La Femme chinoise dans la Famille et dans la Société

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La Femme chinoise dans la Famille et dans la Société
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 171-204).
LA FEMME CHINOISE
DANS LA FAMILLE ET DANS LA SOCIÉTÉ

En ce temps où les questions dites du féminisme sont scrutées et discutées avec tant d’ardeur, il m’a semblé qu’il pourrait être intéressant de rechercher quelle situation est faite à la femme en Chine, dans une société qui compte trois mille années d’existence et qui comprend trois cents millions d’hommes, une fraction importante de l’humanité : je voudrais donc réunir les observations que j’ai recueillies pendant un séjour de plusieurs années en Extrême-Orient, et tâcher d’en former un tableau d’ensemble, composé hors de tout esprit de système[1].

Avant tout, je dois rappeler que la Chine n’est pas une contrée comme la France ou l’Allemagne, mais un monde comme l’Europe ; qu’elle s’étend de la zone torride aux déserts glacés de la Mongolie; que, peuplée de races diverses, ignorant la centralisation, elle n’a d’unité que par sa civilisation : les grandes lignes de la société sont les mêmes au sud et au nord, mais avec une infinité de divergences de détail : je prie donc le lecteur, si quelque fait cité par moi s’écarte de ce qu’il sait déjà sur la Chine, de ne pas me taxer de parti pris ou d’inexactitude, sans avoir examiné si les principes chinois ne restent pas, au fond, identiques; certains faits fussent-ils même en contradiction avec ces principes, je voudrais que l’on n’oubliât pas qu’une société n’est pas construite à la façon d’un théorème de géométrie. Malgré quelques exceptions, toute la civilisation chinoise est pénétrée d’un petit nombre d’idées directrices, dont nulle part on ne sent mieux l’influence qu’à propos de la condition féminine, soit dans la famille, soit en face de la société extérieure à la famille : ce sont ces idées que je voudrais dégager des applications diverses qui en sont faites par les diverses classes de la société, riches, pauvres et esclaves, et dans les divers états de la femme, jeunes filles, femmes mariées et veuves, sans négliger, à côté des règles, les dérogations, dont les plus graves se ramènent à l’esprit des règles mêmes.


I

En Chine comme ailleurs, la fortune libère du souci journalier de l’existence et permet à ceux qui la possèdent, de se conformer à leur idée du « convenable » ; il est donc probable que leur vie représente l’idéal de la race; de plus, spécialement en Chine, la fortune trace une ligne de démarcation très nette dans la population, puisqu’il n’existe pas, à vrai dire, d’aristocratie héréditaire, puisque aucune distinction sociale ne sépare une famille qui a produit des hommes d’État, d’une autre qui ne se compose que de commerçans ou de cultivateurs aisés ; entre les uns et les autres, la manière de vivre peut varier en luxe, mais non pas en nature, et le seul fait d’avoir de l’argent à dépenser pose une famille à l’échelon supérieur.

Entrons donc d’abord chez une famille riche. Que l’on vive à la ville ou à la campagne, ce qui est aussi fréquent, la maison a des jardins, des cours; les pavillons d’habitation sont indépendans, mais groupés autour des cours et réunis par des passages dallés ; tout cela occupe un assez grand espace animé par le va-et-vient des domestiques; les servantes surtout sont nombreuses, mais il n’en faut pas moins pour toutes les maîtresses qu’il y a à servir. Voici un pavillon isolé : il reçoit la lumière par de larges baies allant d’une colonne à l’autre ; tout le fond de l’une des chambres est tenu par le khang, massif de maçonnerie haut d’un pied et demi, sous lequel on fait du feu et qui sert de lit. Dans cette chambre, plusieurs femmes sont affairées; la belle-mère et ses brus, la mère de la patiente, la sage-femme, des servantes s’empressent et bavardent : les unes relèvent et soutiennent la femme qui vient d’accoucher, la mènent jusqu’au khang, où son lit est prêt; d’autres préparent la pièce de toile bleue et les liens pour emmailloter l’enfant, que la sage-femme est occupée à baigner; les servantes apportent des couvertures, de la nourriture pour l’accouchée. Mais ce n’est qu’une fille qui vient de naître, et un pareil événement n’est pas loin d’être considéré comme un châtiment du ciel pour une faute commise dans cette vie ou dans une vie antérieure: dans la religion chinoise, en effet, comme dans le vieux culte domestique de notre race, les enfans sont avant tout destinés à offrir au père et aux ancêtres les sacrifices qui entretiendront leur vie d’outre-tombe; seul, l’homme est capable de célébrer ces rites; celui donc qui n’a pas de fils ne recevra pas de culte funéraire, son esprit et les esprits de ses ancêtres souffriront de la faim et de la soif et entreront au nombre des esprits errans qui tourmentent les hommes. C’est pour cela qu’une fille est rarement la bienvenue, surtout si elle est une première née, ou, plus encore, une nouvelle fille survenant dans une famille privée de fils; le père, qui doit se tenir éloigné de l’appartement pendant le temps de l’accouchement et s’abstenir d’y rentrer durant un mois après, accueillera mal la nouvelle d’une naissance qui n’assure pas la perpétuité de sa race et qui lui fait peu d’honneur auprès de toute sa parenté. Cependant les sentimens de respect de soi-même et d’affection naturelle l’emportent sur le mécontentement et l’enfant sera élevée avec les soins nécessaires; on ne la laissera pas trois jours sur un tas de chiffons, comme il était de règle dans l’antiquité. Le troisième jour, la mère se lève ; toutes les femmes parentes ou alliées, toutes les amies viennent la voir et assistent au « bain du troisième jour » donné à l’enfant; à cette occasion, les grand’mères et les parentes les plus proches font des cadeaux à la mère. Un mois après la naissance, a lieu la cérémonie des relevailles : lanière sort de sa chambre, salue les chefs de la famille, puis elle va dans le salon de réception recevoir les félicitations des parens et amis, qui apportent des cadeaux pour la petite fille; la mère se rend aussi au temple le plus voisin et offre de l’encens indifféremment à la déesse bouddhique Koan yin, ou à l’Impératrice céleste qui joue le même rôle chez les taoïstes: ce jour de fête se termine parfois par un banquet. S’il s’était agi de la naissance d’un garçon, la jeune mère eût brûlé de l’encens dans la salle des ancêtres, et non au temple, et l’on n’eût pas manqué d’appeler des tao chi (les prêtres taoïstes sont à moitié sorciers) pour exorciser les mauvais esprits, qui pourraient en vouloir à l’enfant, et des comédiens pour réjouir les hôtes : mais on se contente à moins de frais pour une fille.

Le nom de l’enfant est souvent choisi par son aïeule paternelle, d’après le premier objet qu’elle aperçoit après la naissance : une fille sera appelé « Joli nuage », par exemple ; vers sept ans, chez les lettrés et les gens riches, ce « nom de lait » est remplacé par un « nom d’école » renfermant une image flatteuse ou une allusion littéraire: ces noms sont employés couramment dans la maison durant les premières années de l’enfant; mais, un peu plus tard, seuls, les père et mère, les aïeuls, les professeurs peuvent les prononcer; toute autre personne ne saurait, sans inconvenance, même avoir l’air de les connaître : pour le public, — et le public comprend jusqu’aux frères, aux beaux-frères, aux beaux-parens, — une femme est, par exemple. Mlle Li, ou dame Tchang née Li, ou sœur aînée, sœur cadette, bru, aussi bien quand on s’adresse à elle que quand on parle d’elle ; dans le peuple, les noms de belle-sœur ou de tante sont usités en parlant à presque toutes les femmes du village. Le mari même n’emploie jamais ni le nom d’école, ni le nom de lait de sa femme : il dit mon épouse, ou madame; chez les gens du commun, mari et femme s’interpellent à la troisième personne : « Elle ! Lui ! » car la seconde personne est tenue pour inconvenante. La personnalité d’une femme est quelque chose de tellement intime que, même pour les beaux-parens, même pour le mari, elle ne peut s’exprimer par un nom propre qui en soit, pour ainsi dire, le symbole : l’emploi du nom personnel serait une inconvenance, détruisant la barrière que la morale élève entre la femme et le monde extérieur, diminuant le respect que les principes confucianistes exigent entre époux: aux yeux de presque tous, la femme est épouse, ou bru, ou belle-sœur, et sa personnalité disparaît dans sa fonction familiale; même après la mort, c’est à titre d’épouse et de mère que son âme, renfermée dans la tablette funéraire, entrera parmi les ancêtres. Au contraire, les divers noms de l’homme sont prononcés et écrits avec plus ou moins de respect, suivant des règles spéciales, mais sont dans le domaine public. On n’emploie couramment le nom personnel que des femmes de condition dépendante, servantes, esclaves, concubines ; d’autre part, si les concubines impériales et les impératrices ont des appellations qui leur sont spéciales, ce sont des noms octroyés par décret.

Un enfant est en général nourri par sa mère, au besoin par une nourrice louée, ou par l’une quelconque des femmes de la maison: chacune, en effet, donne le sein indifféremment à son enfant ou à ceux des autres ; mais on n’a jamais recours au lait des animaux, car le Chinois ne veut pas contracter avec une vache ou une chèvre des liens de quasi-parenté. Les petites filles sont toujours vêtues de couleurs claires et de bon augure, jaune, rouge vert; sur leur tête rasée on laisse pousser deux ou trois touffes de cheveux, dont on fait des nattes nouées de soie rouge ; comme bijoux, elles portent des sapèques en argent ou d’autres talismans contre les mauvais esprits ; comme jeux, elles ont le volant qu’elles lancent et reçoivent avec le pied, elles imitent surtout les occupations des femmes et s’exercent ainsi aux saints et prosternemens si fréquens dans l’étiquette chinoise. Cette première enfance est très douce, car les parens aiment beaucoup même leurs filles, quand ils ont pris leur parti de ce sexe malencontreux; jamais on ne frappe, ni on ne contrarie les enfans de cet âge, on n’essaie même pas de leur donner la première éducation que nous tenons pour si importante : l’insouciance chinoise trouve son compte à cette méthode et les résultats n’en sont pas trop mauvais, en raison du caractère souple de la race et de la forte discipline sociale fixée par les rites.

Vers six ou sept ans, la petite fille commence une nouvelle vie : elle est étroitement renfermée dans les appartemens intérieurs et séparée de ses frères et de ses petits compagnons de jeu, qui commencent à étudier et ne doivent plus avoir de rapports avec les filles; d’ailleurs, elle ne pourrait guère continuer de prendre part à leurs ébats, puisque c’est à cet âge qu’on commence à lui déformer le pied : au moyen de massages et d’un bandage que l’on serre progressivement, les petits orteils et toute la partie externe du métatarse étant repliés sous le pied, la concavité de la plante s’exagère et le poids du corps repose sur le gros orteil et sur l’extrémité du talon ; il faut des années pour transformer le pied naturel en ce « nénuphar d’or» qui, depuis bien des siècles, caractérise la beauté féminine. Les femmes marchent malgré cette demi-amputation et les servantes, dont le pied est souvent aussi petit que celui de leur maîtresse, travaillent, portent des fardeaux, toujours de cette allure balancée et saccadée qui, gracieuse aux yeux des indigènes, déplaît fort aux étrangers; et quant aux femmes de condition élevée, si elles se font porter ou soutenir par leurs servantes, c’est par paresse plutôt que par nécessité. Même les paysannes, destinées aux travaux des champs, veulent avoir le pied mutilé et les petites filles élevées dans les orphelinats chrétiens réclament qu’on les bande, car elles savent bien qu’avec leur pied naturel, elles ne trouveraient pas à se marier. Cette coutume n’est pas également tyrannique dans toutes les régions; l’exception la plus considérable et la plus connue est celle des femmes mantchoues : la race qui a conquis la Chine au XVIIe siècle a emprunté toutes les coutumes, le langage même des vaincus, mais les femmes ont gardé leur pied naturel; bien plus, la femme d’un fonctionnaire chinois ne peut être admise auprès des impératrices, si elle a un petit pied. Malgré tout, la force de la coutume est telle que, si l’on peut voir un Mantchou épouser une Chinoise à petits pieds, presque jamais un Chinois ne prendra une femme dont le pied est normal. Je doute que l’habitude suffise à expliquer la persistance invétérée de cette mutilation et je ne pense pas non plus que le goût montré par les hommes pour les pieds déformés tienne à des motifs de jalousie, comme on l’a dit, puisque les femmes à petits pieds marchent plus qu’il n’est besoin pour aller où elles veulent; mais il paraît que, l’atrophie des pieds amenant des modifications physiologiques spéciales, la demande des pieds déformés serait motivée par une raison de volupté : aussi n’y a-t-il pas en Chine d’inconvenance plus grande que de parler des pieds d’une femme, et le Chinois chrétien s’accuse au confessionnal de les avoir regardés.

En même temps que l’on déforme le pied des jeunes filles, on s’occupe de leur éducation : comme elles passent tout leur temps enfermées dans le gynécée avec la mère, les tantes, les sœurs et cousines, les servantes; comme elles voient chaque jour les travaux des unes, assistent fréquemment aux visites que reçoivent les autres; comme elles sont présentes aux sacrifices domestiques; comme elles accompagnent leur mère aux tombeaux de la famille, elles sont initiées par l’usage à la vie qu’elles devront toujours mener, et apprennent ainsi la tenue d’une maison, et surtout les rites, cette politesse formaliste qui est le squelette de la vie d’un Chinois; la communauté du gynécée rend inutiles les maîtresses de rites que l’on trouve dans les écoles de filles du Japon, En Chine, l’instruction n’est jamais donnée au dehors et il n’y a pas d’écoles de filles : chez les gens besogneux, le père ou la mère enseignent quelques caractères à leur fille, s’ils en ont le temps ou la patience, mais il arrive souvent qu’ils ne s’en soucient pas, aussi l’ignorance féminine est très générale et très profonde ; les chrétiennes de la classe pauvre sont presque toujours plus instruites que les femmes non chrétiennes des mêmes rangs de la société : dans les orphelinats, en effet, on montre aux petites filles un peu de lecture et d’écriture et les missionnaires conseillent aux parens d’instruire leurs enfans. Dans une maison qui a quelque aisance, il y a toujours pour les fils un ou plusieurs précepteurs, lettrés pauvres, mais souvent très instruits ; on les traite comme des membres de la famille, et on les charge de l’instruction des filles, dans les momens où ils ne sont pas occupés avec les garçons. L’instruction, chez les hommes comme chez les femmes, est beaucoup plus répandue dans le sud que dans le nord : dans les familles nombreuses et très ramifiées qui sont fréquentes dans les provinces centrales et méridionales, les branches les plus rapprochées entretiennent à frais communs des écoles pour tous leurs enfans; il n’est pas très rare, m’a-t-on affirmé, que des jeunes filles, jusqu’à dix ou douze ans, aillent avec leurs frères dans de pareilles écoles de famille. A Canton, on trouve des professeurs-femmes, qui vont à domicile apprendre la lecture et l’écriture, la littérature, la poésie, la musique, le dessin, la broderie ; quelques femmes du sud acquièrent ainsi une instruction solide et variée : le XVIIIe siècle a vu l’exemple d’un célèbre lettré, Yuen Mei, qui a donné des leçons de poésie à des dames de grande famille et a entretenu avec elles des relations littéraires; on connaît aussi, les noms de quelques femmes qui ont écrit sur la morale ou sur l’histoire : il est assez remarquable que, dans une littérature qui ne manque pas de recueils épistolaires, pas un ne soit sorti du pinceau d’une femme. Dans le nord, la connaissance du dessin est rare, celle de la musique encore davantage : les filles ne lisent que les livres élémentaires, ceux que les garçons étudient avant douze ou treize ans; la méthode d’enseignement, la même pour les deux sexes, consiste à faire apprendre ces textes par cœur, sans expliquer le sens des caractères ; plus tard, seulement, à dix ou douze ans, on cesse de s’adresser uniquement à la mémoire des enfans, mais c’est souvent vers cet âge que l’on arrête l’instruction des jeunes filles, qui, par suite, ne comprennent jamais les phrases qu’on a fait entrer dans leur esprit; dans les grandes familles mantchoues, on joint à ces études celle de la langue nationale, qu’on apprend vers huit ans comme une langue étrangère. Il n’y a pas d’enseignement religieux : car les sacrifices domestiques et les rares visites au temple sont affaire de pure forme, ce sont des coutumes traditionnelles qui ne supposent aucune foi ni aucune idée morale. En résumé, l’instruction est le privilège des filles riches, et seulement si elles en ont le goût ; il y faut ajouter quelques femmes galantes, qui cherchent à plaire par leur adresse à danser et à jouer des instrumens, par leur grâce à dessiner et à faire des vers : encore ce type de femmes est-il rare dans la Chine du nord; quant à la jeune fille qui cultive la poésie et joue du luth, celle que quelques romans chinois ont fait connaître en Europe, je doute qu’elle existe. Ce manque d’instruction, qui est habituel, met la femme dans une situation d’infériorité sensible, surtout dans une société où l’organisation de l’Etat a pour principe et pour but l’instruction; mais le Chinois tient la femme, comme être pensant et personnel, en trop mince estime, pour que l’ignorance féminine le choque : il demande à ses compagnes le plaisir et une postérité, et rien de plus.


II

Puisque notre jeune fille a atteint douze ou quinze ans, puisque son esprit est orné des connaissances nécessaires pour plaire à un mari et que son pied est réduit aux proportions capables de flatter la sensualité d’un Chinois, il peut être question de son mariage, acte encore plus inquiétant pour une jeune Chinoise que pour une Européenne : c’est la grande affaire de la vie, dit le proverbe. Il est toujours précédé des fiançailles, qui sont conclues soit par des lettres écrites sur papier rouge (couleur de joie, comme je l’ai dit) dont les deux familles font l’échange, soit par de simples paroles données; dans un cas comme dans l’autre, la famille du garçon envoie des présens à la jeune fille; la seule remise de ces arrhes, ou le seul échange des lettres suffit à former le contrat et, dès lors, la loi lui donne une sanction, la bastonnade pour le contrevenant; s’il y a eu seulement paroles données, le magistrat ne saurait intervenir, mais les mœurs condamnent toute rupture de fiançailles et la superstition populaire réserve au coupable des châtimens futurs; on voit parfois une fiancée, dont le fiancé est mort avant le mariage, se considérer comme veuve et rester fidèle à sa mémoire : de tels faits sont rares, mais la voix publique les approuve et la morale officielle leur décerne ses diplômes et ses arcs de triomphe. Les fiançailles ont lieu souvent quelques mois avant le mariage, souvent aussi longtemps à l’avance, quand les intéressés sont en bas âge; il arrive même que deux amis, attendant chacun la naissance d’un enfant, les fiancent l’un à l’autre pour le cas où ils seraient de sexe différent ; de tels contrats il résulte quelquefois entre les deux enfans une intimité contraire aux coutumes et dont les effets peuvent être fâcheux : ainsi, il est venu à ma connaissance que, pareil contrat existant entre deux familles très bien posées d’une ville de la Chine centrale, le jeune fiancé, vers quatorze ou quinze ans, anticipa sur la cérémonie nuptiale, délit châtié par le code; mais on aime toujours mieux ne pas mêler le magistrat dans des affaires privées ; d’autre part, l’honorabilité des deux familles s’opposait à ce que le mariage eût lieu, la fiancée étant enceinte ; le frère aîné de celle-ci (le père était mort), en homme de principes, persuada à sa sœur de s’empoisonner; mais, comme le contrat de fiançailles devait quand même avoir son effet, la famille de la jeune victime, du consentement de l’autre famille, adopta une fille qui fut donnée en mariage au fiancé. Ce drame domestique montre non seulement la valeur que l’on attache au contrat de fiançailles, mais aussi la minime importance, en pareille matière, de ceux que nous tenons pour les principaux intéressés : l’engagement est pris par les chefs de famille, sans que les parens du jeune homme connaissent la jeune fille (toutefois, chez les Mantchous, elle leur est présentée après les fiançailles), sans que les jeunes gens soient consultés, sans qu’ils se soient jamais vus; la règle défend qu’ils se voient à partir de six ou sept ans et jusqu’au mariage : aussi, chez les chrétiens, qui célèbrent la cérémonie religieuse avant les rites domestiques, tandis que les deux fiancés sont côte à côte devant l’autel, le visage découvert, ils détournent la tête pour ne pas se voir, et le jeune homme ne parvient pas sans peine à passer, à tâtons, l’anneau au doigt de sa future épouse.

Le mariage chinois est avant tout l’introduction d’une jeune épouse dans la famille pour que le fils soit aidé par elle dans l’exercice des devoirs de la piété filiale ; c’est aussi l’alliance de deux familles ; quant à l’union de deux êtres ayant chacun une personnalité, on n’y pense guère ; la personnalité, encore ici, disparaît dans la fonction familiale ; l’on arrive ainsi à une conséquence étrange, les mariages post mortem : deux jeunes gens étant morts, si les conditions requises sont remplies de sorte qu’on eût pu les marier de leur vivant, on exhume la fille et on va l’enterrer auprès du garçon, en faisant précéder le cercueil d’un petit drapeau rouge, pour montrer le chemin à son âme : ainsi, comme disent les Chinois, ils ne restent pas seuls au cimetière et, leurs os étant mêlés, ils n’auront pas eu un corps humain en vain ; de plus, les deux familles sont apparentées, ce qui est toujours un bien. Dans les mariages de vivans, il arrive parfois que les jeunes filles n’admettent pas que l’on dispose d’elles contre leur gré : on m’en a cité qui, après la cérémonie nuptiale, avaient refusé la cohabitation, menaçant de se poignarder, si l’on prétendait les contraindre ; d’autres restent chez leurs parens, ou entrent dans les monastères bouddhiques, dont je parlerai plus loin ; j’ai même appris l’existence, dans la Chine du sud, de la Société des Iris d’or, association secrète de jeunes filles qui ont fait vœu de se tuer plutôt que de se marier contre leur goût. Toutefois, de pareilles marques d’indépendance sont exceptionnelles.

Presque jamais les négociations préliminaires des fiançailles n’ont lieu entre les chefs des deux familles ; suivant la règle antique, on a recours à des entremetteurs, ou plutôt à des entremetteuses : en Chine, en effet, jamais une affaire ne se conclut directement entre les parties, il y a toujours au moins un intermédiaire, au moyen duquel on fixe les principales conditions avant que les intéressés se rencontrent ; ce procédé est lent, coûteux, mais il épargne les froissemens, ce qui est à considérer, avec le caractère vindicatif des Asiatiques ; si l’affaire se conclut, l’intermédiaire signe à l’acte comme témoin. La présence des entremetteuses dans les mariages dérive de la même idée : elles mettent les familles en rapport, font connaître la situation des unes et des autres, aident à fixer les conditions et les dates, garantissent l’honorabilité des parens, le caractère des belles-mères et des brus, les qualités des époux ; elles ne signent pas les lettres rouges qui s’échangent entre les parties, mais leur témoignage est toujours invoqué en justice, en cas de difficultés ; en pratique, ce sont généralement des femmes besogneuses, qui connaissent toutes les familles de la ville ou du district, savent la fortune, les qualités et les tares de chacun, sont à l’affût des jeunes gens d’âge nubile et préparent un mariage pour gagner les cinq ou six repas et les cadeaux de plus ou de moins de valeur que les deux familles doivent leur offrir, sans s’inquiéter des suites des unions auxquelles elles président. Malgré tous les défauts de ces intermédiaires, il est difficile de se passer d’eux, d’abord parce que la coutume réclame leur présence et les tient pour les interprètes du sort, et aussi parce qu’une famille, avec l’absence presque complète de rapports sociaux qui caractérise la Chine, ne connaît bien que ses parens, agnats et cognats, et ses alliés, parmi lesquels il se trouve rarement un jeune homme ou une jeune fille remplissant les conditions voulues. Entre ces conditions de diverses sortes, quelques-unes sont, en effet, fort strictes. Le mariage est interdit, par les mœurs et par la loi, entre agnats à un degré quelconque, sous peine de la nullité du mariage et de la bastonnade, ou même de la mort, suivant le degré de parenté; la même défense existe pour divers parens par cognation et par alliance. Il n’y a pas d’âge fixé ; mais il est rare qu’on marie une fille beaucoup avant douze ans et un garçon avant quinze[2]; la fortune et la condition sociale sont également laissées à l’examen des familles, qui en tiennent grand compte. Enfin les influences astrologiques sont d’importance majeure et, bien que n’ayant aucun caractère légal, les conjonctions défavorables empêchent un mariage aussi strictement que la parenté au degré prohibé; tout homme, en effet, est placé, par suite de l’heure de sa naissance, sous une série d’influences qui se résument en huit caractères ; si les huit caractères du garçon sont en conflit avec ceux de la fille, on ne saurait passer outre; s’ils sont d’accord, on peut célébrer les fiançailles : on voit que, dans tous ses détails, cet engagement dépend d’autres volontés que de celle des principaux intéressés, et est soumis à des considérations étrangères à la personne des jeunes gens.

Ce sont encore les influences astrologiques qui font choisir les paranymphes chargés d’accompagner les deux fiancés; par elles aussi, on fixe les jours et heures propices pour accomplir les rites, ainsi que les points de l’horizon fastes et néfastes pour les prosternemens. Les rites des fiançailles et ceux qui les suivent jusqu’au mariage : sacrifices offerts aux ancêtres par les chefs de famille, échange des lettres de fiançailles, envoi de cadeaux avec les lettres, festins, tout cela peut se faire en deux ou trois mois. La plupart des présens sont destinés à la fiancée ; cependant on donne à sa famille quelques livres de viande et de farine, du grain et autres victuailles pour l’aider à préparer un banquet : c’est le symbole d’une vente de la fille. Il n’y a pas d’autre contrat écrit que les lettres de fiançailles. Le trousseau étant envoyé chez le futur gendre un ou deux jours d’avance, celui-ci, le jour venu, se rend chez ses beaux-parens et reçoit d’eux la fiancée enveloppée d’un voile rouge ; il la fait monter dans une chaise rouge, puis, la précédant, va la recevoir à la porte de la maison paternelle ; l’aller et le retour se font en grande pompe, avec l’escorte des paranymphes, au bruit des pétards qui doivent éloigner les mauvais esprits. Je ne puis, d’ailleurs, noter tous les détails de ces cérémonies déjà maintes fois décrites; je ferai seulement remarquer que l’on s’efforce d’accumuler tous les présages de bonheur, dont le sens est le plus souvent tiré d’un jeu de mots : une selle que la fiancée doit franchir, des jujubes et des châtaignes qu’on lui offre, parce que le même mot veut dire « une selle » et « la paix», et que le nom des jujubes et des châtaignes forme la phrase : « Ayez bientôt un fils » ; la liste de ces symboles puérils serait longue à dresser. A la maison du mari, les cérémonies essentielles sont l’adoration du ciel et de la terre, et le rite des coupes : les fiancés reçoivent deux gobelets reliés par un fil rouge, les vident à moitié, les échangent et les achèvent. Sans autre rite religieux, sans intervention officielle[3], le mariage est conclu : désormais la jeune fille a disparu pour faire place à la jeune femme; ses paranymphes vont dans une chambre lui enlever le voile rouge, l’habiller, la coiffer en femme mariée, en relevant les bandeaux qui lui couvraient le front, et lui épilant les tempes; puis elle rentre dans la salle (c’est la première fois que son mari la voit) et elle salue ses beaux-parens et toutes les femmes de la famille de son mari, qui lui donnent chacune un bijou. Alors a lieu une épreuve terrible pour la jeune mariée ; tous les parens, les amis, les voisins s’approchent et viennent la saluer : primitivement, il n’y avait là qu’une présentation destinée à établir les relations et à marquer la bonne harmonie de la famille avec tout le voisinage; mais l’usage moderne a laissé dégénérer la présentation en une véritable exposition : aux invités et aux voisins, se joignent les indifférens, les passans, les mendians parfois, si on ne les écarte par une aumône qu’ils réclament impudemment; chacun apprécie la nouvelle mariée, la critique tout haut en termes aussi piquans et inconvenans qu’il peut ; elle doit rester impassible, sans parler, rire ni pleurer; si elle fait bonne contenance, on la tient pour une femme de tête; sinon, elle aura bien des railleries et des mauvais tours à subir. Le lendemain du mariage, on mène la jeune femme saluer les tablettes des ancêtres et l’esprit du foyer ; puis on banquette un ou deux jours, les hommes d’un côté, les femmes d’un autre ; et enfin le mari va à son tour saluer les tablettes ancestrales de la famille de sa femme.


III

Le premier effet du mariage, pour la femme, c’est le changement de famille et de culte : du jour où, dans sa chaise rouge, elle a quitté la maison paternelle, elle ne dépend plus de ses ascendans, mais de ceux de son mari; elle portera désormais le nom de ce dernier, sans perdre toutefois le sien qui passe au second rang; elle visitera ses parens au plus trois ou quatre fois dans l’année. Le mariage chinois ne sépare pas la femme de sa famille d’origine aussi complètement que faisait le mariage romain, il établit même une relation rituelle entre le gendre et les beaux-parens : aussi la femme mariée ne porte plus le grand deuil de trois ans au décès de ses parens, mais elle porte le deuil d’un an, et son mari prend le cinquième degré de deuil. Les ancêtres ont été avertis du départ de la jeune fille, mais les rapports religieux ne sont pas rompus, et la femme continue, quand elle se trouve chez ses parens, d’assister aux sacrifices domestiques, elle vient même volontiers pour certains anniversaires de famille; cependant elle a été présentée par le mari à ses propres ancêtres et à l’esprit de son foyer, elle appartient avant tout à cet autre culte domestique, aux cérémonies duquel elle doit prendre part; en même temps, un lien religieux s’est formé entre la famille de la femme et le mari, par la présentation de celui-ci à tous les parens et aux ancêtres de son épouse : désormais le mariage lui est interdit avec plusieurs de ses parentes par alliance. La jeune mariée passant en la même puissance paternelle sous laquelle se trouve son mari, le chef de famille de celui-ci peut ordonner la répudiation de la femme, de même qu’il a décidé le mariage; auprès de ses beaux-parens, la jeune femme prend la place d’une fille; toutefois son importance rituelle est plus grande, puisque c’est elle qui doit perpétuer la famille, et, dans les sacrifices, elle a le pas sur les filles non mariées. Elle doit remplir envers les beaux-parens tous les devoirs de la piété filiale, qui comportent le deuil de trois ans à leur décès, le respect et l’obéissance presque absolue pendant leur vie : la règle de séparation des sexes empêche que la bru s’asseye à la même table que le beau-père, qu’il lui remette quelque objet de la main à la main, ou qu’il la frappe; mais, envers la belle-mère, elle est tenue, en cas de besoin, même d’obligations serviles ; chez les gens du commun, l’on dit qu’elle fait la soupe au goût de la belle-mère, et lui prépare la couverture. La belle-mère a le droit de correction, souvent elle en abuse. Il est d’un usage général, à la ville comme à la campagne, que tous les fils mariés continuent de vivre sous le toit des parens : chez les gens riches, une maison peut avoir cent kien[4] ou davantage, formant des appartemens communs, salon extérieur, salon intérieur, salle des ancêtres, bibliothèque, et des installations séparées, de trois ou de cinq chambres, pour chaque ménage, sans compter les pavillons secondaires pour les concubines, dont je parlerai plus loin, pour les enfans et domestiques, les chambres de réserve, les cuisines, les écuries; dans ces phalanstères, il n’est pas rare de trouver, sous les ordres de la belle-mère et sous sa surveillance constante, trois ou quatre brus, des filles et petites-filles non mariées, à peu près autant de concubines que de femmes mariées, des servantes à raison de deux ou trois par ménage : il y a aussi les parentes et amies qui sont de passage.

Il n’y a pas de repas en commun, puisque les deux sexes ne peuvent être réunis à une seule table, mais la cuisine est commune, chaque ménage mangeant dans son habitation privée, la femme assise à la droite du mari (la gauche est la place d’honneur) ; toutes ces femmes sortent peu, n’ont presque pas d’occupation, la plupart, manquant d’instruction, ne s’intéressent qu’à la toilette et aux futilités de chaque jour; la femme du chef de famille et les plus anciennes brus ne sont plus jeunes, ont leurs idées très arrêtées et sont persuadées à l’avance que les dernières venues n’ont pas été élevées dans les bons principes : que l’on se figure, si l’on peut, les abus de pouvoir des plus vieilles, les jalousies des jeunes au sujet de la parure et de la beauté, les susceptibilités pour la préférence montrée par les parens à l’un des fils ou à l’une des brus ; qu’on ajoute les excitations des servantes, les bavardages de toutes; qu’on imagine les alliances qui se nouent, les intrigues qui se trament : parfois cela va si loin qu’une jeune femme, en quittant sa famille, ne peut supporter cet enfer et, ne trouvant en elle-même aucune idée morale ou religieuse qui lui serve d’appui, cherche à se donner la mort : les pilules d’or ne sont pas à la portée de tout le monde, mais l’arsenic, l’opium, une corde, le puits de la maison sont d’accès plus facile.

Ces suites du mariage ne sont pas très fréquentes ; elles ne sont pas très rares non plus, et font comprendre l’existence de sociétés telles que les Iris d’or, dont je parlais plus haut; jamais une jeune fille ne peut être sûre d’échapper à une épreuve de ce genre, sauf le cas où, fille unique, sans agnats qui puissent être adoptés par ses parens, ceux-ci la marient à un fils-gendre : c’est-à-dire que le gendre abandonne solennellement son nom de famille et son culte familial, prend le nom de sa femme et vient habiter chez ses beaux-parens, dont il doit hériter; s’il divorce, les biens restent à la femme; c’est, je crois, l’unique hypothèse où la fille soit appelée à l’héritage paternel.

De la part du mari, la femme peut souvent compter sur un traitement convenable ; les joueurs, les débauchés, les hommes qui battent leur femme, ne sont pas plus nombreux en Chine qu’en Europe; et l’Extrême-Orient connaît aussi les femmes de tête qui ont le premier rôle dans leur ménage : on prétendait, il y a quelques années, qu’un très grand fonctionnaire chinois parlait beaucoup moins haut dans sa maison qu’au dehors. Les principes établissent, d’ailleurs, une certaine égalité entre les deux époux : « Sois plein de respect pour ta femme, dit le père à son fils, en renvoyant chercher sa fiancée, car elle doit avec toi avoir soin de mes ancêtres », et Confucius exprimait déjà la même idée dans l’un de ses entretiens. Le mariage rituel n’admet qu’une épouse ; si le mari est mandarin, elle a des titres équivalens, sa chaise est de même couleur, son catafalque a les mêmes ornemens et le même nombre de porteurs; toutefois, la veuve doit porter le deuil trois ans et le deuil du veuf est d’un an seulement. Mais les privilèges du mari sont, d’autre part, très considérables : s’il frappe sa femme, le magistrat n’intervient que sur la plainte de celle-ci ; s’il la tue volontairement, il est passible de la strangulation, mais, si elle se donne la mort pour échapper à ses mauvais traitemens, il n’est pas châtié; en revanche, la femme reçoit quarante coups de rotin pour des injures dites à son mari et est punie de la mort lente, lorsqu’elle l’a tué avec intention. En cas d’adultère, le mari qui tue la femme et le complice pris en flagrant délit bénéficie d’une excuse légale; s’il ne la tue ni ne la renvoie, il est passible de la bastonnade, mais le mandarin, moins puissant que le chef de famille, ne peut le contraindre à la répudier; l’époux offensé peut, s’il le préfère, vendre sa femme à tout autre qu’au complice ; bien entendu, l’homme n’est jamais principal coupable dans l’adultère et jouit de la plus complète liberté pour ses amours; en pratique, l’adultère est rare, à cause de la sévérité des lois, de la communauté de la vie familiale et de la curiosité des voisins. Outre l’adultère, il existe sept cas où la répudiation est autorisée depuis la plus haute antiquité : le premier, la stérilité, s’explique facilement, puisque le but même du mariage est de perpétuer la famille; les autres, impiété filiale, inconduite, etc., permettent de chasser une femme, dont le mauvais caractère ou les vices jettent le trouble dans la famille ; ils mettent une arme terrible dans les mains de la belle-mère : aussi la loi moderne prévoit quelques circonstances où la femme non adultère ne peut être répudiée pour aucun motif, par exemple lorsqu’elle a porté le deuil de trois ans pour les parens de son mari, ou lorsque ses propres parens sont morts. Le divorce par consentement mutuel est toujours possible ; mais la femme ne peut divorcer contre la volonté du mari et, si elle quitte le domicile conjugal, elle est passible du bâton; elle peut même être vendue. La répudiation sans motifs graves est vue de mauvais œil par les moralistes d’aujourd’hui : les honnêtes gens la déconseillent, refusent même d’en écrire l’acte pour le compte d’autrui, cet acte est considéré comme de mauvais augure et on le rédige en plein champ, de peur de porter malheur à la maison où on l’écrirait : c’est, d’ailleurs, un acte purement privé, mais les parties ne se contentent pas de le signer, elles y impriment leur main trempée dans l’encre, car une telle empreinte passe pour inimitable et donne au document un caractère d’authenticité absolue. L’acte est remis à la femme, qui retourne chez ses parens : le trousseau reçu de son père et qui, suivant la fortune et la générosité de celui-ci, comprend des vêtemens, meubles, parures, auquel parfois l’argent et même des immeubles, est naturellement rendu, mais dans l’état où il se trouve au moment du divorce : le mari, qui, pendant la durée du mariage, en a eu la libre disposition, ne doit aucun compte des sommes dépensées ni des biens vendus; je note immédiatement que, lors de la mort de la femme mariée, le trousseau passe à ses enfans ou revient à sa maison paternelle, suivant les conventions.

Malgré l’étroite sujétion où se trouve la femme, si elle rencontre une belle-mère d’humeur douce, un mari qui la traite passablement, sa vie, pour différente qu’elle soit de celle d’une Européenne, peut offrir quelque agrément : la claustration du gynécée n’est pas telle qu’il n’y ait les visites des parentes et amies, parfois même d’un parent ou d’un étranger dûment présenté et qu’on va recevoir en compagnie du mari, dans le salon extérieur; il y a les cérémonies du culte domestique et le pèlerinage aux tombeaux, qui reviennent à époques fixes; de temps en temps un mariage, un enterrement chez des parens : toutes ces circonstances sont accompagnées de festins rituels; si l’on demeure à la ville, on passe la canicule dans une villa de famille ou dans un temple qu’on loue à la campagne; parfois, bien rarement, on va faire des emplettes dans une boutique ou l’on se rend à quelque temple pour une foire : dans ces sorties comme à l’intérieur du gynécée, la femme a le visage découvert. Lors des fêtes, les gens riches font venir la comédie chez eux et les femmes y assistent d’un appartement séparé. La vie tout unie de chaque jour avec de nombreuses servantes et beaucoup de bavardages; les soins de la toilette, la coiffure avec des fleurs, le fard, les bijoux, les vêtemens faits des plus riches soieries, mais peu sujets aux variations de la mode et de même coupe pour tous les âges : tout cela n’est pas fait pour déplaire à la majorité des femmes; et pour celles qui sont instruites, il se trouve toujours facilement des occupations. Cette existence du gynécée est large, souvent somptueuse, susceptible d’être intelligente; ce qui y manque, à notre point de vue, c’est la liberté des mouvemens; mais, dans cette race, la personnalité est peu marquée et l’éducation ne fait rien pour la développer chez la femme : je dirai plus, toute la vie chinoise est orientée vers la famille, et non vers la personne ; une Chinoise pourra donc se trouver fort heureuse, là où étoufferait une Européenne occupée de développer son moi.

Ce qui, d’ailleurs, garantit à la femme, sinon le bonheur, du moins une situation respectée et prépondérante, c’est d’avoir des fils : le mariage étant institué en vue de la postérité, si la femme trompe les espérances qu’on a fondées sur elle, on admet que sa stérilité est un châtiment céleste et on lui en veut de prendre la place qu’une autre tiendrait mieux ; le jour, au contraire, où elle a des enfans, des fils surtout, elle y trouve d’abord cette jouissance d’affection, ces occupations pénibles et chéries que les mères apprécient en Asie comme en Europe ; mais de plus elle prend au foyer une place où ni beauté, ni intelligence, ni patience n’auraient pu l’asseoir : elle se trouve rapprochée des ancêtres, à qui elle a donné l’héritier qu’ils réclamaient, et appelée à devenir elle-même ancêtre un jour ; une personnalité religieuse commence à se développer en elle. Plus elle aura de fils, plus elle sera en faveur auprès des beaux-parens et du mari; d’ailleurs, si la famille est déjà nombreuse et qu’il survienne une grossesse, gênante pour accompagner en voyage le mari qui est mandarin, par exemple, le père qui, en pratique, a droit de vie et de mort sur ses enfans vivans, trouve bien plus naturel d’exercer ce droit sur l’enfant à naître, et il fait provoquer l’avortement : l’on voit partout des affiches recommandant des médicamens à cet usage. Mais habituellement, une nombreuse postérité est tenue pour une marque de la protection céleste et la mère qui lui a donné le jour, est d’autant plus honorée. A mesure qu’elle avance en âge, elle croît en importance, ses fils s’établissent autour d’elle avec ses brus et elle règne à son tour, comme régnait sa belle-mère, au jour de son entrée dans la maison conjugale. Et lorsque enfin, épouse et mère, après avoir dignement rempli ses devoirs pendant une vie plus ou moins longue, elle est arrivée à son dernier jour, elle repose dans un tombeau placé à la droite de celui de son mari, comme aussi l’on met à droite dans la châsse la tablette où réside son esprit: elle veille de là sur ses descendans et atteint après la mort à une personnalité religieuse analogue à celle de l’homme.


IV

Le type de la femme qui travaille est moins caractérisé que celui de la femme riche, et la distance est vraiment assez grande entre celle qui se borne à tenir sa maison en compagnie de ses filles et de ses brus, et celle qui peine pour gagner quelques sapèques et nourrir l’enfant qu’elle traîne avec elle; cependant, à y regarder de près, il n’y a là qu’une différence du plus au moins : l’une et l’autre sont séparées de la classe aisée par le vêtement, par l’éducation, bien plus, par la tenue et la règle de conduite; car la pauvreté ne permet guère de vivre dans cette demi-claustration réclamée par les mœurs. Toutefois la morale limite étroitement les formes de travail accessibles à la femme et règle sévèrement les rapports de celle-ci avec les diverses communautés extra-familiales qui forment la société.

Dès la naissance, une fille pauvre est exposée à plus de dangers que n’en connaît jamais la fille d’une famille riche : je laisse de côté les maladies, communes aux deux sexes et favorisées par le manque de soins sous un climat très rude, et j’arrive immédiatement à l’infanticide, qui fait surtout des filles ses victimes : une fille a trop peu d’importance aux yeux des Chinois pour que de pauvres gens, qui savent rarement, le matin, s’ils mangeront le soir, hésitent beaucoup à se débarrasser d’une bouche inutile ; en outre, le sort d’une fille pauvre est souvent tellement misérable que, si les parens y réfléchissaient, leurs derniers scrupules seraient levés; et enfin, la puissance paternelle est si absolue, malgré les empiétemens du code, que l’infanticide en est une conséquence naturelle. Il va de soi que, par les temps de disette et dans les régions pauvres, ce crime se montre plus fréquemment : c’est alors surtout qu’on « marie les petites filles aux esprits des rivières », à moins qu’on ne se contente de les abandonner ou de les porter aux orphelinats.

Pour répandue que soit cette coutume, il ne faut pourtant pas la croire universelle : les témoins les plus véridiques ont été souvent trompés par l’abandon d’enfans morts ou agonisans, qu’ils ont vus sur la voie publique et qu’on avait portés là, quand on ne pouvait plus les faire vivre; l’infanticide volontaire ou par négligence est bien trop fréquent, mais admettre qu’il est de règle, serait ressembler à ces Chinois qui sont persuadés que les religieuses arrachent les yeux et le cœur des enfans pour en faire des médicamens ou des objectifs photographiques; loin de l’encourager, les religions populaires, les autorités l’interdisent; si les orphelinats étrangers font un grand bien et sont dignes d’éloge, en nourrissant, élevant, mariant un nombre considérable de filles, si quelques missions, au lieu d’avoir des orphelinats, placent à leurs frais les enfans dans des familles chrétiennes, ce qui atteint le même but, les fonctionnaires et les particuliers chinois, depuis deux cents ans, se préoccupent aussi de cette question et, dans presque toutes les régions, il existe des institutions charitables, officielles ou privées, qui recueillent les enfans ou donnent des secours aux parens pour aider à les élever ; le dernier système semblera préférable à ceux qui connaissent le désordre de tout établissement public chinois et la saleté des femmes du peuple que l’on prend comme nourrices, pour les charger souvent de cinq ou six enfans d’âges divers.

Quand les petites filles ont atteint sept ou huit ans, souvent plus tôt, les institutions indigènes s’en défont, soit en les cédant comme servantes à des familles qui présentent des garanties, soit en les vendant comme brus à des gens du commun : il arrive souvent, en effet, qu’une famille pauvre, mais non pas misérable, achète aux orphelinats indigènes ou aux parens mêmes une petite fille qu’on élève avec les enfans de la maison et que l’on destine à devenir l’épouse du fils; ce mode de mariage permet de réduire, autant que l’on veut, les frais et les cérémonies : l’orpheline devient une petite servante, s’habitue aux soins du ménage et fait connaissance avec sa future famille ; sa position varie avec le caractère de la maîtresse, parfois elle est traitée en enfant de la maison, plus souvent elle est battue, peu nourrie, mal vêtue; les suicides ne sont pas rares parmi ces petites servantes-brus. Les filles qui restent chez leurs parens, souvent, ne sont pas mieux traitées; en tous cas, elles travaillent, lavent les ustensiles, ramassent le fumier pour le champ ou les épis à la moisson, dès qu’elles peuvent se tenir sur leurs jambes; un peu plus tard, elles se mettent à filer, à coudre, elles prennent soin des frères et sœurs plus jeunes, et c’est d’ordinaire à cela que se borne leur éducation ; car, si les croyances bouddhistes et taoïstes ont plus de prise sur le peuple que sur les gens instruits, elles y restent à l’état de superstitions et ne forment pas un corps de doctrines que l’on enseigne.

Le mariage est difficile pour les filles pauvres ; il faut acheter un petit trousseau, célébrer quelques cérémonies, tout cela coûte : aussi plus la famille est pauvre, plus le mariage est tardif; il est cependant bien peu de filles qui ne finissent par se marier et, s’il y en a qui restent célibataires, c’est presque toujours qu’elles ont quelque infirmité : le jour où elles ne peuvent travailler, elles n’ont d’autre ressource que la mendicité, car les asiles publics s’ouvrent de préférence aux veuves. Après le mariage, la vie d’une femme de cette classe n’est pas plus enviable qu’auparavant : une belle-mère pauvre est toujours plus âpre et plus violente qu’une autre, toute la famille vit entassée dans deux ou trois chambres, c’est le contact, ce sont les querelles de chaque heure; les coups ne manquent pas et tout le voisinage est fréquemment troublé des batailles et des injures auxquelles les femmes chinoises excellent.

La venue des enfans rend la misère plus grande et ne fait qu’empirer la situation; souvent les paysans, même ayant du bien, n’habillent pas leurs brus, qui sont réduites à mendier ou voler pour elles et leurs enfans, tandis que la piété filiale ferme la bouche du mari; parfois, au contraire, la bru sait prendre le dessus et, profitant de la vieillesse de la belle-mère, la fait périr de rage et de manque de soins. Il arrive aussi que, trop paresseux pour travailler, le mari vende sa femme, consentante ou cédant aux menaces, pour être servante ou concubine : bien qu’interdit par la loi, ce dernier contrat n’est pas rare; un mari loue même sa femme pour un temps fixé ; j’ai eu connaissance d’une transaction de ce genre, où un nouveau marié cédait pour trois ans tous ses droits sur sa femme à un homme privé de postérité, qui devait garder les enfans à naître de la femme louée.

Dans ces familles pauvres, si une femme jeune devient veuve, ou si son mari reste deux ou trois ans absent, les beaux-frères se débarrassent d’elle, en la remariant de gré ou de force; souvent, c’est la veuve elle-même qui, ne pouvant subsister avec ses enfans par son seul travail, cherche un nouveau mari; il s’en trouve facilement, car le mariage avec une veuve est économique, puisqu’il se fait sans cérémonies ni cadeaux; il n’est guère qu’une union de fait; lorsque de petits cultivateurs perdent leur fils unique, ils remarient eux-mêmes leur bru, l’époux vient s’installer chez eux et prend leur nom, car il faut un homme jeune pour labourer le champ. Les seconds mariages ont toujours été blâmés des moralistes, réprouvés par la loi, mais la misère ne tient compte ni de la morale ni du code.

Quant aux veuves sans ressources, elles ont l’asile public : depuis fort longtemps, il existe des asiles de vieillards, entretenus par l’Etat dans chaque district; les femmes y ont un quartier séparé, elles sont nourries de millet ou de riz très clair, ne sortent jamais, sont soignées par le médecin officiel du district et reçoivent à leur mort un cercueil payé par le sous-préfet; mais le nombre des places est limité; et, d’autre part, les asiles privés et les associations de secours à domicile sont non moins insuffisans. Enfin, lorsqu’une de ces pauvres femmes, veuve, mariée ou fille, termine sa vie de misère, on l’enterre aussi convenablement que l’on peut, car les Chinois ont le respect de la mort : le tombeau est un simple monticule de terre; ceux qui n’ont même pas un champ qui leur appartienne, abandonnent le cercueil dans la campagne, où il reste tant que la pluie et les inondations ne l’ont pas fait disparaître; il n’y a pas de tablette funéraire, pas de religion domestique ; parfois les survivans vont brûler un peu d’encens à la bonzerie, et c’est tout : les pauvres gens, en Chine, souffrent de la faim dans le tombeau, comme ils en ont souffert sur terre; heureusement, la croyance à la transmigration est très répandue et corrige ce que les idées purement chinoises ont de trop amer.

Je n’ai pas chargé le tableau de ces misères physiques et morales : il n’est que juste d’ajouter qu’entre la richesse et cette pauvreté extrême, il y a une multitude de degrés ; les familles montent et descendent ces échelons suivant leur chance et leur savoir-faire : c’est surtout dans la population urbaine que ces changemens de fortune sont profonds et fréquens, tandis que, parmi les cultivateurs, il y en a un bon nombre qui sont propriétaires de leur champ depuis des générations. Avec la situation de fortune, la condition de la femme s’élève ou s’abaisse : les femmes d’ouvriers et de cultivateurs aisés tiennent plus de place dans leur ménage qu’une femme riche dans le sien, le travail diminue la distance des sexes, il n’y a pas de concubine qui désunisse les époux. On rencontre à chaque pas ces femmes du peuple, car la claustration du gynécée n’est possible que dans une vie d’oisiveté; elles vont et viennent, proprement vêtues de toile bleue, avec un anneau d’argent au doigt, des boucles d’oreilles, signes d’une certaine recherche ; elles bavardent avec les voisines et ne sont pas embarrassées pour parler à un voisin ou le saluer au passage : ces rapports entre les deux sexes sont toujours marqués par beaucoup de retenue et de courtoisie, plus à coup sûr que dans nos grandes villes. Dans toute la classe ouvrière, pauvre ou aisée, la première occupation des femmes est la tenue du ménage ; tous les vêtemens, jusqu’aux chaussures, sont faits par elles; elles filent le coton, tissent la toile, fabriquent des souliers pour les vendre au dehors : une fileuse des environs de Thien tsin peut gagner cinquante sapèques par jour, alors qu’elle en dépense trente-cinq[5] pour sa nourriture. Dans les fermes, la femme élève les vers à soie, moud le grain, au besoin tire la charrue côte à côte avec l’âne; dans les provinces centrales, ce sont les femmes qui cueillent les pousses de thé pour l’entrepreneur de la récolte ; dans les régions à porcelaine, au Kiang-Si, par exemple, beaucoup de pièces ordinaires sont modelées et décorées par des ouvrières. Les sages-femmes sont d’une classe un peu plus relevée ; elles sont libres dans leur profession et forment des élèves à leur gré; un accouchement leur rapporte rarement plus de trois ou quatre taëls[6] avec quelques cadeaux; elles sont aussi, malgré leur ignorance, les seuls médecins que la coutume autorise pour les femmes. Je rappelle, à propos des professions féminines, que, s’il existe des professeurs-femmes à Canton, il n’y a nulle part de maîtresses d’école. Les travaux qui conviennent à la femme chinoise, sont les soins du ménage et les ouvrages qu’elle peut emporter à la maison, ou faire isolément dans les champs : ces occupations plaisent aux moralistes, parce qu’elles laissent subsister la séparation des sexes; mais jamais on ne voit une femme tenir une boutique ni même y remplacer momentanément son mari absent, car elle ne peut avoir de rapports avec le public : le mari, avec ses commis et apprentis, s’occupe du commerce, tandis que la femme se tient dans sa chambre ou dans sa cuisine. De même, les ateliers de broderie qui existent à Pékin, sont dirigés par des hommes et composés d’ouvriers : il n’existe d’ateliers ni de couturières ni de cordonnières, et tous les vêtemens féminins se font à la maison. Aussi les filatures de Chang-haï, les ateliers de triage de soies de Tien-tsin sont un grand scandale pour les moralistes. Les batelières de Canton appartiennent aux derniers rangs de la population; et quant aux femmes de capitaines de jonques de riz, qui accompagnent leur mari depuis la Chine centrale jusqu’à Tien-tsin, elles ont à bord une vie aussi retirée que celle de la fermière dans ses champs.

Puisque la femme ne peut ni faire le commerce, ni travailler dans un atelier, à plus forte raison est-elle incapable d’entrer dans ces corporations qui réunissent tous les patrons d’un même métier et qui sont si importantes en Chine. La commune rurale ne la connaît que pour lui faire payer sa part des taxes locales que les propriétaires s’imposent, mais elle ne la laisse pas entrer à la bonzerie pour assister à l’assemblée et prendre part aux délibérations. Du principe de la séparation des sexes, résultent, de la part de l’administration, certains privilèges : les employés de l’octroi de Pékin ne fouillent pas les femmes, et les distillateurs d’eau-de-vie de sorgho en profitent pour faire entrer et vendre leur marchandise sans payer les droits ; les nourrices des orphelinats sont placées sous la surveillance non des directeurs, mais des femmes de ceux-ci, investies pour la circonstance d’une sorte de mandat officiel. Les constatations sur les cadavres de femmes ou sur les blessées sont faites par des femmes, qui sont attachées au tribunal et reçoivent, avec des appointemens assez minces, des gratifications importantes des parties intéressées aux procès ; le code ne permet d’emprisonner les femmes que pour les crimes les plus graves : elles sont alors remises à la garde d’une geôlière hors de la prison commune ; pour un délit moins important, la coupable est confiée à la surveillance de son mari ou du chef de famille tenu pour responsable ; celles qui sont condamnées à la bastonnade, la reçoivent sur une robe simple, et non directement sur la peau ; le rachat de la peine est admis pour elles d’une façon beaucoup plus générale que pour les hommes, la marque et quelques autres châtimens ne leur sont pas appliqués. Les règles morales de la Chine produisent ici des effets semblables à ceux qui viennent en Occident de l’indulgence pour le sexe faible. En dehors de ces cas et de quelques autres peu nombreux, la société ignore la femme : si bien qu’en Chine, on peut par la pensée la supprimer, sans qu’il y ait une place vide ni dans la commune, ni dans la corporation, ni dans les écoles, ni dans l’administration.

Hors de la famille, les seules communautés qui font une place à la femme sont d’origine étrangère : le bouddhisme, qui, privé aujourd’hui de toute vie morale, n’a plus d’une religion que les formes du culte, a, comme par le passé, ses religieuses, avec des aspirantes données ou vendues par leurs parens ; quelquefois des jeunes filles pour échapper au mariage, des veuves lassées de la famille de leur mari, se retirent dans les monastères, assez nombreux dans les provinces du centre et du sud ; la tête rasée, vêtues de couleurs sombres, ces femmes mendient, lisent les prières, travaillent; fort peu sont instruites : toutes ont mauvaise réputation pour la chasteté, et il ne semble pas que ce renom soit immérité, puisque les hommes se réunissent dans certains monastères pour y fumer et y boire; mais ce mépris tient aussi à la répulsion instinctive que le Chinois a pour toute femme qui sort des règles admises par la morale confucianiste. Le taoïsme, qui a tant emprunté au bouddhisme et qui n’est pas plus vivant que lui, a aussi des religieuses, mais elles sont en très petit nombre. Quant au christianisme, en Chine comme ailleurs, il s’est efforcé de réhabiliter la femme : sans citer des exemples historiques comme celui de Candide Hiu au XVIIe siècle, il est de fait qu’aujourd’hui, outre les Chinoises admises dans les communautés européennes, il y en a d’autres qui forment des ordres indigènes; toutes se consacrent également à l’éducation des enfans et au soin des malades ; malgré les services qu’elles rendent, leur position hors de la famille est tellement contraire à l’esprit national que les lettrés et, à leur suite, les ignorans, les insultent et, dans les momens de troubles, les maltraitent ou les mettent à mort. En dehors des communautés, on trouve souvent des veuves ou des filles chrétiennes de familles aisées, qui s’adonnent bénévolement à l’éducation des enfans pauvres, au soulagement des malades, exercent une influence bienfaisante sur ceux qui les approchent et sont consultées pour toutes les affaires de la chrétienté : on m’en a cité quelques-unes dans plusieurs villages du Tchi-li ; une de ces filles de mérite, morte il y a deux ans, a été regrettée par bien des pauvres de Tien-tsin. La femme a donc pris, dans les communautés chrétiennes, un rôle conforme à l’esprit de la religion, mais tout différent de celui que lui assignent les mœurs du pays.


V

La femme, comme l’homme, mais bien plus fréquemment que lui, est une chose dans le commerce; celui qui exerce la puissance paternelle, a le droit de vendre ceux qui sont sous son pouvoir; nous avons vu qu’en pratique et malgré la loi, le mari vend sa femme ; toute personne est libre de se vendre elle-même, sauf opposition du chef de famille. Le droit de vendre entraîne naturellement le droit de louer, de mettre en gage, de vendre à réméré ; pour tous ces contrats, un acte est dressé, est remis à l’acheteur et lui sert de titre. Dans beaucoup de régions, il y a des villes qui sont connues comme marchés d’esclaves ; Pi-tsie au Koeï-tcheou, Thang-chan, près de Tien-tsin en sont des exemples : à Thang-chan, les parens qui veulent vendre leur fille la parent de leur mieux, l’exposent dans une rue fréquentée, et père, mère, aïeuls, frères aînés se relaient pour faire l’article aux passans ; le prix moyen est de deux ou trois tiao[7] par année d’âge ; à Pékin, une fille de douze ans vaut de trente à cinquante taëls, une de dix-huit ans, pour peu qu’elle soit bien tournée, se paie de deux cent cinquante à trois cents[8] ; dans beaucoup de localités, les ventes se traitent discrètement, par l’intermédiaire d’entremetteurs ; à Canton, des commerçans exportent des femmes et les font passer en douane sous de fausses déclarations. Parfois les autorités essaient d’enrayer ce commerce, mais jamais d’une façon ni énergique ni efficace : d’ailleurs, jusqu’au XVIIe siècle, l’État faisait vendre à son profit la femme et les enfans du fonctionnaire qui mourait en laissant un déficit dans sa caisse. Les esclaves sont donc nombreuses, il n’est pas rare d’en trouver vingt ou vingt-cinq dans une maison riche ; théoriquement, elles sont la chose du maître qui peut les employer comme il l’entend, pour son plaisir ou pour son intérêt, en faire des servantes, des concubines, les louer pour tel usage qu’il lui plaît ; il ne peut les tuer, cependant ; mais si elles meurent des suites de châtimens exagérés, il n’est pas puni. La pratique est plus humaine : les esclaves des deux sexes ne sont pas habituellement maltraités : de même que les servantes à gages, les femmes esclaves sont logées, nourries, chauffées ; elles reçoivent des cadeaux trois fois par an ; si les servantes sont payées environ trois ou quatre francs par mois, les esclaves sont vêtues et blanchies. Le maître ne peut dépouiller l’esclave de ce qu’elle a reçu en gratification et, au moyen de son pécule, elle se rachète, s’il y consent ; il n’a le droit d’exiger dans ce cas que le remboursement du prix d’achat porté sur le titre ; les affranchissemens sans compensation ne sont pas rares. Quand des esclaves ont été longtemps dans une famille, elles acquièrent sur la maîtresse beaucoup d’influence et vivent avec elle dans une intimité respectueuse dont l’équivalent n’existe plus guère en France entre maîtres et serviteurs ; il est inouï que l’on chasse une vieille esclave pour ne pas la nourrir : ces adoucissemens, apportés par la pratique à la condition servile, viennent de ce qu’en Chine maîtres et esclaves sont de même race, parlent la même langue ; le lien entre le maître et les esclaves est tout personnel, ceux-ci ne forment pas une caste. Comme le père marie sa fille sans son consentement, le maître ne consulte pas son esclave pour la marier à un domestique ou à un esclave mâle : mais, d’aucune façon, il ne peut séparer les époux; par le mariage, la femme esclave est soumise à des règles nouvelles ; elle dépend, avant tout, de son mari et elle acquiert vis-à-vis du maître une personnalité inviolable ; elle ne peut même être privée de ses enfans que du consentement du père. Les esclaves n’assistent pas au culte domestique, n’ont pas de tablette après leur mort, n’ont donc pas de capacité religieuse ; mais le maître leur donne un cercueil et les enterre à ses frais dans le voisinage du cimetière familial.

Bien différent est le sort des filles qui tombent dans les mains d’entrepreneurs de prostitution ; la loi ne permet de vendre qui que ce soit à ces industriels, mais il y a des voleurs d’enfans, des parens affamés, même, affirme-t-on, certains établissemens hospitaliers, qui transgressent la loi. Le maître ou la maîtresse de ces malheureuses a sur elles droit de suite, droit de châtiment, sans que le magistrat intervienne jamais: leurs gains appartiennent au maître, qui les nourrit, les loge, les habille; souvent il leur extorque par la violence le pécule qu’elles essaient d’épargner. Quelques-unes des femmes galantes sont libres, et versent à l’entrepreneur qui les héberge une somme prélevée sur leurs recettes. Il existe aussi des troupes de comédiennes ; elles donnent des représentations sur des scènes spéciales[9] presque toujours très mal famées; ces femmes sont esclaves du directeur de la troupe. Une comédienne ou une prostituée ne peut sortir de sa condition que si quelque admirateur l’achète pour en faire une concubine, ou en payant elle-même sa liberté à l’entrepreneur, lorsque celui-ci ne lui a pas pris à mesure tout l’argent qu’elle recevait : l’ambition d’un grand nombre de ces femmes, c’est de pouvoir à leur tour ouvrir une maison de débauche; mais bien peu atteignent ce but, et la plupart, vieillies, chassées par leur maître, tombent dans la misère la plus sordide et meurent dans la rue. Les femmes galantes ne se distinguent des autres femmes par aucune marque visible dans le costume ; elles ont en public une tenue irréprochable ; la tare qui leur vient de leur métier n’est pas indélébile et, si l’une d’elles est prise comme concubine, ce qui n’est pas rare, non seulement elle est capable de faire bonne figure dans une famille honnête et de se soumettre aux règles du gynécée, mais elle se trouve complètement réhabilitée et prend effectivement le rang que lui donne son titre d’épouse en second.

C’est parmi les esclaves aussi qu’il convient de ranger les concubines, dont j’ai déjà parlé plusieurs fois ; elles sont, en effet, achetées, peuvent être vendues, soit par le maître, soit, à son défaut, par son épouse ou ses héritiers : des fils, toutefois, ne sauraient sans impiété vendre la concubine de leur père. L’état de concubine n’est d’ailleurs souvent qu’une situation de fait; parfois, c’est l’épouse qui donne une concubine à son mari, soit parce qu’elle-même est privée d’enfans, soit, si elle reste à la maison tandis que le mari doit voyager, afin d’alléger pour lui l’ennui de la route et de le détourner des aventures. Quand une concubine entre dans la maison, elle doit passer à genoux entre les jambes d’un pantalon de l’épouse et recevoir de celle-ci quelques coups de fouet en signe de soumission : mais cette coutume, qui résume bien la situation des deux femmes, n’est pas générale; j’ai eu connaissance, au contraire, d’un cas où des parens donnant à leur fils une concubine, avant la conclusion du mariage rituel et du consentement de la famille de la fiancée, l’union secondaire fut accompagnée de cadeaux et de festins comme un véritable mariage (les cérémonies essentielles furent naturellement supprimées) ; on voulait par là témoigner des égards à la famille très honorable de la concubine. Habituellement, ce n’est que la misère qui engage un père à vendre sa fille comme femme secondaire, à la soumettre à l’autorité d’une épouse principale et à la priver d’une véritable postérité : car les enfans de la concubine sont réputés issus de la principale épouse, qu’ils appellent mama ou grande mama, tandis qu’ils donnent à leur propre mère le nom de tante ; les fils ont part à l’héritage paternel, ils ont accès aux fonctions publiques; ce n’est que pour les titres nobiliaires que les fils de l’épouse rituelle ont le pas sur les autres. La loi et la coutume admettent donc pleinement les concubines, qui sont souvent nécessaires dans la famille chinoise pour la perpétuité des sacrifices : toutefois il arrive fréquemment qu’un homme riche, à qui sa femme a donné des enfans, a cinq ou six concubines, alors que la durée du culte domestique est pleinement assurée. Les concubines n’ont pas part au culte de famille; quand elles ont donné des enfans à leur maître, elles ne sont habituellement pas vendues par lui, et elles ne peuvent l’être par ses héritiers ; elles sont enterrées dans l’enceinte du cimetière domestique et leurs fils leur offrent les sacrifices funéraires, mais seulement après les avoir offerts à l’épouse principale. Bien que, par leur origine, les concubines appartiennent à la classe des esclaves, le fait qu’elles fournissent des héritiers aux ancêtres leur donne une partie de la capacité familiale et religieuse qui leur manquait.

Dans la famille impériale plus que dans toute autre, les héritiers mâles sont nécessaires, puisqu’ils doivent perpétuer le culte des ancêtres impériaux : aussi l’Empereur est entouré de concubines, dont une partie au moins ne sont pas achetées comme esclaves : mais leur sort n’est ni plus relevé ni plus indépendant. Le luxe et l’amour du plaisir ont parfois augmenté hors de raison le nombre des femmes du Palais ; il est des époques, surtout dans l’antiquité, où l’on en a vu plusieurs centaines; la semi-claustration du gynécée chinois ne semble pas suffisante pour elles : on les renferme dans un véritable harem, où leurs père et mère peuvent seuls venir les voir, elles ne sortent que pour accompagner l’Empereur, et seulement dans des voitures ou des chaises fermées; le service de cette partie du Palais est fait par des servantes mantchoues, louées par l’Intendance de la cour, et par des eunuques chinois, au nombre de plus de mille, remplissant tous les offices serviles, depuis celui de jardinier ou de balayeur jusqu’à ceux de cubiculaire et de premier eunuque. Les concubines impériales sont l’objet d’un choix officiel, qui s’est fait récemment dans les circonstances suivantes : l’Empereur régnant et son prédécesseur étant montés fort jeunes sur le trône, quand ils furent d’âge à être mariés, les hauts fonctionnaires mantchous présentèrent à l’Impératrice douairière la liste des jeunes filles mantchoues de tout l’empire, qui, n’étant pas de la maison impériale, pouvaient, par leur âge, par leur situation de famille, prétendre à entrer au harem : après élimination d’une partie des candidates, l’Impératrice fit venir les autres à Pékin, les vit plusieurs fois, les interrogea et en choisit enfin un certain nombre, pour être gardées au Palais et instruites dans les rites et dans la langue mantchoue ; quelques mois plus tard, un décret annonça qu’une impératrice et deux princesses-épouses avaient été désignées : ce décret et quelques détails des cérémonies nuptiales montrent qu’à la différence de ses sujets, l’Empereur a trois épouses rituelles ; l’Impératrice a la première place ; mais, malgré ses honneurs et son titre, choisie comme les concubines, elle n’est que la première d’entre elles ; l’éclat de son rang se perd dans le rayonnement de son époux et, si l’infériorité de la femme à l’égard du mari est plus grande chez les riches que chez les pauvres, l’inégalité est plus marquée encore dans le ménage impérial. Quant aux jeunes filles qui n’ont obtenu aucun des trois titres mis au concours, la plupart restent au Palais comme simples concubines; souvent le harem s’enrichit de femmes de toute provenance, suivant le caprice du maître ; les noms de toutes les concubines sont inscrits sur des fiches de jade confiées à un eunuque : lorsque l’Empereur retourne une fiche, le soir venu, l’eunuque de service va chercher celle qui est l’objet du caprice impérial et l’apporte, vêtue seulement d’un grand manteau rouge, dans la chambre du souverain; le cubiculaire tient registre des femmes entrées chez l’Empereur pour faire preuve en cas de besoin. Logées chacune séparément, vêtues, nourries, les concubines ont leur sort assuré, puisqu’elles ne quittent le Palais que dans leur cercueil : si quelques-unes, jouissant de la faveur impériale, ont, avec les satisfactions des sens, les triomphes de la vanité et le plaisir de l’influence, un grand nombre, inconnues du souverain, ou distinguées, puis négligées, mènent une triste vie, vaine et cloîtrée, dans les jalousies et les mesquines intrigues, en butte aux avanies des eunuques, ignorantes de tout ce qui existe hors des murs de la ville impériale, sans compensation intellectuelle, sans espoir d’être honorées par leurs descendans, puisqu’elles ne seront jamais mères, avec la crainte d’être quelque jour assommées à coups de bâton par les eunuques, si quelque imputation vraie ou fausse a irrité l’Empereur : triste condition, désespérée, et plus dégradée que celle des esclaves domestiques.


VI

Comme le Palais montre, dans la situation des concubines impériales, le dernier degré de l’abaissement de la femme, de même il présente, dans les honneurs rendus à l’impératrice douairière, la conséquence extrême du principe que j’ai noté plusieurs fois, du relèvement de la femme par la maternité. Impératrice ou sujette, la mère est pour ainsi dire, un être neuf, appelé à une existence religieuse, parce qu’elle a donné un héritier aux ancêtres : du jour où l’impératrice a mis au monde un fils, on lui décerne des noms honorifiques à chaque circonstance solennelle, les fonds attribués à sa cassette augmentent avec le nombre de ses noms : pour peu qu’elle soit intelligente, l’influence lui vient vite. A une concubine impériale, la naissance d’un fils assure un rang privilégié, un nom honorifique de son vivant, une tablette après sa mort et un culte domestique; si la fortune la favorise, elle peut recevoir le titre d’impératrice : c’est ainsi que l’impératrice douairière actuelle, d’abord simple concubine, est montée au rang suprême.

Mais ce respect accordé à la maternité n’apparaît pas en plein, tant que vit le chef de la famille : Empereur ou particulier, il est tout au foyer domestique et la mère est d’abord son épouse, c’est-à-dire plutôt une inférieure qu’une égale; lors du veuvage, la femme, la mère passe au premier plan et, de plus, une part des sentimens de piété dus au père se réfléchit sur celle qui a été sa compagne. Dans la classe aisée, les seconds mariages sont très rares, même pour les jeunes femmes, à la différence de ce qui se passe chez les pauvres ; ils jettent un déshonneur sur la famille de la femme, sur celle du défunt et sur le nouveau mari; la loi les désapprouve tacitement, elle laisse la veuve sous la dépendance des agnats de son époux ; si elle se marie sans leur consentement, elle est tenue pour adultère et punie comme telle ; si, au contraire, ils veulent lui faire contracter un nouveau mariage, elle est libre de refuser; les enfans de la veuve remariée sont déliés de leurs obligations de respect et restent, avec les biens du père, dans la famille paternelle. Quant à celle qui conserve sa foi au défunt, elle tient en tout sa place : elle est en possession des biens, hérite, administre, hypothèque, vend comme il l’aurait fait; elle a autorité sur toute la maison, esclaves, serviteurs, concubines et enfans du mort; elle élève ceux-ci, les marie, les châtie, les vend, les exclut de la famille avec le même. pouvoir que le père; bien plus, si le fils est en bas âge, c’est la veuve qui, par exception et représentant son fils, a le rôle principal dans le sacrifice offert au père et aux ancêtres ; si le mort n’a pas laissé de fils, c’est elle qui a pouvoir de lui choisir un héritier parmi les agnats. Quand les fils ont grandi, elle leur remet la gestion des biens, mais elle conserve toujours sa position prééminente et reste vraiment le chef de la famille ; l’histoire antique nous fait connaître plusieurs beaux caractères de veuves, qui ont su maintenir leur famille et faire de leurs fils de grands hommes ; même dans notre temps, l’un des personnages les plus connus de la Chine contemporaine attribue, dit-on, ses hautes qualités à l’éducation qu’il a reçue de sa mère. Je ne parle pas de ces diplômes et de ces arcs de triomphe souvent cités, que le Ministère des Rites décerne aux veuves et qui sont la consécration officielle, payée suivant un tarif, du renom d’une austérité plus ou moins affectée; je rappelle seulement que quelques femmes se tuent après la mort de leur mari, parfois avec solennité, devant un public convoqué ; cela se fait surtout au Fou kien : les magistrats assistaient autrefois, dit-on, à ces cérémonies. Parmi les motifs qui engagent une veuve au suicide, il faut sans doute compter le regret du défunt, mais aussi la crainte d’être dépouillée, maltraitée, vendue même par les beaux-frères, au mépris de la loi : car il faut bien dire que la pratique s’écarte plus d’une fois des principes moraux que je viens d’indiquer; une veuve est presque incapable de résister à des beaux-frères rapaces et malveillans et parfois elle n’a de choix qu’entre la maison de prostitution, le suicide et la bonzerie ; il arrive aussi que, trop faible pour imposer une règle à des fils dissipateurs, elle soit réduite à la misère ou se voie forcée de confier ses bijoux, ses meubles à des amis, même à des amis européens, comme j’en ai vu un exemple. Ce sont là des exceptions fréquentes aux principes constitutifs de la famille.

Pour la veuve d’un Empereur, il n’est naturellement question ni de second mariage, ni de bonzerie : le suicide se présente parfois : c’est ainsi, — du moins le bruit en a couru, — que la jeune veuve du dernier Empereur s’est donné la mort, peu de jours après le décès de son mari. Habituellement, l’impératrice continue de vivre au Palais et jouit en paix du veuvage, qui, pour elle, plus encore que pour la femme ordinaire, est le couronnement de la carrière : en effet, mère de l’Empereur, de ce souverain dont la situation morale dans toute l’Asie orientale ne peut être comparée qu’à celle qu’eurent jadis les empereurs romains, qui est chef de l’État, chef de la religion, grand prêtre et héritier du ciel, qui, après sa mort, sera adoré à l’égal du ciel même; « mère de l’empire », suivant la locution chinoise, elle est traitée comme une divinité sur la terre ; son fils, dépouillant son pouvoir, se prosterne devant elle et reçoit ses ordres ; chaque fois que l’on écrit son nom, c’est avec les mêmes marques de respect que l’on emploie pour le nom du ciel. Des palais somptueux, une cour agenouillée où figure le maître des hommes, un service magnifique, une pension fastueuse, voilà ce qui lui est dû : quelques Impératrices douairières ont su avoir davantage, je veux dire, le pouvoir réel, la direction occulte ou avouée de l’Etat. La femme remarquable qui occupe aujourd’hui le trône de Chine, aussi distinguée par ses connaissances littéraires en mantchou et en chinois que par la maîtrise de son pinceau, régente deux fois « derrière le rideau » qui cachait son visage aux conseillers par obéissance au principe de la séparation des sexes, a effectivement dirigé l’Etat pendant plus d’un quart de siècle ; et, quoi que l’on puisse dire de faveurs mal placées ou vendues, de désordres plus graves même, imputations qui ne sont pas toutes prouvées; bien que l’on puisse objecter qu’elle a plus laissé agir qu’agi elle-même, c’est pendant sa régence ou sous son influence prééminente que l’empire, presque renversé par les rébellions et la guerre étrangère, a été pacifié, a reconquis le Turkestan, s’est étendu à l’est et à l’ouest par l’école et par l’agriculture, s’est ouvert, avec une extrême prudence, à quelques inventions européennes, a été consolidé, au point de faire illusion à plus d’un politique sur les causes profondes de sa faiblesse. Cette période ne peut certes être rangée parmi les âges florissans de la Chine, il s’en faut de beaucoup, mais jamais le gouvernement chinois n’a eu devant lui de pareilles difficultés et, à coup sûr, l’époque de l’impératrice Tsheu-hi sera comptée pour aussi remarquable que n’importe laquelle dans les siècles passés. Je ne veux pas rappeler les exemples brillans de gouvernement féminin que nous a laissés l’antiquité : ils m’entraîneraient trop loin et ne feraient que confirmer encore que le comble d’honneurs et de pouvoir accessible à une créature, c’est une femme seule qui peut y atteindre.

Et maintenant, après avoir suivi la femme de la naissance à la mort et l’avoir vue dans la richesse et dans la pauvreté, dans l’esclavage comme dans le veuvage, il me reste à réunir ici les principaux traits de sa condition. Avant tout, elle est un être inférieur à l’homme : la métaphysique chinoise pose la subordination du principe féminin dans l’univers; la morale prescrit à la fille et à l’épouse une soumission absolue envers le père comme envers le mari et établit la séparation des sexes, moins pour sauvegarder la pureté féminine que pour défendre l’homme d’une influence dégradante; les coutumes, conformes à la morale, enlèvent à la femme toute initiative, toute volonté; le culte des ancêtres, ce qui tient le plus au cœur du Chinois, ne lui donne qu’une place accessoire et lui accorde à peine une personnalité. Seule la maternité la relève, la rapproche des ancêtres auxquels elle a donné un héritier, et en fait un être nouveau, doué d’une existence religieuse qui se développe complètement le jour où le chef de famille vient à disparaître : le veuvage est donc, en principe, pour la personnalité féminine, l’heure du plus complet épanouissement possible. Mais ici encore, il faut noter que ce que l’on respecte, ce n’est pas la personne, c’est la fonction familiale accomplie, le devoir de perpétuer le culte rempli à la satisfaction des ancêtres : la gloire de la mère n’est donc que le reflet de la gloire de ceux-ci, c’est à eux que tout se ramène, et cette constatation ne sera pas pour surprendre, si l’on songe qu’en Chine la molécule sociale est non pas l’individu qui passe, mais la famille qui dure.


MAURICE COURANT.

  1. Entre un grand nombre d’ouvrages où sont épars des renseignemens sur ce sujet, je ne citerai que quelques-uns des plus récens : The Chinese, their education, philosophy and letters, by W. A. P. Martin ; New-York, 1881, in-12. — Un mariage impérial chinois, par G. Devéria; Paris, 1887, in-18. — Rudimens de parler et de style chinois, par le P. Léon Wieger, S. J. ; Ho kien fou, 1894-96, petit in-4 (en cours de publication), etc.
  2. Mais douze ans, comptés à la chinoise, peuvent n’en faire pour nous que dix, et quinze ans peuvent correspondre à treize.
  3. Les Mantchous doivent faire inscrire leur mariage sur leurs registres spéciaux d’état civil.
  4. Entre-colonnemens d’environ quatre mètres carrés.
  5. Environ 0 fr, 075 et 0 fr. 0525..
  6. De 12 à 16 francs.
  7. De 3 francs à 4 fr. 50.
  8. De 120 francs à 200 francs ; de 1 000 francs à 1 200 francs.
  9. Hommes et femmes ne peuvent paraître sur la même scène.