La Femme en blanc/I/Walter Hartright/03

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 7-18).
Première époque — Walter Hartright


III


La physionomie et l’attitude de Pesca, le soir où nous nous trouvâmes face à face devant la porte de ma mère, suffisait amplement à me faire savoir qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire. Inutile, d’ailleurs, de lui demander des explications immédiates. Je pus simplement conjecturer, tandis qu’il m’entraînait par les deux mains à l’intérieur de la maison, que (fort au courant de mes habitudes) il était venu là pour s’assurer une rencontre avec moi, ce soir-là même, et qu’il avait à me communiquer quelques nouvelles particulièrement agréables.

Nous dévalâmes tous deux dans le salon d’une façon essentiellement contraire au cérémonial usité en pareil cas. Ma mère, assise près de la porte ouverte, s’éventait en riant. Pesca jouissait auprès d’elle d’une faveur toute particulière, et l’excellente femme lui passait les plus fantasques allures qu’il pût se permettre. Chère et bonne mère ! depuis le moment où elle s’était aperçue que le petit professeur m’était réellement attaché, elle lui avait, sans arrière-pensée, ouvert son cœur, et acceptait pour bonnes, sans même essayer de les comprendre, toutes ses étrangetés énigmatiques.

Ma sœur Sarah, qui avait pour elle sa jeunesse, se montrait pourtant, — phénomène singulier ! — beaucoup moins complaisante. Elle rendait pleine justice à l’excellent cœur de Pesca, mais elle ne l’acceptait pas en bloc, comme faisait ma mère pour l’amour de moi. Ses notions insulaires sur les convenances étaient en perpétuelle insurrection contre le mépris dans lequel, par tempérament, Pesca tenait certains dehors ; aussi se montrait-elle toujours plus ou moins surprise de voir sa maman si familière avec le bizarre petit étranger. Ce n’est pas seulement à ma sœur, mais à bien d’autres encore, que je dois de savoir que nos jeunes contemporains n’ont ni la cordialité ni l’élan de la génération qui les a précédés. Il m’arrive constamment de voir de vieilles gens excités, montés par la perspective de quelque plaisir prévu, que l’impassible sérénité de leurs petits-enfants laisse arriver sans s’en émouvoir le moins du monde. Sommes-nous bien sûrs d’être maintenant d’aussi « vrais » petits garçons, d’aussi « vraies » petites filles que nos aînés le furent à leur époque ? Les grands progrès de l’éducation moderne n’ont-ils pas pris une allure trop rapide ? et serions-nous, par hasard, en ces temps si fiers d’eux-mêmes, un tout petit brin trop bien élevés ?

Sans vouloir trancher ces questions, je puis au moins me rappeler que je ne vis jamais ma mère et ma sœur causant ensemble avec Pesca sans trouver que, de ces deux femmes, la première était incontestablement la plus jeune. En cette occasion, par exemple, tandis que ma mère riait de bon cœur en nous voyant tomber pêle-mêle, comme deux écoliers, dans son salon brusquement envahi, Sarah, mécontente et troublée, ramassait à terre les fragments brisés d’une tasse que le professeur avait fait tomber en se précipitant au-devant de moi.

— Je ne sais vraiment pas ce qui serait arrivé, Walter, dit ma mère, si vous aviez encore tardé longtemps. Pesca était presque fou d’impatience ; j’étais, moi, presque folle de curiosité. Le professeur nous apporte de merveilleuses nouvelles qui vous intéressent, à ce qu’il dit, et il a eu la cruauté de ne vouloir nous en rien laisser deviner jusqu’à ce que son ami Walter fût arrivé pour les entendre…

— Quel ennui !… une douzaine dépareillée ! grommelait Sarah, toujours tristement penchée sur les ruines de son petit bol.

Pendant ces discours, Pesca, que son agitation joyeuse avait empêché de constater les dégâts infligés par lui à la porcelaine du ménage maternel, attirait péniblement vers l’autre bout de la pièce un énorme fauteuil confortable qu’il comptait faire servir, maintenant qu’il avait un public, à ses manifestations oratoires. Quand il l’eut convenablement installé, le dossier tourné vers nous, il s’agenouilla dans cette chaire improvisée, et, non sans émotion, apostropha l’assistance, composée de trois personnes.

— Mes chers bons, commença Pesca (il disait toujours « chers bons » pour « dignes amis »), veuillez maintenant m’écouter. Le temps est venu… — je vais vous donner une bonne nouvelle ; — je parle enfin !

— « Hear ! hear ! » dit ma mère, entrant à pleines voiles dans la fiction parlementaire.

— Vous allez voir, maman, dit tout bas Sarah, qu’il va démembrer le meilleur de vos fauteuils.

— Je remonte dans le passé ; je m’adresse au plus noble des êtres créés, continua Pesca, qui, par-dessus la balustrade de sa chaire, dirigeait vers moi, sujet indigne, sa véhémente allocution. Quand j’étais étendu mort au fond de la mer (par suite d’une crampe), qui est venu me chercher ? qui m’a tiré en haut ? et qu’ai-je dit quand ma vie et mes habits me furent rendus ?…

— Beaucoup plus qu’il n’en fallait, à coup sûr, interrompis-je du ton le plus bourru que je sus prendre. En effet, pour peu qu’on encourageât le professeur à traiter ce sujet, il fallait s’attendre à le voir finir par un déluge de larmes.

— J’ai dit alors, continua Pesca, que ma vie appartenait pour jamais à mon cher ami Walter ; — je l’ai dit, et cela est. J’ai dit que désormais, pour être heureux, il me fallait trouver l’occasion de faire quelque chose d’utile à Walter ; — aussi n’ai-je jamais été en paix avec moi-même jusqu’à la présente journée, bénie entre toutes. Et maintenant, s’écria le petit enthousiaste de sa voix la plus aiguë, le bonheur me sort par tous les pores ; car, sur ma foi, sur mon âme, sur mon honneur, ce quelque chose, enfin, est trouvé ! Tout ce qui me reste à dire, maintenant, c’est : — « Right-all-right ! »

Peut-être est-il nécessaire d’expliquer ici que Pesca se piquait d’être parfaitement Anglais dans son langage tout comme dans sa toilette, ses manières et ses divertissements. Ayant accroché au passage quelques-unes de ces expressions qui reviennent sans cesse dans nos entretiens familiers, il en émaillait sa conversation à tout propos, de façon à prouver que, s’il en goûtait la sonorité spéciale, il en ignorait assez généralement la portée idiomatique. En effet, au moyen de répétitions qu’il inventait, il faisait, de ces expressions bien connues, autant de composés hybrides qui semblaient se résoudre en une syllabe unique, indéfiniment prolongée.

— Parmi les grandes maisons de Londres où j’enseigne ma langue natale, — dit le professeur, abordant, sans plus de préface, l’explication qu’il nous avait fait attendre si longtemps, — il en est une particulièrement grande, dans cette vaste place, appelée Portland… — Vous savez tous où elle est ?… Oui, oui ! « Course of course !… » — Cette belle maison, mes chers bons, sert de résidence à une belle famille. Une maman, blonde et grasse ; trois jeunes « misses, » grasses et blondes ; deux jeunes « misters, » blonds et gras ; enfin un papa, le plus gras et le plus blond de tous, lequel est un négociant de conséquence, qui a de l’or par-dessus la tête, — bel homme autrefois, mais qui, attendu son front dénudé, qu’un double menton accompagne, n’est plus, de nos jours, un homme tout à fait beau. Or, voyez un peu !… j’enseigne aux jeunes « misses » les sublimités de Dante, et, — « my-soul-bless-my-soul ! » — le langage humain ne saurait dire à quel point les sublimités de Dante embarrassent ces trois jolies têtes. Mais, peu importe, — « all in good time ! » — et plus j’ai de leçons, mieux vont les choses… Et, voyez maintenant !… Figurez-vous qu’aujourd’hui même je donne leur leçon, comme d’habitude, aux jeunes « misses. » Nous voilà, tous les quatre, descendus ensemble dans l’Enfer de Dante. Au septième cercle — mais n’importe ; tous les cercles se valent pour ces trois jeunes « misses, » blondes et grasses, — au septième cercle, néanmoins, mes élèves se trouvent rudement empêtrées ; et moi, pour les tirer de là, de réciter, de commenter, de chauffer jusqu’au rouge mon inutile enthousiasme, lorsque des bottes viennent à craquer dans le corridor, et apparaît le papa, cousu d’or, ce négociant de conséquence, à la tête nue, au menton double. — Ah ! mes chers bons, je serre notre affaire, à présent, de plus près que vous ne pensez ! N’ai-je point épuisé votre patience ? ou vous êtes-vous déjà dit à vous-mêmes : — « Deuce what-the-deuce ! » Pesca, ce soir, n’est pas à court d’haleine…

Nous déclarâmes son récit palpitant d’intérêt. Le professeur continua :

— Dans sa main, le papa cousu d’or tient une lettre ; et, après s’être excusé de nous déranger, dans nos régions infernales, en nous rappelant aux vulgarités domestiques, il s’adresse aux trois jeunes « misses. » Comme tous les exordes anglais de ma connaissance, le sien débute par un majuscule : — Oh ! ma chère… dit le négociant de conséquence, je viens de recevoir une lettre de mon ami M*** — (le nom ne me revient pas, mais peu importe, nous le retrouverons bien) : — right-all-right !… Ainsi dit le papa, et il ajoute : — Mon ami me demande de lui recommander un maître de dessin qu’il puisse faire venir chez lui, à la campagne… « My-soul-bless-my-soul !… » Lorsque j’entendis le papa cousu d’or prononcer ces paroles, si j’avais été de taille, je lui aurais jeté les bras autour du cou et je l’eusse étreint sur mon cœur !… Vu l’état des choses, je me contentai de bondir sur mon fauteuil. J’étais sur les épines, et mon âme brûlait de s’épancher ; mais je réfrénai ma langue, et laissai le papa continuer. — Peut-être connaissez-vous, dit cet excellent homme d’argent, qui pliait et fripait entre ses doigts dorés la lettre de son ami — peut-être connaissez-vous, chères, un maître de dessin digne d’être recommandé par moi ?… — Les trois jeunes misses commencent par se regarder l’une l’autre, et répondent ensuite (non sans débuter par l’O majuscule indispensable) : « Oh ! dear no, papa !… mais voici M. Pesca… » Dès qu’il est question de moi, je n’y tiens plus. Votre souvenir, chers bons, me monte à la tête comme un flot de sang ; je m’élance, comme si une broche, tout à coup sortie du sol, avait traversé le fond de mon fauteuil ; — je m’adresse au négociant de conséquence et je lui dis (c’est la phrase anglaise) : — Cher monsieur, « I have the man ! » le premier professeur du monde !… recommandez-le, dès ce soir, par la poste, et demain, par le chemin de fer, expédiez-le, « bag and, baggage ! » (encore une phrase anglaise — hé ?) — Doucement, dit le papa ; est-ce un étranger ou un Anglais ? — Anglais, répondis-je, Anglais jusqu’à la moelle des os. — Respectable ? dit le papa. — Monsieur, dis-je à mon tour (car cette dernière question me blesse, et je renonce à toute familiarité vis-à-vis de lui), monsieur !… l’immortelle flamme du génie brûle dans la poitrine de cet Anglais, et, qui plus est, elle brûlait déjà dans la poitrine de son père ! — Laissons cela ! reprend ce papa cousu d’or, mais barbare, — laissons de côté son génie, monsieur Pesca ; le génie n’est pas admis dans ce pays, s’il n’est accompagné d’une respectabilité suffisante ; — alors nous sommes très-charmés, très-charmés vraiment de lui faire accueil… Votre ami peut-il produire ses attestations ?… Se présenterait-il, au besoin, pourvu de lettres garantissant sa responsabilité morale ? — Avec un geste négligent : — Des lettres ? dis-je ; ha ! « my-soul-bless-my-soul ! » Je le crois bien !… Vous faut-il des volumes de lettres ? des portefeuilles d’attestations ?… — Une ou deux suffiront, réplique cet homme, bouffi de flegme et de monnaie. Qu’il me les envoie avec son nom et son adresse !… Puis… Doucement, doucement, monsieur Pesca !… avant de courir ainsi trouver votre ami, peut-être serait-il bon de prendre un billet. — Un billet… de banque ? m’écriai-je indigné. Pas de billet de banque, s’il vous plaît, que mon brave Anglais ne l’ait gagné d’abord. — Un billet de banque ? reprend le papa fort surpris. Qui a parlé de billets de banque ? Le billet que je veux dire est une note, un mémorandum de ce qu’il doit faire et de ce qu’il doit gagner. Continuez votre leçon, monsieur Pesca, et je vais extraire pour vous la lettre de mon ami… — Voilà mon homme d’argent et de négoce qui s’asseoit devant sa plume, son encre et son papier, tandis que, suivi de mes trois jeunes misses, je me replonge dans l’Enfer de Dante. En dix minutes, la note est rédigée, et les bottes du papa s’en vont, craquant par les corridors. À partir de ce moment, sur ma foi, sur mon âme, sur mon honneur, je ne me connais plus ! L’éblouissante pensée que j’ai enfin pris la balle au bond, et que ma dette envers le plus cher de mes amis peut être déjà considérée comme payée, me monte à la tête et m’enivre… — Comment je tire les jeunes misses et moi-même de nos régions infernale : comment je dépêche ensuite mes autres affaires ; comment j’avale, sans trop m’en douter, mon petit repas du soir, un habitant de la lune vous le dira aussi bien que moi. L’important, c’est que me voici, ayant en main la note du négociant de conséquence, le cœur plein de vie, chaud comme le feu, plus heureux qu’un roi !… Ah ! ah ! ah ! « Right-right-right-all-right ! »

Ici, le professeur brandit sur sa tête le mémorandum dont il venait de parler, et termina son long et rapide récit par un de ces « cheers » anglais que parodiait si plaisamment son « soprano » d’Italie.

Ma mère, dès qu’il eut fini, se leva, les joues animées et les yeux brillants, elle saisit chaleureusement les deux mains du petit homme.

— Cher et bon Pesca, lui dit-elle, je n’ai jamais douté de votre sincère affection pour Walter, mais j’en suis maintenant plus persuadée que jamais.

— Il est certain que, pour le compte de Walter, nous sommes très-obligés au professeur Pesca, crut devoir ajouter Sarah, et tout en parlant ainsi, elle se levait à demi, comme pour s’approcher à son tour du fauteuil qui avait servi de tribune ; mais remarquant que Pesca, dans son extase, baisait les mains de ma mère, elle prit un air sérieux et se rassit :

— Puisque ce petit homme si familier traite ainsi ma mère, que me fera-t-il donc « à moi ? »

La vérité se lit quelquefois sur les visages ; et sans nul doute, telle était la pensée de Sarah quand elle retomba sur son siège.

Bien que touché des sentiments qui avaient dicté la conduite de Pesca, je n’éprouvais pas, devant la perspective maintenant ouverte devant moi, le plaisir qu’elle eût dû me procurer. Aussi, quand le professeur en eut fini avec les mains de ma mère, et lorsque je l’eus chaudement remercié de son intervention en ma faveur, je demandai qu’on me permît de jeter un coup d’œil sur la note que son respectable patron avait dressée pour m’être soumise.

Pesca me tendit le papier, non sans un geste de main tout à fait triomphal.

— Lisez !… dit le petit homme avec majesté ; l’écrit du papa cousu d’or s’explique, je vous le garantis, avec la clarté de cent trompettes…

Les conditions, effectivement, étaient exposées d’une manière nette, précise, intelligible. La note m’informait :

« Premièrement. » — Que Frederick Fairlie, Esq. de Limmeridge-House, Cumberland, désirait s’assurer les services d’un professeur de dessin, versé dans son art, pour une période de quatre mois, garantie de part et d’autre.

« Secondement. » — Que ce professeur aurait à remplir une double mission. Il surveillerait les progrès de deux jeunes dames dans l’art de peindre à l’aquarelle ; il consacrerait ensuite les heures de loisir que lui laisserait le temps pris par les leçons, à réparer et classer une précieuse collection de dessins qu’on avait laissée, depuis longtemps, dans un complet abandon.

« Troisièmement. » — Que le salaire offert à la personne disposée à se charger de ces soins, et capable de les remplir convenablement, serait de quatre guinées par semaine ; qu’elle résiderait à Limmeridge-House ; et qu’elle y serait traitée sur le pied d’un « gentleman. »

« Quatrièmement, » et enfin. — Que personne ne devait songer à se proposer pour cet emploi sans pouvoir fournir les meilleurs et les plus sûrs témoignages, sous le double rapport du talent et de la moralité. Les preuves fournies seraient contrôlées par l’ami que M. Fairlie avait à Londres, et auquel tous pouvoirs étaient donnés pour conclure les arrangements nécessaires. Ces instructions étaient suivies du nom et de l’adresse de ce négociant de Portland-Place, chez lequel Pesca professait l’italien ; — et c’est ainsi que finissait la note ou « mémorandum. »

L’engagement qui m’était ainsi offert avait, certes, ses côtés attrayants. Selon toute apparence, mon emploi serait à la fois facile et agréable ; on me le proposait en automne, c’est-à-dire à ce moment de l’année où j’avais le moins d’occupations ; le salaire, si j’en jugeais par mon expérience personnelle, était d’une libéralité surprenante. Je me disais tout ceci, je sentais que je devais m’estimer heureux si je parvenais à m’assurer cette mission de confiance, — et pourtant, à peine avais-je lu le « mémorandum, » que je sentis en moi une inexplicable répugnance à faire un pas de plus dans cette voie. Jamais, à aucune époque de mon passé professionnel, je n’avais vu mon devoir et mes penchants se mettre en lutte d’une manière aussi pénible et aussi difficile à expliquer.

— Oh ! Walter, votre père n’a jamais eu pareille chance ! me dit ma mère en me rendant la note qu’elle venait de parcourir à son tour.

— Se lier avec des gens si distingués ! fit remarquer Sarah, se redressant sur sa chaise, et se trouver avec eux, tout d’abord, dans de telles conditions d’égalité !…

— Sans doute, sans doute ; les conditions, à tous égards, sont assez séduisantes, répliquai-je avec impatience. Mais, avant d’envoyer mes « attestations », comme ils disent, je voudrais un peu réfléchir.

— Réfléchir ! s’écria ma mère. Y pensez-vous, mon enfant ?

— Réfléchir ! répéta ma sœur, faisant écho en de telles circonstances, voilà quelque chose de bizarre !

— Réfléchir ! s’écria le professeur, comme s’il eût fait sa partie dans un « canon… » Réfléchir à quoi ? répondez ! Ne vous plaigniez-vous pas dernièrement de votre santé ?… Ne réclamiez-vous pas à grands cris l’air de la campagne ? Eh bien ! voici dans votre main un papier qui vous offre, à pleine poitrine et pour quatre mois, ces brises rafraîchissantes dont un souffle, disiez-vous, suffirait pour vous ranimer. Est-ce vrai, cela ? voyons, répondez ! Puis, — vous avez besoin d’argent. Eh bien ! quatre belles guinées par semaine, n’est-ce donc rien ? « My-soul-bless-my-soul ! » qu’on « me » les donne seulement, — et mes bottes craqueront comme celles du papa cousu d’or, toutes fières d’être chaussées par un homme si puissamment riche. Quatre guinées chaque semaine, et, par-dessus le marché, la jolie compagnie de deux jeunes « misses ; » mieux encore votre lit, votre déjeuner, votre dîner, vos thés, vos « lunches, » vos amples rasades de bière écumante, tout ce dont vous vous gorgez, vous autres Anglais, tout cela pour rien ! — Oh ! Walter, mon cher bon ! — « deuce-what-the-deuce ! » — pour la première fois de ma vie vous m’abasourdissez, sur ma parole !…

Ni la surprise que, bien évidemment, ma conduite causait à ma mère, ni la fervente énumération que Pesca venait de consacrer aux avantages de mon futur emploi, ne purent en rien ébranler la répugnance déraisonnable que me causait l’idée d’aller à Limmeridge-House. Quand j’eus mis en avant toutes les mesquines objections que je pus trouver contre le voyage du Cumberland, et quand, une à une, je les eus vu battre en brèche de la façon la plus victorieuse, j’essayai d’élever un dernier obstacle en demandant ce que deviendraient mes élèves de Londres, tandis que j’enseignerais aux jeunes pupilles de M. Fairlie le dessin d’après nature. On me répondit, avec raison, que le plus grand nombre d’entre eux allait me quitter pour les excursions d’automne ; ceux qui resteraient à Londres, en bien petit nombre, pourraient être confiés à un de mes confrères, auquel, en des circonstances identiques, j’avais rendu le même service que je réclamerais aujourd’hui de son obligeance. Ma sœur me rappela que ce jeune « gentleman » s’était mis expressément à ma disposition pour la saison actuelle, si j’avais fantaisie de quitter la ville. Ma mère me somma sérieusement de ne pas souffrir qu’un vain caprice se mît en travers de mes intérêts et des soins réclamés par mon état de santé ; Pesca, enfin, du ton le plus pathétique, me supplia de ne pas le blesser au cœur en repoussant le premier témoignage de reconnaissance qu’eût pu m’offrir l’ami dont j’avais sauvé la vie.

Ces remontrances, évidemment inspirées par l’affection la plus sincère, auraient influencé l’homme le moins facile à émouvoir. Aussi, sans pouvoir dompter tout à fait mes perverses antipathies, je me trouvai assez vertueux pour en rougir de bon cœur, et je cédai finalement à tout ce qu’on demandait de moi.

Le reste de la soirée fut assez gaiement consacré à mille plaisanteries sur la vie que j’allais mener avec les deux « ladies » du Cumberland. Pesca, que notre « grog » national mettait en verve, revendiqua ses lettres de grande naturalisation comme Anglais, en entassant rapidement une longue série de « speeches : » tantôt proposant la santé de ma mère, tantôt la santé de ma sœur, ma propre santé, les santés, en masse, de M. Fairlie et des deux jeunes « misses ; » puis, avec émotion, il se remercia lui-même, immédiatement, au nom de toutes les personnes qu’il avait honorées de ces « toasts ».

— Un secret, Walter, me dit à l’oreille mon petit ami, quand nous nous en retournions ensemble, bras dessus bras dessous. En songeant à quel point je me suis vu éloquent, je sens l’ambition déborder dans mon âme. Un de ces jours, vous me verrez faire partie de votre illustre Chambre des communes… « Honourable » Pesca, M. P !…[1]

Le lendemain matin, j’envoyai au patron du professeur, dans Portland-Place, les attestations écrites qu’il avait réclamées. Trois jours s’écoulèrent sans que j’entendisse parler de quoi que ce fût, et j’en conclus, avec une secrète satisfaction, que mes preuves n’avaient point semblé assez catégoriques. Le quatrième jour, cependant, une réponse arriva. Elle annonçait que mes services étaient acceptés par M. Fairlie, et me mettait en demeure de partir immédiatement pour le Cumberland. Le « post-scriptum » renfermait, dans le plus grand détail, les instructions nécessaires au voyage que j’allais entreprendre.

Je m’arrangeai, toujours un peu à contre-cœur, pour quitter Londres le lendemain de bonne heure. Dans l’après-midi, Pesca, se rendant à un dîner, passa chez moi pour me dire adieu.

— Ce qui, en votre absence, séchera mes pleurs, disait le professeur d’un ton gai, c’est la pensée que ma main, cette main providentielle, a donné la première impulsion à votre fortune en ce bas-monde… Allez, mon ami !… vous connaissez le proverbe anglais… « Dans le Cumberland, on profite du soleil pour faire ses foins… » Au nom du ciel, ne l’oubliez pas !… Épousez une des deux jeunes « misses ; » devenez « l’honourable » Hartright, M. P., et quand vous serez au sommet de l’échelle, souvenez-vous que Pesca, resté en bas, a réalisé pour vous ce beau rêve…

Je tâchai de rire avec mon petit ami de cette plaisanterie qui assaisonnait ses adieux ; mais, bien malgré moi, je ne pouvais m’égayer. Je ne sais quelle pénible émotion balançait chez moi l’effet discordant de ses légères paroles.

Lorsque je me retrouvai seul, il ne me restait plus qu’à partir pour le « cottage » de Hampstead, où je devais dire adieu à ma mère et à Sarah.



  1. M. P. initiales des mots « member of Parliament. »