit-il en désignant du doigt quelqu’un à l’attention de Werner.

Et, en effet, la jeune fille inconnue apparaissait au haut du portail, descendant lentement les degrés de l’église, son livre de messe posé contre sa poitrine, sa tête baissée, modeste et pensive comme la Marguerite de Gœthe.

— Vois-tu, murmurait Hoffmann, vois-tu ?

— Certainement que je vois.

— Eh bien ! que dis-tu ?

— Je dis qu’il n’y a pas de femme au monde qui vaille qu’on lui sacrifie le voyage de Paris, fût-ce la belle Antonia, fût-ce la fille du vieux Gottlieb Murr, le nouveau chef d’orchestre du théâtre de Mannheim.

— Tu la connais donc ?

— Certainement.

— Tu connais donc son père ?

— Il était chef d’orchestre au théâtre de Francfort.

— Et tu peux me donner une lettre pour lui ?

— À merveille.

— Mets-toi là, Zacharias, et écris.

Zacharias se mit à la table et écrivit.

Au moment de partir pour la France, il recommandait son jeune ami Théodore Hoffmann à son vieil ami Gottlieb Murr.

Hoffmann donna à peine à Zacharias le temps d’achever sa lettre ; la signature apposée, il la lui prit, et, embrassant son ami, il s’élança hors de la chambre.

— C’est égal, lui cria une dernière fois Zacharias Werner, tu verras qu’il n’y a pas de femme, si jolie qu’elle soit, qui puisse te faire oublier Paris.

Hoffmann entendit les paroles de son ami, mais il ne jugea pas même à propos de se retourner pour lui répondre, même par un signe d’approbation ou d’improbation.

Quant à Zacharias Werner, il mit ses cinq cents thalers dans sa poche, et, pour n’être plus tenté par le démon du jeu, il courut aussi vite vers l’hôtel des Messageries que Hoffmann courait vers la maison du vieux chef d’orchestre.

Hoffmann frappait à la porte du maître Gottlieb Murr juste au même moment où Zacharias Werner montait dans la diligence de Strasbourg.