La Femme en blanc/I/Walter Hartright/12

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 98-109).
Première époque — Walter Hartright


XII


Notre enquête à Limmeridge fut patiemment suivie dans toutes les directions, et parmi des gens de toute espèce, de toute condition. Mais nous n’en obtînmes rien. Trois des habitants nous affirmèrent, à la vérité, qu’ils avaient vu la femme en question ; mais, comme ils ne purent ni en donner le signalement, ni s’accorder sur l’exacte direction qu’elle suivait au moment où, pour la dernière fois, ils l’avaient observée, ces trois brillantes exceptions à la règle d’ignorance ne nous fournirent, en réalité, aucune assistance particulière.

Le cours de nos inutiles investigations finit par nous conduire jusqu’à cette extrémité du village où étaient situées les écoles fondées autrefois par mistress Fairlie. En passant à côté du bâtiment destiné aux garçons, j’insinuai qu’il serait peut-être bon de questionner le maître d’école, auquel, en vertu de son office, nous devions supposer l’intelligence la moins obtuse de toutes celles de l’endroit.

— Je crains bien, dit miss Halcombe, que le maître d’école se soit trouvé occupé de sa classe justement à l’heure où cette femme a dû, en allant et en revenant, traverser le village. Cependant, il n’en coûte rien d’essayer…

Nous entrâmes dans l’enclos destiné aux jeux des écoliers, et, en faisant le tour afin de gagner la porte, située à l’autre extrémité du bâtiment, nous passâmes près de la fenêtre qui éclairait la salle d’étude. Je m’y arrêtai un moment, et je regardai.

Le maître d’école, assis dans sa haute chaire et me tournant le dos, paraissait en train de haranguer les élèves, tous groupés devant lui, à une exception près. C’était un petit entêté, à cheveux blonds et presque blancs, debout dans un coin, sur un tabouret, et mis à part comme une brebis galeuse, — une espèce de Crusoé en miniature, condamné, par voie pénale, à vivre seul dans cette manière d’île déserte.

La porte, quand nous y parvînmes, était ouverte à moitié, et arrêtés sous le porche, pendant à peu près une minute, nous entendions clairement la voix du maître d’école.

— Enfants, disait cette voix, prenez garde à mes paroles !… Si j’entends une seule fois encore, dans cette école, de pareilles balivernes à propos « d’esprits, » vous vous en trouverez mal, tous tant que vous êtes. Des esprits, il n’y en a pas en ce monde ; par conséquent, tout enfant qui croit aux esprits, croit en une chose qui ne saurait être ; or, un élève de l’école de Limmeridge, croyant à une chose qui ne saurait être, tourne le dos à toute raison, à toute discipline, et s’attire par là un châtiment bien naturel. Vous voyez tous là-bas, sur ce tabouret de punition, Jacob Postlethwaite. Il a été mis en pénitence, non pour avoir dit qu’un esprit lui était apparu hier soir, mais parce qu’il est trop effronté, trop obstiné pour ouvrir l’oreille à la raison, et parce qu’il persiste à dire qu’il a vu l’esprit, bien que je lui aie dit, moi, que pareille chose ne saurait être. Si je ne puis en venir à bout autrement, je prétends débarrasser Jacob Postlethwaite, à bons coups de canne, de cet esprit qui l’obsède ; que s’il se communiquait, cet esprit, au reste de l’école, eh bien ! je pousserais l’exorcisme un peu plus loin, et, toujours à coups de canne, je guérirais l’école entière de son obsession.

— Je crains que nous n’ayons mal pris le temps de notre visite, me dit miss Halcombe, au moment où, après la magnifique péroraison du maître d’école, elle poussait la porte, me montrant le chemin.

Notre apparition produisit sur les écoliers une sensation profonde. Ils paraissaient convaincus que nous étions venus tout exprès pour voir étriller Jacob Postlethwaite.

— Allez-vous-en tous dîner ! dit le maître d’école ; tous, excepté Jacob, naturellement. Jacob restera où il est, et l’esprit lui apportera son dîner, si tant est que l’esprit veuille s’en donner la peine.

En voyant disparaître à la fois ses camarades et la perspective de son dîner, Jacob perdit quelque chose de sa contenance. Il ôta les mains de ses poches, attacha un long regard sur ses poings fermés, les porta résolument à ses yeux, et, une fois là, les y fit tourner comme le pilon tourne dans le mortier, accompagnant ce geste de petits reniflements spasmodiques qui se suivaient à intervalles égaux, — signaux intermittents de sa détresse enfantine.

— Nous sommes venus ici, monsieur Demspter, dit miss Halcombe interpellant le maître d’école, pour vous demander un renseignement, et nous ne nous attendions guère à vous trouver conjurant un esprit. Que signifie tout ceci ? Qu’est-il arrivé ?

— C’est ce petit drôle, miss Halcombe, qui a mis toute l’école sens dessus dessous, en déclarant que, hier soir, il avait rencontré un esprit, répliqua le digne instituteur. Et il persiste encore dans cette histoire absurde, malgré tout ce que je peux lui dire.

— Voilà qui est extraordinaire, dit miss Halcombe ; je ne supposais à aucun de vos écoliers assez d’imagination pour voir un fantôme. Ceci ajoute quelque chose, véritablement, à la tâche, déjà bien assez dure, de former les jeunes intelligences que fournit Limmeridge : — je souhaite, monsieur Dempster, que vous vous en tiriez à votre honneur. D’ici là, je vous dirai, si vous le permettez, pourquoi je suis venue et ce que j’attends de vous…

Elle fit ensuite à l’instituteur la question que nous avions déjà posée à presque tous les autres habitants du village. Elle reçut la même décourageante réponse. M. Dempster n’avait pas aperçu l’inconnue sur la trace de qui nous marchions ensemble.

— Nous ferions aussi bien de rentrer, monsieur, me dit miss Halcombe ; nous ne trouverons pas, bien évidemment, les indices que nous cherchons…

Elle avait déjà salué M. Dempster, et allait quitter la salle d’études, lorsque l’attitude désolée de Jacob Postlethwaite, pleurnichant amèrement sur le tabouret de pénitence, attira son attention au moment où elle passait devant lui, et la fit s’arrêter un instant pour lui adresser quelques paroles de consolation.

— Pourquoi donc, petit nigaud, lui dit-elle, pourquoi ne pas demander pardon à M. Dempster, et ne plus parler du fantôme ?

— Heu ! — mais je l’ai vu, le fantôme ! s’obstinait à dire Jacob Postlethwaite, avec un éclat de larmes et des regards tout effarés.

— Sottises !… vous n’avez rien vu de pareil… Un fantôme !… et quel fantôme a jamais…

— Pardon, miss Halcombe, interrompit l’instituteur, tant soit peu déconcerté ; peut-être vaudrait-il mieux ne pas questionner cet enfant ; l’obstination avec laquelle il s’entête dans sa ridicule fable, passe vraiment toute croyance, et vous pourriez l’amener, sans qu’il le sût, à…

— À quoi ? interrompit miss Halcombe, avec une certaine vivacité.

— À blesser, sans le savoir, votre sensibilité, dit M. Dempster, qui semblait de plus en plus mal à l’aise.

— Sur ma parole, M. Dempster, vous faites grand honneur à ma sensibilité en la croyant susceptible d’être blessée par un marmot comme celui-ci !… Se tournant alors vers le petit Jacob, avec une expression de défi railleur, elle entreprit immédiatement de le catéchiser… — Allons ! disait-elle, je prétends approfondir toute cette affaire… Quand avez-vous vu l’esprit, méchant garçon ?

— Hier soir, à la brune, répondit Jacob.

— Ah ! c’était hier soir, et au crépuscule ? Eh bien ! de quelle couleur était-il ?

— Tout blanc, comme sont les esprits, répondit le voyeur de spectres, avec une confiance au-dessus de son âge.

— Et où était-il ?

— Tout là-bas, là-bas, dans le cimetière, — là où vont les esprits…

— « Là où vont les esprits » et « comme sont les esprits » ; — mais, petit imbécile, ne dirait-on pas que les mœurs et coutumes des esprits vous sont familièrement connues depuis votre plus jeune âge !… Vous savez, en tout cas, votre histoire sur le bout du doigt. Probablement, vous pourrez me dire, maintenant, de qui cet esprit était le fantôme ?

— Eh ! mais, oui, je le puis, répondit Jacob, secouant la tête, avec une expression de triomphe mélancolique.

M. Demspter avait déjà essayé, à plusieurs reprises, d’intervenir dans ce dialogue entre miss Halcombe et son élève ; il mit, cette fois, une certaine résolution à se faire, entendre.

— Veuillez m’excuser, miss Halcombe, dit-il, si je me permets de vous faire observer qu’en questionnant cet enfant, vous n’aboutissez qu’à l’encourager.

— L’interrogatoire touche à sa fin, monsieur Dempster, et une seule réponse me suffira désormais. Eh bien ! continua-t-elle, se tournant vers l’enfant, de qui avez-vous vu le fantôme ?

— C’était celui de mistress Fairlie, répondit Jacob à demi-voix.

L’effet que cette déclaration extraordinaire produisit sur miss Halcombe justifia pleinement l’insistance que l’instituteur avait mise à ne pas laisser aboutir l’interrogatoire commencé. Elle rougit d’indignation, — s’avança sur le petit Jacob, avec une soudaineté irritée qui l’effraya et le fit pleurer de plus belle, — ouvrit la bouche pour lui parler, — se contraignit, à l’instant même, — et, au lieu de l’élève, apostropha le maître.

— À quoi servirait, dit-elle, de rendre responsable de ce qu’il peut dire, un enfant comme celui-ci ? Je soupçonne fort que cette idée a dû lui être mise en tête par des gens plus âgés que lui. Si donc, monsieur Dempster, certains habitants du village ont oublié le respect et la reconnaissance dus à ma mère par tous et chacun d’entre eux, je m’appliquerai à les découvrir ; puis, si j’ai quelque influence sur M. Fairlie, ils expieront certainement leur méfait.

— J’espère bien, — que dis-je ? miss Halcombe, je suis sûr, que vous vous abusez en ceci, répliqua le maître d’école. Il n’y a, dans toute cette affaire, que la perversité et la folie de ce misérable enfant. Il a vu, ou il a cru voir, dans la soirée d’hier, en traversant le cimetière, une femme en blanc ; cette apparition, réelle ou chimérique, se tenait debout auprès de la croix de marbre qu’il sait, comme le savent tous les habitants de Limmeridge, avoir été placée à titre de monument sur la fosse repose mistress Fairlie. Ces deux circonstances suffisaient, et de reste, pour suggérer à l’enfant cette réponse qui, à bon droit, vous a semblé choquante.

Bien que miss Halcombe ne parût pas convaincue, elle sentait évidemment que l’interprétation du maître d’école était trop plausible pour qu’on la contredît ouvertement. Aussi se borna-t-elle à le remercier de l’attention qu’il lui avait prêtée, et à lui promettre de le revoir quand elle aurait tiré au clair les doutes dont elle l’avait entretenu. Ceci dit, elle prit congé de lui, et m’emmena hors de l’école.

Du commencement à la fin de cette étrange scène, je m’étais tenu à part, écoutant avec la plus scrupuleuse attention, et tirant, moi aussi, mes conclusions. Dès que nous nous retrouvâmes seuls, miss Halcombe me demanda si, de tout ce que je venais d’entendre, j’avais pu me former une opinion quelconque.

— Une opinion très-arrêtée, répondis-je ; l’histoire de l’enfant, autant que je puis croire, est basée sur un fait réel… J’avoue que je tiens beaucoup à voir le monument élevé sur la fosse de mistress Fairlie, et à examiner le terrain qui l’avoisine.

— Vous verrez cette tombe…

Après m’avoir ainsi répondu, et tout en marchant à côté de moi, elle garda un instant le silence, absorbée dans ses réflexions.

— Ce qui est arrivé dans cette école, reprit-elle, m’avait si bien fait oublier la lettre, que j’ai quelque peine à revenir là-dessus. Ne devons-nous pas renoncer à continuer notre enquête, et attendre tout simplement jusqu’à demain pour en confier la suite à M. Gilmore ?

— En aucune façon, miss Halcombe ; ce qui est arrivé à l’école m’encourage, au contraire, à persévérer dans nos investigations.

— D’où vient que cela vous encourage ?

— Parce que cela vient à l’appui d’un soupçon que j’ai conçu au moment où vous me donniez la lettre à lire.

— Vous avez eu probablement de bonnes raisons, monsieur Hartright, pour me dissimuler jusqu’ici ce soupçon ?

— Je craignais, je vous l’avoue, de m’y trop laisser aller : je le supposais complètement absurde, je m’en méfiais, comme résultant peut-être de quelque infirmité d’imagination. Il m’est impossible, maintenant, de l’envisager ainsi. Non-seulement les réponses de l’enfant lui-même à vos questions, mais, de plus, une expression tombée par hasard des lèvres de l’instituteur, tandis qu’il commentait cette histoire, ont imposé de nouveau cette idée à mon esprit. Les événements à venir peuvent bien encore, miss Halcombe, renvoyer cette idée dans le pays des chimères ; mais, en ce moment, j’ai la ferme conviction que le prétendu fantôme du cimetière ne fait, avec l’auteur de la lettre anonyme, qu’un seul et même personnage…

Elle s’arrêta, pâlit, et me regarda en face avec émotion.

— Quelle personne ?

— Sans le savoir, l’instituteur vous l’a dit. En vous parlant de la mystérieuse figure que l’enfant a vue dans le cimetière, il l’a désignée ainsi : — Une femme en blanc.

— Ce n’est pas Anne Catherick ?

— Si… c’est Anne Catherick…

Elle passa son bras sous le mien, et s’y appuya, comme près de se laisser tomber.

— Je ne sais pourquoi, dit-elle à voix basse, mais, dans ce soupçon qui vous est venu, quelque chose me trouble subitement et semble m’ôter toute énergie. Je ressens… Ici elle s’arrêta et tâcha d’écarter en riant l’idée qui s’offrait à elle. — Monsieur Hartright, continua-t-elle ensuite, je vais vous montrer le tombeau, et rentrer ensuite immédiatement. Je ne dois pas laisser trop longtemps Laura toute seule ; il vaut mieux que je revienne lui tenir compagnie…

Nous étions, quand elle parla ainsi, près du cimetière. L’église, triste édifice de pierre grisâtre, était située au fond d’un petit vallon, de manière à se trouver abritée contre les vents froids qui balaient, de tous côtés, cette contrée marécageuse. Se détachant du flanc de l’église, le champ du repos semblait gravir la pente de la colline. Il était entouré d’une muraille peu élevée, en pierres brutes, et découvert de tous côtés, si ce n’est à une de ses extrémités, où un petit ruisseau s’écoulait, pour ainsi dire, goutte à goutte, au penchant du coteau pierreux, et où un bouquet d’arbres nains projetaient leurs ombres étroites sur un gazon ras et clair semé. Au delà du ruisseau et des arbres, et non loin des trois barrières de pierre qui, d’espace en espace, marquaient les entrées du cimetière, s’élevait la croix de marbre blanc qui distinguait des humbles monuments dispersés autour d’elle, la tombe de mistress Fairlie.

— Je n’ai pas besoin de vous accompagner plus loin, me dit miss Halcombe en me désignant ce tombeau. Si vous découvrez quelque chose qui vous confirme dans l’idée dont vous m’avez parlé, ne me la laissez pas ignorer !… Nous nous reverrons au château…

Elle me quitta. Je descendis aussitôt vers le cimetière, et traversai la barrière par laquelle on arrivait en droite ligne au tombeau de mistress Fairlie.

L’herbe qui l’entourait était trop courte et le sol trop dur pour garder aucune trace de pas. Déçu de ce côté, j’examinai attentivement la croix et son piédestal cubique, sur le marbre duquel l’épitaphe était inscrite. La blancheur originelle de la croix était, çà et là, un peu ternie par les taches que la pluie dépose sur le monument ; le piédestal de même, du côté de l’inscription, sur une bonne moitié de cette face. L’autre moitié, en revanche, attira immédiatement mon attention par l’absence complète de toute souillure, de toute impureté quelconque. En y regardant de plus près, je constatai qu’elle avait été nettoyée, — récemment nettoyée, — du sommet à la base. Entre la portion ainsi lavée ou grattée et celle qui ne l’était pas encore, la limite se voyait clairement, partout où l’inscription laissait à nu quelque espace de marbre blanc ; — elle se voyait aussi nettement qu’une ligne artificiellement tracée. Qui donc avait commencé le nettoyage de ce marbre, et qui l’avait laissé inachevé ?

Je regardai autour de moi, cherchant avec surprise comment cette question pouvait être résolue. Du point où j’étais, on ne voyait pas trace d’une habitation quelconque ; le champ du repos était en son entier abandonné aux morts. Je revins à l’église, dont je fis le tour, et gagnai ainsi le chevet ; je traversai alors le mur de l’enclos par une autre barrière que celle qui m’avait donné accès, et me trouvai au sommet d’un sentier, lequel descendait au fond d’une carrière abandonnée. Un petit cottage, divisé en deux compartiments, s’adossait à une des parois de la carrière ; et, sur le seuil, une vieille femme était occupée à je ne sais quel blanchissage.

J’allai vers elle, et entamai une conversation au sujet du cimetière et de l’église. Cette bonne femme était assez bavarde, et, dès le début, m’informa que son mari cumulait les deux emplois de clerc de paroisse et de fossoyeur. Je vantai ensuite le monument de mistress Fairlie. La vieille femme, secouant la tête, me dit que je ne l’avais pas vu dans « son plus beau ».

Son mari était chargé d’en avoir soin ; mais il avait été si malade et si faible, depuis des mois et des mois, qu’à peine, les dimanches, se pouvait-il traîner à l’église pour y remplir ses fonctions. En conséquence, le monument avait été négligé. Maintenant, le digne homme allait un peu mieux, et probablement, dans huit ou dix jours, se trouverait assez rétabli pour reprendre son travail et nettoyer le tombeau.

Ces informations, — je les dégageai d’un bavardage assez incohérent et du plus mauvais patois qui se parle dans le Cumberland, — ces informations m’apprirent tout ce qu’il m’importait de savoir. Après avoir offert à la pauvre femme une insignifiante rémunération, je revins de suite à Limmeridge-House.

Le nettoyage partiel du monument était, sans nul doute, le fait d’une main étrangère. Combinant ce que je venais de découvrir ainsi, avec les soupçons que j’avais conçus en écoutant l’histoire de cet esprit aperçu à la tombée du jour, je n’avais plus besoin de rien pour me confirmer dans la résolution de faire sentinelle, ce soir même, auprès du tombeau de mistress Fairlie ; — d’y retourner, au coucher du soleil, et de ne pas le perdre de vue jusqu’à ce qu’il fît complètement nuit. Le nettoyage du monument étant resté incomplet, la personne qui l’avait commencé viendrait l’achever très-probablement.

En revenant au château, j’informai miss Halcombe du projet que j’avais conçu. Tandis que je le lui expliquais, elle semblait surprise et un peu troublée ; cependant, elle n’y fit aucune objection positive. — J’espère, me dit-elle seulement, que tout ceci n’aura pas mauvaise fin. — Au moment où elle me quittait de nouveau, je l’arrêtai pour lui demander, avec tout le sang-froid dont je pus m’armer, en quel état de santé se trouvait miss Fairlie. Un peu de calme était revenu ; et miss Halcombe espérait la décider à profiter du soleil de l’après-midi pour prendre au dehors quelque exercice.

Je revins dans mon atelier pour continuer à remettre en ordre les dessins confiés à mes soins. C’était là une besogne urgente, et bien nécessaire de plus pour m’aider à détourner mon attention de moi-même et de mon triste avenir. Je suspendais mon travail de temps à autre pour regarder par la croisée et suivre, dans le ciel, le lent abaissement du soleil vers l’horizon. Dans un de ces moments accordés au loisir, je vis une femme suivre le large sentier sablé qui passait sous ma fenêtre. — C’était miss Fairlie.

Je ne l’avais pas aperçue depuis le matin, et, même alors, je lui avais à peine parlé. Un autre jour à passer à Limmeridge était maintenant tout ce qui me restait ; et, après cette unique journée, mes yeux ne la reverraient plus jamais. Cette pensée suffisait bien pour me retenir à la fenêtre. Fidèle aux égards que je lui devais, je disposai la jalousie de manière que, levant les yeux, elle ne pût me voir ; mais je ne sus pas me priver du bonheur de laisser mes regards l’accompagner, pour la dernière fois, aussi longtemps que durerait sa promenade.

Un manteau brun, jeté sur une simple robe de soie noire, voilà toute sa toilette. Elle avait sur la tête le même chapeau de paille qu’elle portait le jour où nous nous étions vus pour la première fois. Un voile seulement y était aujourd’hui fixé, qui me cachait son charmant visage. À côté d’elle piaffait un petit lévrier d’Italie (le compagnon favori de ses excursions dans la campagne), sous l’élégante couverture de drap rouge qui abritait des morsures du vent la peau délicate de ce gracieux animal. Elle ne semblait pas faire attention à lui Elle marchait droit devant elle, la tête un peu inclinée, et les bras roulés sous son manteau. Ces feuilles mortes, qui, le matin même, alors qu’on m’avait parlé du mariage projeté pour elle, passaient tourbillonnant devant moi, chassées par le vent, tourbillonnaient aussi devant elle, et se dispersaient à ses pieds, tandis qu’elle marchait aux mourantes clartés d’un pâle soleil. Le chien frissonnait et tremblait, frottant ses flancs aux vêtements de sa maîtresse, comme pour réclamer avec impatience quelque signe d’attention, quelque encouragement amical. Mais elle ne songeait pas à lui ; elle marchait et marchait toujours, toujours s’éloignant de moi, toujours soulevant dans sa marche les feuilles mortes du sentier ; et mes yeux restèrent sur elle avec une fixité douloureuse, sur elle qui s’éloignait ainsi, jusqu’au moment où ils cessèrent de la voir, et où je demeurai seul avec mon cœur affaissé.

Une heure encore me suffit pour achever le travail que je venais de reprendre, et, au bout de cette heure, le soleil était couché. Je pris, dans le vestibule, mon chapeau et mon surtout ; puis, sans rencontrer personne, je me glissai hors du château.

Les nuages passaient, rapides et en désordre, du côté du couchant, et un vent glacé soufflait de la mer. Si éloignées que fussent les grèves, le bruit du ressac, passant par-dessus les marécages, arrivait lugubre à mes oreilles au moment où j’entrai dans le cimetière. Pas une créature vivante n’était en vue. L’endroit semblait plus désert que jamais, tandis que, choisissant mon poste, je demeurais au guet, les yeux fixés sur la croix blanche qui dominait la tombe de mistress Fairlie.