La Femme du docteur/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 28-53).

CHAPITRE III.

ISABEL.

Le jardin situé derrière la maison était un espace carré orné de beaux poiriers ombrageant une pelouse négligée. Une épaisse haie de noisetiers couvrait le mur sur la longueur d’un des côtés, et de toutes parts l’œil ne rencontrait que des rosiers et des églantiers odorants, des pommiers en espaliers et des framboisiers touffus, tous parfaitement vierges des soins du sécateur du jardinier. Çà et là cependant on pouvait découvrir quelque arbuste infortuné qui avait été haché et mutilé par une opération fantaisiste des jeunes Sleaford.

C’était un jardin à l’ancienne mode et qui avait été évidemment parfaitement entretenu autrefois, car de charmantes fleurs surgissaient au milieu des herbes à chaque nouvelle saison, comme si la négligence et les mauvais traitements eussent été impuissants à les chasser du sol familier qu’elles aimaient. C’est ainsi que de rares orchidées sortaient du milieu des plates-bandes envahies par le mouron, et que des muguets apparaissaient au milieu des mousses, dans un angle retiré, au-dessous du réservoir. Il y avait des vignes dont les raisins n’avaient jamais mûri depuis l’installation de Sleaford, mais qui étalaient encore un verdoyant écran sur la façade de la maison, accrochant leurs vrilles aux volets à moitié démolis qui pourrissaient lentement sur leurs pivots rouillés. Il y avait des plates-bandes de fraisiers, et à l’une des extrémités une tonnelle sous laquelle les garçons jouaient avec des cartes graisseuses et écornées pendant les longues soirées d’été. Sous les noisetiers, preuve évidente de la présence des garçons, il y avait des clapiers. Cet enclos était une retraite bizarre, malpropre, et charmante, où l’odeur des étables lointaines se mêlait faiblement au parfum des roses. C’était dans ce jardin négligé qu’Isabel Sleaford passait la majeure partie de sa vie oisive et inutile.

Elle était assise dans un fauteuil de jardin, à l’abri d’un des poiriers, lorsque Sigismund et son ami s’approchèrent d’elle. Elle était accroupie dans ce fauteuil, un livre ouvert sur les genoux, le menton supporté par la paume de la main, tellement absorbée par sa lecture qu’elle ne leva même pas les yeux quand les jeunes gens furent à deux pas d’elle. Elle était vêtue d’une robe de mousseline, très-froissée et d’une blancheur douteuse, et elle avait autour du cou un ruban de velours noir. Ses cheveux, presque aussi noirs que ceux de son frère, étaient noués négligemment, et une longue mèche emmêlée tombait sur son col d’une blancheur mate, — la blancheur de l’ivoire.

— J’aurais voulu que ce fût le Colonel Montefiasco, — dit Smith en montrant le livre que lisait la jeune fille. — J’aurais été flatté de voir une jeune personne intéressée à ce point par la lecture d’un de mes livres, qu’elle ne daignât pas même lever la tête lorsqu’il y a un gentleman qui désire lui être présenté.

Mlle Sleaford ferma son livre et se leva, touchée de ce reproche ; mais elle tint le doigt entre les pages, dans l’intention évidente de reprendre sa lecture à la première occasion. Elle n’attendit pas que George lui fût cérémonieusement présenté, mais elle lui tendit la main en l’accueillant d’un sourire.

— Vous êtes M. Gilbert, — dit-elle, — Sigismund nous a parlé de vous toute la semaine. Maman a préparé votre chambre et je crois que le thé ne tardera pas. Il aura quelques côtelettes en l’honneur de votre ami, Sigismund ; maman m’a dit de vous le dire.

Puis elle regarda son livre comme pour dire que son discours était fini et qu’elle désirait reprendre sa lecture.

— Qu’est-ce que c’est, Izzie ? — demanda Sigismund comprenant son regard.

— Algerman Mountfort.

— Je le pensais. Toujours ses livres !

Les joues pâtes de Mlle Sleaford se couvrirent d’une rougeur fugitive.

— C’est si joli ! — dit-elle.

— Dangereuse beauté, j’en ai peur, Isabel, — dit gravement le jeune homme ; — bonbons séduisants qui contiennent de l’opium. Ces livres vous rendent-ils heureuse, dites, Isabel ?

— Non, ils me rendent malheureuse, mais… — elle hésita un peu, — mais j’aime cette souffrance-là. Je la préfère au bonheur monotone de la vie terre à terre.

George regarda avec surprise le visage animé de la jeune personne qui s’éclaira en un moment et devint rayonnant comme un transparent, qui semble une peinture confuse jusqu’au moment où l’on place une lampe derrière. Le jeune médecin se borna à regarder d’un air surpris la fille de Sleaford, car il ne comprenait pas un traître mot de la conversation. Il ne pouvait que regarder ce pâle visage sur lequel tremblaient et passaient de faibles rougeurs semblables aux reflets rosés de l’horizon au coucher du soleil. George vit qu’Isabel avait de grands yeux noirs, comme son frère, mais d’une expression toute différente, car ils étaient doux et rêveurs, très-couverts, et ne s’éclairant que faiblement dans les profondeurs des pupilles très-larges. D’un naturel très-tranquille et peu causeur, George eut tout le loisir d’étudier le visage de la jeune fille pendant qu’elle causait avec le pensionnaire de sa mère, avec lequel elle paraissait être en relations cordiales, presque fraternelles. George n’était pas un enthousiaste et il contemplait Mlle Sleaford sans plus d’émotion que s’il eût regardé une belle statue dans un musée. Il vit que ses traits étaient petits et délicats, qu’elle avait le visage pâle, et que ses grands yeux noirs suffisaient pour lui donner une sorte de beauté étrange et mélancolique, qui devenait gracieuse et affable lorsqu’elle souriait.

George ne vit pas toutes les particularités de la beauté d’Isabel parce qu’il était simplement un excellent garçon doué d’une intelligence des plus ordinaires et que la beauté d’Isabel était essentiellement poétique et ne pouvait être comprise que par un poète. Mais il se dit vaguement qu’elle était de celles qu’on trouve jolies, et il se demanda pourquoi ses yeux prenaient la couleur de l’or bruni lorsque la lumière les éclairait en plein, et la teinte la plus foncée lorsqu’ils étaient ombragés par leurs cils noirs.

George fut moins impressionné par la beauté de Mlle Sleaford que par la différence qui existait entre elle et toutes les femmes qu’il avait vues jusque-là. Je pense qu’en cela reposait le charme principal de la jeune fille, charme qui méritait de lui attirer les hommages d’un roi. Elle ne ressemblait à personne. La beauté qui lui était propre n’était pas l’apanage de cent autres jolies filles. La voir une fois suffisait pour se la rappeler toujours, si jamais vous rencontriez visage humain qui vous rappelât le sien.

À la prière de Sigismund, elle ferma le livre tout à fait et accompagna les deux jeunes gens pour faire à George les honneurs du jardin. Mais elle emporta tendrement sous son bras le volume éraillé, et parfois elle tombait dans un silence rêveur comme si quelque mystérieuse faculté de seconde vue lui eût permis de lire les pages cachées.

Sur ces entrefaites Horace arriva en courant et invita les promeneurs à se rendre à la maison, où le thé les attendait.

— Les enfants prennent le leur à la cuisine, — dit-il. — et les grandes personnes dans le parloir.

Trois petits garçons survinrent comme il disait ces paroles, et l’un après l’autre tendirent une patte sale à Gilbert. Ils avaient enlevé un cerf-volant, avaient pêché dans le canal, et avaient aidé à charger du foin dans quelque prairie des environs ; ils étaient défaits et poudreux, et exhalaient fortement l’odeur des plaisirs agrestes. Tous trois ressemblaient à leur frère ; et George, en regardant autour de lui, vit huit des plus noires prunelles qu’il eût jamais vues, mais aucune ne ressemblait à celles d’Isabel. Ces jeunes garçons n’étaient pas du même lit que Mlle Sleaford. La première femme de Sleaford était morte après trois années de mariage, et le seul souvenir qu’Isabel eût gardé de sa mère était l’ombre indécise de ses traits charmants et mélancoliques ; ombre éphémère qui venait visiter parfois le sommeil de l’orpheline.

Une vieille domestique qui, il y avait bien longtemps de cela, était venue voir les Sleaford, avait dit à Isabel que sa mère était morte d’un grand chagrin. L’enfant avait demandé quel était ce grand chagrin, mais la vieille femme avait hoché la tête en disant : « Il vaut mieux que vous l’ignoriez, mon pauvre agneau : il vaut mieux que vous l’ignoriez toujours. »

Dans le grand salon il y avait un portrait au crayon de la première Mme Sleaford ; un portrait, tout maculé par les mouches, qui représentait une jeune femme ayant les traits d’Isabel, vêtue d’une robe à taille courte, les manches ballonnées. C’était tout ce que Mlle Sleaford savait de sa mère.

La seconde Mme Sleaford était une petite femme acariâtre, elle avait les cheveux blond filasse, les yeux gris et perçants ; c’était une petite femme bien intentionnée qui rendait malheureux tous ceux qui l’entouraient, et qui travaillait sans relâche du matin au soir sans jamais pouvoir terminer la tâche qu’elle entreprenait. Les Sleaford avaient une servante, employée à toutes fins, qu’on appelait la fille ; mais cette jeune personne sortait rarement de la pénombre de la cuisine où l’on entendait sans cesse le bruit des robinets ouverts et le cliquetis de la vaisselle, excepté lorsqu’elle venait enlaidir les groseilliers au moyen de serviettes et de torchons qu’elle étalait au soleil pour les sécher. Un esprit ignorant eût pensé que les Sleaford auraient parfaitement pu se passer d’une domestique, car Mme Sleaford semblait faire toute la cuisine et la plus grande partie du ménage, pendant qu’Isabel et ses frères étaient chargés à tour de rôle de faire les commissions et d’ouvrir la porte du jardin.

Le grand parloir était un palais en comparaison du petit ; car Mme Sleaford chassait ses enfants par une distribution de taloches quand ils s’avisaient d’y transporter les accessoires artistiques qu’elle appelait leur bric-à-brac. Les déprédations de l’engeance enfantine étaient en conséquence moins visibles dans cette pièce. Mme Sleaford avait fait toilette pour faire honneur à son nouveau pensionnaire, et son visage luisait grâce à l’application récente de savon à la guimauve. George vit immédiatement que c’était une petite femme très-vulgaire, et que les avantages intellectuels qui pourraient se manifester chez les enfants leur viendraient du père. Il ressentait un profond respect pour cette spécialité de la profession légale, et il se demandait comment un avocat avait pu épouser une femme comme Mme Sleaford, et comment il pouvait vivre dans le désordre particulier aux maisons dont la maîtresse fait les fonctions de cuisinière et dont les enfants vont aux commissions.

Après le thé les deux jeunes gens se promenèrent dans les allées du jardin envahies par les herbes, pendant qu’Isabel s’asseyait sous son poirier favori, lisant le volume qu’elle avait fermé avec tant de peine. Sigismund et son ami se promenèrent de long en large, fumant des cigares et parlant de ce qu’ils appelaient le bon vieux temps. Ce temps-là n’avait pourtant que cinq ou six ans de date, bien que les jeunes gens en parlassent comme s’ils avaient la barbe grise et qu’ils eussent à jeter un regard rétrospectif sur une existence d’un demi-siècle et à s’étonner des folies de leur jeunesse.

Isabel continuait de lire ; le jour baissait insensiblement, l’horizon s’empourprait derrière les poiriers à l’ouest du jardin, et la pâle étoile du soir scintillait au bout de l’une des allées. Elle continuait de lire avec avidité, sans prendre le temps de respirer, à mesure que diminuait la lumière ; car sa belle-mère allait peut-être l’appeler pour lui donner une jaquette déchirée à raccommoder ou un monceau de bas troués à ravauder. Adieu la lecture alors, impossible de parcourir une seule ligne de l’attrayant récit, de cette prose divine, cadencée comme la poésie, de cette harmonie tendre et mélancolique qui poursuit le lecteur longtemps après qu’il a fermé le livre, et qui rend si insupportable la monotonie de l’existence.

Isabel n’avait pas encore dix-huit ans. Elle avait appris les éléments de toutes choses à un pensionnat d’Albany Road ; pensionnat bien aristocratique dans l’opinion des natifs de Camberwell. Elle savait un peu d’italien, assez de français pour lire des romans qu’elle aurait dû ne pas ouvrir, et juste assez d’histoire pour retenir les friandises des pages des historiens : — les noms des Marie Stuart, des Jeanne d’Arc, des Anne de Boleyn, du Masque de fer, et de Mlle de la Vallière, — les Marie-Antoinette et les Charlotte Corday, les infortunés Kœnigsmark et les infâmes Borgia, toutes les histoires horribles et romanesques éparpillées à travers le dénombrement ennuyeux des Grandes Chartes et des Bills de Réforme, des Tiers-État et des Lits de Justice. Elle touchait un peu du piano, chantait un peu, peignait, d’après nature, des fleurs sur des feuilles de carton Bristol, ce qui ne veut pas dire qu’elle les représentait semblables à la nature, car il arrivait que les cobéas ressemblaient assez à des ronds découpés dans de la mousseline bleue, et un myope aurait pu prendre les fuchsias pour des crevettes rouges.

Mlle Sleaford avait reçu cette éducation incomplète et inutile qui est l’ambition des classes moyennes sans fortune. Elle quitta le pensionnat d’Albany Road à seize ans, et se mit en devoir de parfaire son éducation au moyen du cabinet de lecture le plus voisin. Elle ne perdit pas son temps à lire les œuvres modestes ou inconnues, mais elle se jeta sans hésiter sur les plus belles fleurs du jardin de la fiction, lut et relut sans cesse ses romans favoris et en copia des extraits de son choix sur des petits carnets à un sou, employés le plus souvent à noter les dépenses faites à la boucherie ou chez l’épicier. Elle savait par cœur des pages entières de ses auteurs favoris et en récitait parfois de longs passages romanesques à Sigismund dans le demi-jour des longues soirées d’été.

J’ai honte de dire que ce jeune homme, reprenant le lendemain la suite du Colonel Montefiasco, mettait des paraphrases de Bulwer, de Dickens, ou de Thackeray dans la bouche de ce gentleman et gratifiait cet héroïque scélérat de la gaieté d’un John Brodie, de la philosophie d’un Zanoni, ou des sarcasmes mordants d’un Lord Steyne. Peut-être n’exista-t-il jamais entre deux êtres une différence plus sensible que celle qu’il y avait entre Isabel et le pensionnaire de sa mère. Sigismund écrivait des histoires romanesques à la douzaine, mais il était aussi prosaïque que le plus vulgaire marchand de bœufs conduisant des animaux au marché. Il vendait son imagination ; Isabel se nourrissait de la sienne. Pour lui, le roman était une chose qu’on façonnait à la forme la plus propre à satisfaire le goût du public. Il donnait à ses héros la forme demandée sur la place aussi tranquillement que le marchand de beurre donne à sa marchandise la forme d’un cygne nu d’une couronne selon les désirs de ses pratiques. Mais les héros de la pauvre Isabel étaient d’impalpables tyrans qui la gouvernaient à leur gré. Elle désirait que son existence ressemblât à ses livres ; elle aurait voulu être une héroïne, — malheureuse peut-être et mourant à la fleur de l’âge. Elle avait un goût prononcé pour une fin précoce, par une maladie de poitrine, avec les pommettes rouges, et un éclat étrange dans le regard. Chaque fois qu’elle avait un petit rhume, elle s’imaginait que la phthisie venait, et elle commençait à étudier ses poses et à prendre une allure de douce mélancolie avec ses frères, en leur disant à l’oreille, l’un après l’autre, qu’elle n’en avait plus pour longtemps à rester avec eux. Ils ne devinaient généralement pas le sens de ses paroles et lui demandaient si elle allait partir comme gouvernante. Si elle prenait la peine de leur expliquer la triste vérité, ils vulgarisaient aussitôt le côté poétique de la situation en s’écriant : « La bonne histoire ! Qu’est-ce qui a mangé du plum-pudding hier soir à dîner et qui en a redemandé ? Voilà la maladie que tu as, Izzie ; deux tournées de pudding au dîner et d’innombrables tartines beurrées au déjeuner ! »

Ce n’est pas ainsi que lui parlaient les amis de Florence Dombey. Ce n’est pas ainsi que le petit Paul eût parlé à sa sœur ; mais aussi comment supporter ces grands garçons crevant de santé, après avoir lu l’histoire du petit Paul ?

L’existence de la pauvre Isabel était absolument vulgaire et terre à terre. Impossible d’en tirer la plus petite goutte de romanesque si fort qu’on la pressât.

Son père n’était ni un Dombey, ni un Augustin Caxton, ni même un Rawdon Crawley. C’était un homme fort, aux épaules larges, bien portant, aimant la bonne chère, et buvant ses trois bouteilles d’eau-de-vie par semaine. Il aimait suffisamment ses enfants, mais il ne les emmenait jamais avec lui et les voyait fort peu à la maison. Impossible d’en rien tirer de romanesque. Isabel n’eût pas été fâchée qu’il l’eut maltraitée ! elle aurait eu un chagrin et ç’aurait été au moins quelque chose. S’il s’était mis dans un accès de rage et qu’il l’eût jetée du haut en bas de l’escalier, elle aurait pu courir se précipiter dans le canal. Mais, hélas ! il n’y avait pas de Capitaine Cuttle chez lequel elle pût se réfugier ; pas de noble Walter qui revînt la voir et dont l’ombre tremblât sur la muraille à la lumière du foyer ! Hélas ! hélas ! elle regardait au nord et au sud, à l’est et à l’ouest, et le ciel restait noir ; aussi retournait-elle à son opium intellectuel et rêvait-elle des rêves. Les petits griefs ne lui manquaient pas, tels que le raccommodage des trous aux vêtements de ses frères, ou la commission d’aller chercher du beurre dans Walworth Road : mais elle faisait volontiers ces choses une fois arrachée à ses livres chéris, car elle emportait son monde idéal avec elle, soignait Byron en délire à Missolonghi, ou veillait au lit de mort de Napoléon, pendant que le boutiquier jetait le beurre dans le plateau, et que le vulgaire la coudoyait devant le comptoir graisseux.

S’il s’était trouvé quelqu’un qui eût accaparé cette enfant abandonnée et qui eût entrepris son éducation, Dieu sait ce qu’on en aurait pu faire ; mais le doigt ami montrant le bon chemin dans la forêt intellectuelle lui manquait, et Isabel errait au gré de sa fantaisie, dressant un piédestal à une idole quelconque, puis la remplaçant par une autre ; vivant aussi isolée que si elle eût habité un aérostat suspendu éternellement dans les airs, et ne se mêlant jamais sérieusement aux joies et aux chagrins vulgaires des gens qui l’entouraient.

George et Sigismund parlèrent de Mlle Sleaford quand ils furent fatigués de repasser les souvenirs de leur existence d’écoliers dans le Midland.

— Tu ne m’avais pas dit que M. Sleaford avait une fille, — dit George.

— Vraiment ?

— Non. Sais-tu qu’elle est très-jolie ?

— Elle est splendide, — répondit Sigismund avec enthousiasme, — elle est ravissante. Je la prends pour le type de toutes mes héroïnes sombres, — les bonnes, bien entendu. As-tu remarqué les yeux d’Isabel ; ils ont une nuance orangée quand on les regarde au soleil. Balzac a écrit une nouvelle qui s’appelle la Fille aux yeux d’or. Avant d’avoir vu Isabel Sleaford j’ignorais ce que c’est que des yeux d’or.

— Tu me parais au mieux avec elle ?

— Oui, nous sommes comme le frère et la sœur. Elle m’aide parfois dans mes travaux, c’est-à-dire qu’elle me suggère des idées dont je profite. Mais elle est romanesque au possible. Elle lit trop de romans.

— Trop de romans ?

— Oui. Ne crois pas que je veuille dire du mal des romans. Un roman est une chose excellente après une longue journée de travail, après une lutte pénible avec les réalités de la vie, après une course sur les terrains en friche de l’expérience, après un combat sérieux sur l’arène universelle. Qu’après cela on lise Ernest Maltravers, ou Eugène Aram, ou la Fiancée de Lammermoor, la douce fiction berce l’âme et lui donne le repos, comme la chanson de la nourrice endort l’enfant au berceau. Jamais homme ou femme de sens ne s’est gâté par la lecture des romans. Les romans ne sont dangereux que pour ces pauvres filles oisives, qui ne lisent que cela, et qui s’imaginent que leur existence doit être la paraphrase de leurs livres favoris. Ces jeunes filles-là ne daigneraient pas regarder un employé du gouvernement ayant trois cents livres d’appointements et des chances d’avancement, — dit Smith en montrant Isabel. — Elle attend une créature mélancolique sur l’âme de laquelle pèse un crime.

Ils traversèrent la pelouse et se dirigèrent vers le poirier sous lequel Isabel était assise. La nuit venait et son pâle visage et ses yeux noirs avaient une expression mystérieuse à cette heure crépusculaire. George pensait qu’elle avait tout ce qu’il fallait pour être une héroïne de roman et se sentit singulièrement gauche et vulgaire en se trouvant devant elle. Ses bras et ses jambes l’embarrassaient et il ne savait qu’en faire. Si je m’appesantis si longtemps sur les trois personnages réunis dans ce jardin négligé de la banlieue, pendant cette journée du 20 juillet 1852, c’est qu’ils sont encore au seuil de la vie et que l’avenir s’ouvre devant eux comme la vaste scène d’un théâtre ; mais le rideau est encore baissé, et au delà tout n’est plus que mystère. Chacune de ces trois têtes folles avait des idées sur ce grand mystère. Isabel pensait qu’elle ferait la rencontre d’un duc quelconque dans Walworth Road : le duc conduirait son phaéton, et elle-même serait coiffée de son chapeau le plus frais et n’irait pas chercher du beurre ; puis le jeune patricien demeurerait stupéfait à sa vue, il se rendrait immédiatement chez son père et lui demanderait officiellement sa main, et elle l’épouserait et ne porterait plus, à partir de ce moment, que des robes de velours et une couronne de diamants, comme Édith Dombey dans le grand tableau de M. Hablot Browne. Les rêves du bon George n’évoquaient pas une destinée aussi romanesque. Il pensait qu’il épouserait quelque jolie fille, que sa clientèle s’accroîtrait, qu’un jour peut-être il ferait une cure merveilleuse dont on parlerait dans la Lancette, et qu’enfin il vivrait et mourrait respecté, comme son grand-père et son père avaient fait avant lui, dans la bonne vieille maison couverte en tuiles et aux pignons de chêne peints en noir. Sigismund n’avait, lui, qu’un seul idéal : la publication d’une œuvre magistrale dont les revues parleraient et qui aurait un succès retentissant. Il se contentait volontiers d’une vie tranquille pour lui-même, car, par procuration, il lui arrivait plus d’aventures que l’esprit humain n’en peut concevoir. Il revenait le soir à Camberwell et mangeait une demi-livre de rumpsteak arrosé de trois ou quatre tasses de thé léger, puis il se promenait dans le jardin en compagnie des enfants. Les jeunes gens de son âge, qui voyaient l’existence qu’il menait, se moquaient de lui et l’appelaient casanier. Casanier, vraiment ! Est-ce être casanier que de descendre du toit d’un édifice au moyen d’une corde mince, et, arrivé au bout, de se trouver encore à soixante-dix pieds du sol ? Est-ce être casanier que de se trouver à bord d’un vaisseau incendié en plein océan Atlantique, et de sauver l’équipage entier sur un fragile radeau, pendant qu’une charmante passagère est attachée à votre ceinture au moyen de sa soyeuse chevelure ? Est-ce être casanier que de descendre dans des souterrains armé d’une lanterne sourde et suivi d’une demi-douzaine de limiers, en quête d’un meurtrier ? C’était là ce que Sigismund faisait tout le jour et tous les jours, — sur le papier, — et lorsque sa tâche était achevée, il s’estimait heureux de se balancer dans un fauteuil au jardin, en fumant son cigare, pendant que l’enthousiaste Isabel lui parlait de Byron, de Shelley, et de Napoléon ; car les deux poètes et le héros étaient ses trois idoles, et les larmes lui venaient aux yeux quand elle parlait de la triste soirée après la bataille de Waterloo ou de la journée de Mîssolonghi, absolument comme si elle avait connu et aimé ces grands hommes.

Pendant ce temps les fenêtres de la maison s’illuminèrent ; Mme Sleaford ouvrit la fenêtre du petit parloir et appela les jeunes gens pour le souper. On gardait les vieilles habitudes à Camberwell et le souper était le repas le plus agréable de la journée ; car, à ce moment, Mme Sleaford avait fini son travail et elle daignait redevenir aimable et raconter ses tourments et ses soucis à Sigismund et à ses enfants. Mais, ce soir-là, on s’était mis en frais, en l’honneur du jeune provincial. Il y avait un homard et une montagne de laitues, — très-peu de homard en comparaison de la verdure, — et Sigismund devait faire une salade. Sigismund était très-fier de son habileté dans ce département de l’art culinaire, et comme, en général, il mettait au moins vingt-cinq minutes à couper, à assaisonner, à remuer, à goûter, et à composer, avant que la salade fût prête, le temps ne manquait pas pour causer. Ce soir-là, George causa avec Isabel, et Horace jouit du privilège de rester au souper par la simple raison que personne dans la maison n’avait l’autorité suffisante pour l’envoyer au lit, attendu qu’il refusait obstinément de s’en aller, à moins d’y être contraint par la force. Il était assis en face de sa sœur et occupait ses loisirs à sucer les longues antennes du homard tout en contemplant, les coudes sur la table, le visage du visiteur pendant que Sigismund préparait la salade.

La soirée se passa agréablement et gaiement, car Isabel oublia ses héros et daigna descendre un instant au niveau de George, et causer avec lui de la grande Exposition de l’année précédente et de la pantomime qu’elle avait vue à la Noël passée. George la trouva très-jolie, surtout lorsqu’elle lui souriait ; puis il retomba dans son étonnement et se demanda pourquoi elle était si différente de Mlle Sophronia et des autres personnes de Graybridge-sur-la-Wayverne qu’il avait vues toute sa vie et chez lesquelles il n’avait absolument rien trouvé qui pût l’étonner.

Enfin la salade fut triturée à point. On versa dans les longs verres étroits l’ale « à six pence, » comme l’appelait Horace, et grâce à la nature légère et mousseuse de ce breuvage on aurait pu le prendre pour du Champagne. George avait soupé en cérémonie à Graybridge ; il savait ce que c’est que le vrai champagne et les entremets et les sucreries, mais la conversation qu’on avait tenue dans ces occasions ne valait pas le bavardage de ce modeste souper, pour lequel il n’y avait pas deux fourchettes qui allassent ensemble et un verre qui n’eût un éclat ou une fêlure. Le jeune médecin se donna à cœur joie de sa première soirée à Camberwell, et Sigismund s’anima visiblement sous l’influence de l’ale. Au moment où la gaieté était à son apogée, Horace se leva brusquement, tenant à la main les écailles vides du homard, et réclama le silence.

— Je l’ai entendu, — dit-il.

Un coup de sifflet aigu, venant de la porte, se fit entendre comme l’enfant disait ces mots.

— C’est lui ! — s’écria-t-il en courant à la porte. — Il est peut-être là depuis longtemps ; gare à moi si c’est vrai !

Chacun se tut ; et George entendit le jeune garçon ouvrir la porte du vestibule et courir à la porte. Il entendit un dialogue bref et une voix grave ayant une intonation presque farouche, puis des pas pesants sur l’allée pavée du jardin et sur le perron devant la maison.

— C’est ton père, Izzie, — dit Mme Sleaford. — Il aura besoin d’une bougie ; tu ferais bien de lui en porter une tout de suite, car je ne pense pas qu’il veuille entrer ici.

Gilbert ressentait une certaine curiosité au sujet du père d’Isabel, et fut quelque peu désappointé quand il apprit que Sleaford ne viendrait pas dans le parloir. Mais Sigismund continua à manger du pain et du fromage et à pêcher des oignons confits dans un pot de grès, sans se préoccuper autrement des mouvements de l’avocat

Isabel prit une bougie et passa dans le vestibule pour recevoir son père. Elle laissa la porte entrebâillée, et George put l’entendre parler à Sleaford ; mais l’avocat répondit à sa fille avec assez de mauvaise grâce, et ce que George entendit du dialogue ne lui donna pas une idée très-favorable de son hôte.

— Donne-moi ma bougie et ne m’ennuie pas ! — disait Sleaford. — J’ai été tracassé aujourd’hui au point que tout est confusion dans ma tête. Ne reste pas là à ouvrir de grands yeux ! Dis à ta mère que j’ai quelque chose à faire et que je passerai la nuit à travailler.

— Tu as été contrarié, père ?

— Oui, horriblement. Et je désire qu’on ne m’assomme pas de stupides questions, maintenant que me voilà rentré. Allons, donne-moi cette lumière !

Les pas pesants gravirent lentement les degrés sans tapis, une porte s’ouvrit au premier étage, et l’on entendit marcher dans la chambre, juste au-dessus du parloir.

Isabel rentra, très-grave, et s’assit loin de la table.

George vit que c’en était fait de la gaieté pour cette soirée. Sigismund lui-même suspendit ses ravages dans le fromage et tomba dans une rêverie profonde en contemplant un oignon piqué au bout de sa fourchette.

Il se disait qu’un père maltraitant sa fille ne serait pas un mauvais sujet de roman pour un journal à un sou et il construisit mentalement une intrigue nouvelle.

Si le travail de Sleaford devait être terminé cette nuit même, on ne l’aurait pas deviné à voir le peu d’empressement qu’il apportait à se mettre à l’œuvre. Les pas pesants arpentèrent longtemps le plancher de long en large, avec une régularité qui aurait pu faire prendre l’avocat pour un dévot catholique qui s’était imposé une pénitence et qui la mettait à exécution dans la solitude de sa propre chambre. Sur ces entrefaites, une horloge lointaine sonna onze heures, et un coucou, dans la cuisine, sonna trois coups, ce qui, pour la maison de Sleaford, pouvait être regardé comme un à peu près satisfaisant. Isabel et sa mère se levèrent comme pour se retirer : Sigismund les imita et alluma deux bougies pour lui et son ami. Il se chargea de conduire George à la chambre qui lui était réservée, et les deux jeunes gens montèrent l’escalier, après avoir souhaité le bonsoir aux dames. Horace dormait, les coudes sur la table, les cheveux flottant contre la bougie fumeuse placée près de lui. Le jeune médecin ne fit que peu attention à l’appartement où on le conduisit. Il était fatigué par le voyage et par cette longue journée d’été ; aussi se déshabilla-t-il promptement et s’endormit-il pendant que son ami lui parlait par la porte de communication ouverte entre les deux chambres à coucher. George dormit, mais mal, car il était habitué à une maison tranquille où personne ne bougeait après dix heures du soir, et les pas lourds de Sleaford, dont la chambre était voisine, troublaient le sommeil du jeune homme et se mêlaient à ses rêves.

Il sembla à George que Sleaford se promenait de long en large pendant toute la nuit et longtemps après que les rayons du jour eurent commencé à filtrer à travers les rideaux opaques des fenêtres. George ne fut donc pas surpris quand au déjeuner, le lendemain matin, on lui dit que son hôte n’était pas levé et qu’il ne paraîtrait pas avant quelques heures. Isabel devait aller remplir quelque mystérieuse mission dans Walworth Road, et George entendit des fragments d’une conversation à voix basse entre la mère et la fille, dans le vestibule, devant la porte du parloir, et où les mots : contributions, sommations, couverts d’argent, engagement, et intérêts, figurèrent à plusieurs reprises.

Mme Sleaford était occupée dans la maison et les enfants étaient dispersés ; aussi George et Sigismund déjeunèrent-ils tranquillement ensemble et lurent-ils le Times de Sleaford, que celui-ci ne demandait pas encore. Sigismund fit un plan pour la journée. Il s’accorderait un congé, accompagnerait son ami à l’Académie Royale et à divers autres musées et couronnerait la journée par un dîner français.

Les deux jeunes gens partirent à onze heures. Ils n’avaient aperçu ni Isabel, ni le maître de la maison. Tout ce que George savait de ce dernier, c’était que Sleaford avait la démarche pesante et la voix grave.

Le 21 juillet était une journée brûlante et je dois avouer que George se sentit très-fatigué de l’examen des tableaux de l’Académie Royale. Pour lui les plus belles œuvres de l’art moderne étaient simplement de « jolies toiles » plus ou moins, selon le sujet qu’elles représentaient, et les discours de Sigismund sur le dessin, la perspective, l’expression, le ton, la couleur et le mouvement étaient un jargon parfaitement inintelligible pour lui. Aussi fut-il heureux quand la journée tira à sa fin et que Smith le conduisit dans une rue très-sombre, non loin de la Galerie Nationale.

— Maintenant je vais t’offrir un véritable dîner français, mon vieux George ! — dit Sigismund d’un air triomphant.

George regarda autour de lui d’un air mystifié. Il s’était habitué à associer dans son esprit les dîners français avec des cafés brillamment éclairés et des salons somptueux où les chaises étaient en bois doré, recouvert de velours rouge, et où une demi-douzaine de glaces immenses vous renvoyaient votre image multipliée lorsque vous preniez votre potage. Il fut quelque peu désappointé quand Sigismund s’arrêta devant une petite porte étroite, de chaque côté de laquelle se voyait un vieux vitrage montrant une rangée de flacons de vin et de liqueurs. Une grosse lanterne pendait au-dessus de la porte, et au-dessous des vitrages se voyait une grille de fer à travers laquelle s’échappait, pour parfumer l’air à la ronde, une odeur subtile d’ail et de fausse soupe à la tortue.

— Nous sommes chez Boujeot, — dit Smith. — C’est un endroit charmant ; pas de faste, comme tu vois ; mais vin excellent et cuisine de premier choix.

Les garçons de chez Boujeot étaient très-polis et fort complaisants, bien qu’ils fussent harassés par les exigences des consommateurs capricieux du salon public ou des habitués dînant dans les salons particuliers au premier étage. Sigismund était plongé dans l’étude d’une grande feuille de papier ayant l’aspect d’une table chronologique, et sur les marges blanches de laquelle les additions des repas pris antérieurement et payés, avaient été griffonnées à la hâte par les garçons épuisés. Smith demeura pendant longtemps absorbé dans l’examen de ce mystérieux document ; aussi George s’amusa-t-il à contempler des fresques couleur café au lait qui étaient censées représenter la baie de Biscaye et le cap de Bonne-Espérance, avec des vagues noirâtres roulant tumultueusement sous un ciel fuligineux. George regardait ces images et un monsieur plongé dans l’occupation absorbante du payement de l’addition ; puis les pensées du médecin se mirent à vagabonder du petit restaurant Boujeot au jardin de Sleaford, et il revit le pâle visage et les yeux noirs à reflets d’or d’Isabel, brillant mystérieusement dans le crépuscule. Il pensait à Mlle Sleaford parce qu’elle ne ressemblait à aucune des femmes qu’il avait vues et il se demandait si elle plairait à son père. « Pas beaucoup, » se disait-il ; car M. Gilbert le père voulait chez une jeune femme un soin particulier de sa chevelure et Isabel ne brillait pas par là, et de l’expérience dans l’art de conduire une maison et de surveiller une servante. Il n’était pas vraisemblable qu’Isabel possédât ces qualités, puisque son occupation favorite était de se balancer dans un fauteuil de jardin et de lire des romans.

Le dîner parut enfin avec accompagnement de couvercles d’étain sur les plats, que le garçon tira un à un d’une sorte de mystérieux réceptacle de bois, du fond duquel sortait une voix. Les deux jeunes gens dînèrent, et George pensa que, à l’exception des pommes de terre frites qui s’éparpillaient sur son assiette quand il voulait les piquer avec sa fourchette et d’une odeur d’ail qui se remarquait dans toutes les sauces et même, mais plus faiblement, dans les entremets, un dîner français ressemblait assez à un dîner anglais. Mais Sigismund fit les honneurs de la table avec un air d’orgueilleuse satisfaction, et George ne put se défendre de faire claquer ses lèvres à la façon d’un gourmet, quand son ami lui demanda ce qu’il pensait de ces filets de sole à la maître d’hôtel et des rognons au sherry africain.

Quoi qu’il en soit, George vit approcher avec plaisir la fin du dîner et l’heure du retour à Camberwell. Il n’était encore que sept heures, et le soleil brillait sur les fontaines quand nos jeunes gens traversèrent Trafalgar Square. Ils prirent un omnibus à Charing Cross et allèrent jusqu’à la barrière de Walworth dans l’espoir d’arriver assez tôt pour obtenir une tasse de thé avant que Mme Sleaford laissât le feu s’éteindre ; car la bonne dame avait cette manie d’étouffer le feu de la cuisine à sept heures et demie ou à huit heures en été, après quoi il était absolument impossible d’obtenir de l’eau chaude, à moins que Sleaford ne désirât du grog, auquel cas on mettait une bouillotte devant un feu de bois.

George ne se préoccupait guère de la question du thé une fois de retour à Camberwell, mais il pensait avec un léger sentiment de plaisir à l’idée d’une promenade avec Isabel dans le jardin presque sombre. Il y pensait si bien, qu’il fut très-heureux lorsqu’il aperçut la grande et vilaine maison entourée de son grand mur au delà des terrains en triche qu’on appelait le commun. Il fut très-heureux, non pas d’une façon violente ou passionnée, mais il ressentait un plaisir calme et tranquille. Arrivés à la porte du jardin, Sigismund se baissa et donna son coup de sifflet habituel par le trou au-dessus de la serrure, mais il se redressa brusquement et s’écria :

— Voilà qui est fort !

— Quoi donc ?

— La porte est ouverte !

Smith poussa cette porte en disant ces mots, et les deux jeunes gens pénétrèrent dans le premier jardin.

— Depuis que j’habite avec les Sleaford, ceci n’est jamais arrivé, — dit Sigismund. — Sleaford se montre très-sévère sur la question de fermeture de la porte. Il prétend que le quartier n’est pas sûr et qu’on ne sait pas les voleurs qui peuvent rôder aux alentours ; quoique, entre nous, je ne vois pas ce qu’ils pourraient voler ici, — ajouta Smith d’un ton confidentiel.

La porte de la maison, aussi bien que celle du jardin, étaient ouvertes. Sigismund pénétra dans le vestibule, suivi de près par George. La porte du parloir était également ouverte et la chambre vide. Elle était vide et elle avait un aspect de propreté anormal, comme si le fumier et le bric-à-brac en avaient été ramassés tout à coup et emportés. Sur la table se voyait un bout de corde à côté de morceaux de fil de fer, d’un marteau, et de deux étiquettes blanches pour les bagages.

George ne s’arrêta pas à regarder ces objets ; il se dirigea immédiatement vers la fenêtre ouverte et regarda dans le jardin. Il s’attendait si bien à voir Isabel assise sous son poirier, un livre sur les genoux, qu’il tressaillit et fit un pas en arrière en poussant une exclamation de surprise lorsqu’il trouva le jardin désert. L’endroit semblait singulièrement désolé sans la jeune fille se berçant dans son fauteuil. On aurait dit que George connaissait le jardin depuis dix ans et qu’il ne l’avait jamais vu sans apercevoir en même temps Isabel à sa place accoutumée.

— Je crois que Mlle Sleaford… je crois que tout le monde est sorti, — dit le médecin d’un ton assez triste.

— Je le crois, — répondit Sigismund en regardant autour de lui d’un air stupéfait, — et cependant c’est étrange. Ils ne sortent pas souvent… du moins tous ensemble. Ils ne sortent pour ainsi dire jamais, excepté pour aller aux provisions. Je vais appeler la bonne.

Il ouvrit la porte et regarda dans le grand parloir avant de mettre son dessein à exécution ; mais il recula avec stupéfaction sur le seuil, comme s’il avait vu un spectre.

— Qu’est-ce que c’est ? — s’écria George.

— Mon bagage et ton sac de nuit sont préparés et ficelés ; vois !

Smith en disant ces mots montra deux malles, un carton à chapeau, un sac de nuit, et une valise, entassés les uns sur les autres au milieu de la chambre. Smith exprimait sa surprise avec véhémence ; au bruit qu’il faisait, la bonne accourut avec son bonnet accroché par une seule épingle à un chignon ébouriffé.

— Ah ! monsieur, — s’écria-t-elle, — ils sont tous partis à six heures, ce soir, et ils vont en Amérique, à ce que dit madame ; et elle a fait vos malles, et elle pense que vous feriez bien de les envoyer immédiatement chez le fruitier à côté, dans la crainte qu’elles soient saisies pour le loyer dont on doit trois termes ; mais vous pouvez coucher ici cette nuit si vous voulez, ainsi que votre ami, et on m’a dit de vous préparer votre déjeuner demain matin avant de porter la clef dans Albany Road pour apprendre au propriétaire, qui ne le sait pas encore, qu’ils sont partis.

— Partis ! — dit Sigismund ; — partis !…

— Oui, monsieur, tous partis, et les garçons en étaient si contents qu’ils couraient partout en criant : hurrah ! hurrah ! bien que M. Sleaford jurât horriblement après eux et se dépêchât tellement que je croyais qu’il devenait fou. Mais Mlle Isabel pleurait de partir si vite et paraissait pâle et effrayée, et il y a sur la cheminée une lettre pour vous, qu’elle a mise là elle-même.

Sigismund se jeta sur la lettre et l’ouvrit vivement. George lut par-dessus l’épaule de son ami. Il n’y avait que deux lignes :

« Cher monsieur Smith,

« Ne pensez pas mal de nous, malgré notre brusque départ. Papa dit qu’il faut qu’il en soit ainsi.

« Votre toute dévouée,
« Isabel. »

— J’aimerais à conserver cette lettre, — dit George en rougissant jusqu’à la racine des cheveux. — Mlle Sleaford a une bien belle écriture.