La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/02

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 261-281).
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Deuxième époque — Marian Halcombe


II


« 13 juin. » — Le tumulte de l’arrivée a eu le temps de se calmer. Deux jours entiers ont passé, depuis le retour de nos voyageurs ; et cet intervalle a suffi pour organiser le mécanisme nouveau de l’existence que nous allons mener à Blackwater-Park. Je puis maintenant revenir à mon « Journal » avec quelques petites chances d’y noter comme d’ordinaire, à tête reposée, les incidents qui en valent la peine.

Je puis bien commencer, je crois, par y consigner une remarque assez bizarre qui s’est présentée à mon esprit depuis le retour de Laura.

Lorsque, deux membres de la même famille ou deux amis intimes venant à se séparer, l’un d’eux voyage au dehors tandis que l’autre reste à la maison, le retour du parent ou de l’ami qui a couru les grandes routes semble toujours placer dans une condition désavantageuse, au moment de leur première réunion, celui qui n’a pas bougé. Le choc soudain des pensées et des habitudes nouvelles, activement acquises d’un côté, avec les idées et les coutumes d’autrefois, passivement conservées de l’autre, semble, au premier abord, gêner les sympathies de ceux-là même qui s’aiment le mieux, et dresser entre eux, fort à l’improviste pour l’un et l’autre, et sans que l’un ou l’autre puisse y remédier, je ne sais quelle barrière qui change complètement leurs rapports et les fait étrangers l’un à l’autre. Lorsque la première joie que j’éprouvai en revoyant Laura se fut donné carrière, et lorsque, la main dans la main nous fûmes restées assises sur le même canapé, assez de temps pour reprendre haleine et causer tout à loisir, je sentis à l’instant même cette disposition nouvelle, et je pus voir qu’elle la sentait de son côté. Maintenant que nous reprenons peu à peu nos anciennes habitudes, la gêne dont je parle est déjà effacée en partie, et, d’ici à peu de temps, il est probable qu’elle aura complètement disparu. Elle n’en a pas moins influé, bien certainement, sur les premières impressions que m’a laissées la renaissance de mes rapports personnels avec ma sœur, et cette raison suffit bien pour que je juge à propos de la mentionner ici.

Laura m’a retrouvée la même ; mais, à mes yeux, elle avait changé.

Changé d’aspect, et, sous un rapport, changé de caractère. Je ne saurais dire, en termes absolus, qu’elle a perdu de sa beauté : ce que je puis affirmer seulement, c’est que, pour « moi », elle est moins belle.

D’autres, qui ne la verraient ni avec mes yeux, ni avec mes souvenirs, la trouveraient peut-être mieux qu’elle n’était. Son teint est plus animé ; il y a plus de netteté en même temps et plus de rondeur dans les lignes de son visage ; sa taille, qu’on dirait plus solidement établie, a, dans tous ses mouvements, plus d’aisance et de sûreté que lorsqu’elle était jeune fille. Mais, quand je la regarde, il me manque quelque chose, — sans doute un reflet de ce bonheur innocent qui était le partage de Laura Fairlie, reflet que je ne retrouve plus sur le front de lady Glyde. Il y avait autrefois sur son beau visage une douce fraîcheur, une beauté tendre (aux nuances variées, bien que le caractère général en fût immuable), dont il est impossible de rendre le charme par des paroles, — ou même par le pinceau, comme disait souvent le pauvre Hartright : c’en est fait de cette beauté-là. Il m’a semblé, un moment, que j’en retrouvais comme une faible lueur, lorsque, le soir de son retour, je l’ai vue pâlir sous l’émotion de notre premier baiser ; mais, depuis, elle ne m’est point réapparue. Aucune de ses lettres ne m’avait fait prévoir le moindre changement de ce genre.

J’étais restée, au contraire, en les lisant, sous cette impression que son mariage n’avait dû modifier en rien cette beauté dont j’étais si fière. Peut-être, à la vérité, lisais-je mal ses lettres dans ce temps-là, ou peut-être, aujourd’hui, ne sais-je pas bien déchiffrer son visage. Peu importe ! que sa beauté ait gagné ou perdu, dans les derniers six mois, elle n’en est pas moins, depuis notre séparation, plus chère à mon cœur qu’elle l’avait jamais été : voilà du moins, de son mariage, un résultat excellent !

Le second changement, celui que j’ai remarqué dans son caractère, ne m’a point surprise, parce qu’à celui-ci, du moins, j’étais préparée par l’accent de ses lettres. Depuis son retour, je la trouve tout aussi peu disposée à entrer dans aucun détail au sujet de son existence conjugale qu’elle l’était auparavant, alors que, séparées, nous ne communiquions que par écrit. La première fois que, de loin, j’ai voulu préparer les voies pour amener la conversation sur ce terrain défendu, elle a posé sa main sur mes lèvres, avec un mouvement et un regard qui m’ont rappelé, d’une manière touchante presque douloureuse, les jours de son enfance et l’heureux temps passé où il n’y avait pas de secrets entre nous.

— Toutes les fois que nous nous trouverons tête à tête, Marian, m’a-t-elle dit, nous serons bien plus heureuses, bien plus à l’aise l’une vis-à-vis de l’autre, si nous acceptons telle qu’elle est ma position de femme mariée, et si nous nous en occupons le moins possible. Il n’est rien, chère aimée, que je ne vous dise de ce qui me concerne, continua-t elle, — défaisant et rattachant, par un mouvement nerveux, la boucle de ma ceinture, — si mes révélations pouvaient se limiter ainsi. Mais il n’en est rien ; elles m’amèneraient à des confidences sur le compte de mon mari ; et puisque je suis mariée, je crois qu’il est mieux de les éviter, autant pour lui que pour vous, et pour moi-même. Je ne dis pas, remarquez-le bien, qu’elles vous feraient ou me feraient de la peine, et, pour tout au monde, je ne voudrais pas que vous eussiez une idée pareille ; mais, — j’ai tant besoin d’être heureuse, maintenant que je vous ai retrouvée, et j’ai tant besoin de vous voir heureuse à mes côtés… — Elle s’interrompit soudainement, et parcourut du regard mon petit boudoir, où nous étions installées. — Ah ! s’écria-t-elle, battant des mains avec un joyeux sourire, encore une vieille amie de retrouvée !… Votre bibliothèque, Marian, — votre chère petite bibliothèque en bois des Antilles, si vieillotte et de mine si pauvre ! — que je vous sais gré de l’avoir emportée de Limmeridge !… c’est comme ce grand parapluie d’homme, affreux et lourd, le compagnon de vos promenades intrépides !… Mais, par-dessus tout, c’est votre cher visage bohémien, cette figure brune, intelligente, dont les regards accoutumés me font tant de bien… Quand je suis ici, c’est comme si je me retrouvais chez nous !… Que pourrions-nous faire pour ajouter encore à cette douce illusion ? Je placerai le portrait de mon père dans votre chambre, au lieu de le laisser dans la mienne ; — je garderai, ici, tous mes petits trésors de Limmeridge ; — et, entre ces quatre murs amis, nous passerons ensemble, tous les jours, de bonnes heures. Oh ! Marian ! continua-t-elle, s’asseyant tout à coup à mes pieds, sur un tabouret, et levant sur moi des yeux expressifs, promettez que vous ne vous marierez jamais, que vous ne me quitterez point. Je suis égoïste de parler ainsi, mais il vous vaudra mieux rester fille, — à moins, pourtant, à moins que vous n’aimiez beaucoup votre mari. — L’aimer ?… Vous n’aimerez jamais personne que moi, n’est-il pas vrai ?… Elle s’arrêta de nouveau, s’empara de mes deux mains qu’elle étala sur mes genoux, et y cachant son visage : — Dites-moi, me demanda-t-elle d’une voix soudainement altérée, et parlant plus bas qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors, avez-vous, ces temps-ci, reçu beaucoup de lettres ? en avez-vous écrit beaucoup ? — …

Je comprenais fort bien la portée de cette question ; mais je crus de mon devoir de ne pas l’encourager, en allant au-devant d’elle, à s’aventurer dans ce chemin périlleux.

— Avez-vous entendu parler de lui ? reprit-t-elle, cherchant, par ses caresses et en couvrant mes mains de baisers, à se faire pardonner cette question toute directe : — Est-il bien ? est-il heureux ? et réussit-il dans sa carrière ?… S’est-il remis ? M’a-t-il oubliée ?…

Elle n’aurait pas dû me questionner ainsi. Elle aurait dû se rappeler ses propres résolutions, prises le matin où sir Percival avait réclamé d’elle l’exécution de sa promesse, et où elle avait déposé en mes mains, pour jamais, l’album de Hartright. Mais, hélas ! où est ici-bas la créature infaillible qui peut constamment persévérer dans une bonne résolution sans jamais y manquer, sans jamais défaillir ? Où est la femme qui a jamais arraché complètement de son cœur la chère image qu’un amour sincère y avait fixée ? Les livres nous racontent qu’il a existé de ces êtres surhumains ; mais en réponse aux livres, que nous dit notre propre expérience ?

Je n’essayai vis-à-vis d’elle aucune remontrance, peut-être parce que je rendais justice à cette candeur courageuse qui me révélait ce que tant d’autres femmes, placées comme elle, auraient cru devoir cacher, même à leurs plus chères amies ; peut-être aussi parce que je sentais, interrogeant mon cœur et ma conscience, qu’à sa place, j’aurais eu les mêmes pensées, posé les mêmes questions. Tout ce que je me sentis appelée à faire, sans manquer à mon devoir, fut de répondre que je ne lui avais pas écrit et que je n’avais pas entendu parler de lui tout récemment ; puis, je détournai la conversation vers de moins périlleux sujets.

Il y a eu de quoi m’attrister beaucoup dans cet entretien, — le premier entretien confidentiel que j’aie eu avec elle depuis son retour. Ainsi, le changement que son mariage a opéré dans nos relations mutuelles, en nous créant, pour la première fois de notre vie, un point de contact qui n’a rien de légitime, ainsi la triste conviction, produite en moi par ses involontaires aveux, qu’il n’existe entre elle et son mari aucun lien d’étroite sympathie, aucune chaleur de sentiments ; ainsi, encore, l’affligeante découverte que ce fatal attachement demeure (innocemment, je le veux, mais qu’importe ?) aussi bien enraciné dans son cœur qu’il ait jamais pu l’être ; — voilà bien de quoi je pense, attrister une femme qui se sent pour Laura un attachement aussi vif que l’est le mien, et se tient pour solidaire, au même degré que moi, de toutes ses joies et de tous ses chagrins.

Une seule consolation est à mettre en regard, — consolation qui devrait me raffermir et me raffermit en effet. Tout ce que son caractère a de grâce et de douceur, tout ce que sa nature a d’affection dévouée, tous ces charmes féminins, simplicité liante, candeur ingénue, qui la rendaient l’idole et le bonheur de quiconque approchait d’elle, me sont revenus avec cette chère sœur. De toutes mes autres impressions, j’incline parfois à douter un peu. De cette dernière, la meilleure, après tout, et la plus douce, — je deviens à chaque heure du jour plus certaine et plus convaincue.

Passons maintenant à ses compagnons de voyage. C’est son mari qui doit m’occuper d’abord. Ai-je observé chez sir Percival, depuis son retour, quelque qualité nouvelle qui modifie mes opinions sur son compte ?

En vérité, je ne sais trop. Mille petits ennuis et tracas paraissent l’avoir assailli depuis qu’il est revenu : peu d’hommes, dans de telles circonstances, se montrent à leur avantage.

Il me semble un peu amoindri, et plus maigre qu’il n’était quand il quitta l’Angleterre. Sa toux fatigante et sa continuelle mobilité qui, à la longue, n’a rien de commode, ont très-certainement augmenté. Ses façons, — ses façons envers moi, du moins, — sont beaucoup moins courtoises que jadis. Il m’a saluée, le soir de son retour, sans aucune de ces formes cérémonieuses qu’il observait naguère avec soin, — point de compliment de bienvenue, aucun signe, à mon aspect, de très-vive satisfaction ; rien qu’un serrement de mains très-sommaire, et un laconique : « Vous allez bien, miss Halcombe ? enchanté de vous revoir. » Il semblait m’accepter comme un des meubles indispensables à Blackwater-Park ; constater en passant que j’étais bien à ma place ; et, satisfait de m’y voir, ne plus prendre garde à moi.

La plupart des hommes laissent voir, chez eux, certaines dispositions qu’ils dissimulent partout ailleurs ; et sir Percival a déjà montré une manie d’ordre, de régularité minutieuse, qui me le révèle sous un nouveau jour, et que je ne lui avais jamais connue. Si je prends un livre dans la bibliothèque et le laisse ensuite sur la table, il vient derrière moi et remet le volume en place. Si je quitte un fauteuil et l’abandonne où j’étais assise, il le range soigneusement contre le mur. Il ramasse sur le tapis le moindre débris tombé d’un bouquet de fleurs, et marronne ensuite, à part lui, comme si c’étaient autant de charbons ardents qui dussent mettre le feu à la maison ; pour un pli sur la nappe, pour un couteau qui n’est pas à sa place, il éclate en reproches et lave la tête aux domestiques, tout comme s’ils l’avaient personnellement insulté.

J’ai déjà fait allusion aux ennuis secondaires qui, depuis son retour, semblent avoir troublé son égalité d’humeur. Les altérations que j’ai remarquées en lui et que je viens de signaler, pourraient bien, en grande partie, leur être attribuées. Je tâche de me persuader qu’il en est ainsi, parce que je tiens à ne pas perdre si tôt toute confiance dans l’avenir. C’est, à coup sûr, une épreuve pour l’humeur de tout homme, n’importe lequel, que de rencontrer au seuil de sa maison, quand il y rentre après une longue absence, une contrariété quelque peu essentielle ; et c’est là ce que j’ai vu arriver effectivement à sir Percival.

Le soir même de leur rentrée, la femme de charge m’avait suivie dans le vestibule pour accueillir ses maîtres et leurs hôtes. Dès qu’il l’aperçut, sir Percival lui demanda si quelqu’un était venu le demander récemment. La femme de charge lui répondit en lui parlant de ce « gentleman » inconnu, dont elle m’avait parlé à moi-même, et qui s’était enquis de l’époque où le maître du château reviendrait chez lui. Sir Percival demanda le nom du gentleman. — Il n’avait pas laissé son nom. — Dans quel but le gentleman venait ? — Il n’avait pas jugé à propos de le dire. — Quel était à peu près la tournure du gentleman ? — La femme de charge essaya le portrait qu’on lui demandait : mais il lui fut impossible d’assigner au visiteur inconnu quelque particularité d’extérieur qui pût éclairer son maître. Sir Percival fronça le sourcil, frappa du pied avec impatience, et entra dans le château sans prendre garde à personne. Comment une bagatelle pareille a pu le troubler à ce point, c’est ce que je ne saurais dire ; — pour troublé, il l’était, et sérieusement, sans le moindre doute.

En somme, il vaudra peut-être mieux m’abstenir de porter un jugement définitif sur ses manières, son langage, sa conduite chez lui, jusqu’à ce qu’il ait eu le temps d’en finir avec les inquiétudes, n’importe lesquelles, qui, maintenant, cela est clair, troublent en secret son esprit. Je vais donc tourner la page, et ma plume, provisoirement, accordera trêve au mari de Laura.

Viennent sur mon catalogue les deux nouveaux hôtes, — le comte et la comtesse Fosco. Expédions d’abord la comtesse, pour en avoir fini le plus tôt possible avec tout ce qui est femme.

Laura n’exagérait certainement rien, en m’écrivant que, lorsque je reverrais sa tante, j’aurais quelque peine à la reconnaître. Je n’ai jamais vu, produit par le mariage, de changement pareil à celui qu’a subi madame Fosco.

Quand elle s’appelait encore (à trente-sept ans) Eleanor Fairlie, sa conversation était vide et prétentieuse, et elle passait sa vie à tourmenter les infortunés de l’autre sexe par les mille petites exigences qu’une femme vaine et sotte peut infliger à l’infatigable patience de nos seigneurs et maîtres. Devenue madame Fosco (et chargée de quarante-trois printemps), elle reste assise, pendant des heures entières, sans ouvrir la bouche, congelée, dirait-on, par quelque froid où elle s’absorbe. Les hideux et ridicules tire-bouchons qui pendaient, jadis, des deux côtés de son visage, ont fait place, maintenant, à de très petites boucles bien alignées et crêpées, telles qu’on en voit sur les perruques à l’ancienne mode. Un bonnet tout uni, — le vrai bonnet des matrones, — enveloppe bien sa tête, et lui donne l’air, pour la première fois de sa vie depuis que je la connais, d’une femme tout à fait convenable. Personne (excepté son mari, cela va sans le dire), personne ne voit plus, chez elle, ce que tout le monde y voyait autrefois, un beau sujet d’étude ostéologique, permettant d’apprécier le rôle que jouent, dans la structure féminine, les omoplates et les clavicules. Uniformément vêtue de robes, grises ou noires, montant jusqu’à la naissance du cou, — toilette qui l’aurait fait éclater de rire ou pleurer à chaudes larmes, suivant le caprice du moment, lorsqu’elle était encore demoiselle, — elle siège, muette, dans les petits coins ; et cependant, ses mains blanches et sèches (si sèches que les pores de sa peau semblent envahis par de la craie), ses mains sont incessamment occupées, soit à quelque éternelle broderie, soit à rouler une interminable série de petites cigarettes pour l’usage particulier de M. le comte. Dans les rares occasions où ses yeux, d’un bleu froid, quittent son ouvrage, ils sont généralement tournés du côté de son mari, avec ce regard de muette soumission par lequel nous voyons tous les jours un chien fidèle interroger son maître. Si jamais on peut croire à quelque dégel intérieur se manifestant sous cette enveloppe de gêne glacée, c’est quand on la voit, comme cela m’est arrivé une ou deux fois, comprimer les élans de la jalousie quelque peu tigresse dont elle semble animée contre toute femme du château (soubrettes y comprises) à laquelle le comte vient à parler, ou sur laquelle s’arrêtent ses regards avec quelque intérêt, quelque attention spéciale. À cette exception près, elle est toujours, le matin, à midi et le soir, dedans ou dehors, qu’il fasse beau ou qu’il fasse mauvais, aussi froide qu’une statue, aussi impénétrable que le marbre dans lequel cette statue est taillée. Ce changement extraordinaire qui s’est ainsi accompli en elle, est certainement une amélioration en ce qui touche aux rapports ordinaires de société, puisqu’il a fait d’elle une femme polie, point bavarde, point gênante et qu’on ne trouve jamais en travers de sa route. Quant à ce qui est de savoir si dans son for intérieur, elle est amendée ou devenue pire, ceci est une autre question. J’ai surpris une ou deux fois, sur ses lèvres pincées, de soudains changements d’expression, et, dans sa voix calme, des inflexions d’accent également soudaines, lesquelles m’ont amené à soupçonner que, dans son état actuel de concentration, elle tient pour ainsi dire en vase clos les éléments pernicieux de son organisation morale, éléments qui se dégageaient sans nuire, et comme au grand air, dans la liberté de son existence antérieure. Il est fort possible, d’ailleurs, que cette idée à moi n’ait pas le sens commun. Mon impression, néanmoins, c’est que je suis dans le vrai. Au surplus, qui vivra verra !

Et le magicien dont la baguette a opéré cette miraculeuse métamorphose, — ce mari étranger par lequel a été domptée une Anglaise têtue, à ce point que ses parents ont peine à la reconnaître, — le comte lui-même, quel est-il ? que dire de ce personnage ?

Ceci, en deux mots : il a l’air d’un homme capable de dompter quoi que ce soit. Si, au lieu d’une femme, il avait épousé une tigresse, la tigresse fût devenue maniable. S’il m’avait épousée, « moi », je lui aurais fabriqué des cigarettes, ainsi que le fait sa femme, et je me serais tue sous son regard, comme elle se tait quand il lui jette un certain coup d’œil.

J’ai presque peur d’avouer ceci, même dans le secret de ces pages. Cet homme m’a intéressée, fascinée, forcée à prendre du goût pour lui. Dans le court espace de deux journées, il a trouvé moyen de m’imposer un jugement, qui lui est favorable, et comment il a réalisé ce miracle, il me serait bien impossible de l’expliquer.

Maintenant que je pense à lui, j’éprouve une sorte de tressaillement en découvrant combien son image m’est présente !… À quel point, dans mes souvenirs, elle m’apparaît plus nette que celle de sir Percival, ou de M. Fairlie, ou de Walter Hartright, ou de n’importe quel autre personnage absent dont je puisse me rappeler, à la seule exception de Laura elle-même ! Sa voix, je l’entends, comme s’il m’adressait présentement la parole, Sa conversation d’hier, elle est dans ma tête comme si je l’écoutais à l’instant même. Maintenant, quel portrait vais-je tracer de lui ? Dans son extérieur, ses habitudes, ses passe-temps, il y a des singularités que je blâmerais le plus vivement du monde, ou que je vouerais au ridicule le plus impitoyable, les trouvant chez un autre homme. Qu’est-ce donc qui m’ôte la faculté de les blâmer ou de les railler en « lui ! »

Par exemple, il est énormément gras. Jusqu’à présent, l’humanité corpulente m’avait toujours particulièrement déplu. J’ai lutté avec acharnement contre cette notion populaire qui tend à regarder, comme d’inséparables alliées, l’extrême grosseur de la taille et l’extrême bienveillance du caractère : — Autant vaudrait prétendre, disais-je, ou que les gens aimables engraissent seuls, ou que l’addition fortuite de telle ou telle quantité de chair exerce une influence directement favorable sur les dispositions morales de la personne à qui elles viennent s’annexer… Je réfutais invariablement ces deux assertions, également absurdes, en citant l’exemple de gens fort gras, qui ont été aussi vils, aussi vicieux, aussi cruels que les plus maigres et les plus méchants de leurs contemporains. Je demandais si Henri VIII était d’un naturel charmant ? si le pape Alexandre VI était un brave homme ? si M. l’assassin Manning, et la digne épouse qui fut sa complice n’étaient pas tous les deux doués d’un embonpoint remarquable ? Si les nourrices de louage, — classe de femmes placées, par leur cruauté proverbiale, au niveau de tout ce qu’il y a de plus cruel en Angleterre, — ne sont pas également, pour la plupart, les femmes les plus grasses de tout le pays ? Ainsi allais-je, multipliant par douzaines les exemples que je tirais tantôt de l’antiquité, tantôt des temps modernes, de mon pays et de l’étranger, d’en haut et d’en bas, indifféremment. Avec des opinions si fortement établies, si bien défendues, et auxquelles je n’ai pas renoncé encore aujourd’hui, voici cependant le comte Fosco, gras comme Henri VIII en personne, et qui, en vingt-quatre heures, sans être le moins du monde empêché ou gêné par sa haïssable corpulence, se trouve installé dans mes bonnes grâces… En vérité, voilà qui est merveilleux !

Est-ce son visage qui lui a servi de passe-port ?

Peut-être, en effet, est-ce son visage. Sur une large échelle, il reproduit, d’une manière frappante, le galbe impérial de Napoléon. Ses traits ont la magnifique régularité qui distinguait ceux du merveilleux aventurier : leur expression est celle de ce calme dominateur, de cette puissance immuable qui se lisait sur la face du grand soldat. Cette ressemblance frappante m’a certainement impressionnée au début ; mais indépendamment d’elle, il y a quelque chose encore chez lui, qui m’a plus profondément affectée. Cette influence dont j’essaie de trouver l’origine, ce sont ses yeux, je pense, qui la lui donnent. Je n’ai jamais vu d’yeux gris aussi profonds, aussi insondables, et ils ont parfois des irradiations froides, éclatantes, magnifiques, irrésistibles, qui me forcent à le regarder, tout en causant, et lorsque je le regarde, m’imposent des sensations auxquelles je voudrais échapper. D’autres portions de sa figure et de sa tête ont aussi leurs singularités. Son teint, par exemple, est d’une sorte de blond malade, s’accordant si mal avec le brun foncé de sa chevelure que je soupçonne cette chevelure d’être une perruque ; et son visage, où le rasoir ne laisse pas pousser un poil de barbe, est plus lisse que le mien, plus exempt de toutes marques ou de toutes rides, bien qu’au dire de sir Percival, il approche de la soixantaine. Mais, pour moi, ce ne sont point ces particularités de son extérieur qui le distinguent de tous les hommes que j’ai pu voir. Ce qui le met à part de l’humanité vulgaire, dépend absolument, pour autant que j’en puisse juger à l’heure présente, de l’expression extraordinaire et de l’extraordinaire puissance de son regard.

Ses manières et sa parfaite connaissance de notre langue peuvent aussi l’avoir aidé quelque peu à se mettre bien avec moi. Il a cette déférence calme, cet air d’intérêt attentif et satisfait quand il écoute une femme, — et, quand il lui parle, cet adoucissement secret de la voix, — auxquels, nous avons beau dire, aucune de nous ne résiste. En ceci, également, l’habileté exceptionnelle avec laquelle il parle l’anglais lui rend de fort grands services. J’avais fréquemment entendu signaler la remarquable aptitude que déploient beaucoup d’Italiens à s’emparer de notre idiome du Nord, si âpre et si dur en comparaison du leur ; mais, avant d’avoir vu le comte Fosco, je n’aurais jamais cru possible qu’un étranger parlât l’anglais avec autant d’aisance et de correction. Il y a des moments où il est presque impossible de découvrir, à son accent, qu’il n’est pas un de nos compatriotes ; et, pour ce qui est de la facilité courante, je ne connais guère d’Anglais en état de causer avec aussi peu d’hésitations et de répétitions que ne le fait le comte. Il lui arrive bien de construire ses phrases, çà et là, sur un patron étranger ; mais jamais je ne l’entendis encore employer un mauvais terme, ou hésiter, ne fût-ce qu’un moment, sur le choix d’un mot.

Tous les menus détails par lesquels cet homme étrange se caractérise ont une originalité saisissante, et, contradictoires l’un à l’autre, jettent l’esprit en mille perplexités. Ainsi, tout gras qu’il est, ses mouvements sont d’une légèreté, d’une aisance surprenante. Il fait, dans un salon, aussi peu de bruit que n’importe quelle femme ; et, ce qui est plus notable encore, malgré cette apparence de fermeté, de puissance intellectuelle, sur laquelle on ne saurait se méprendre, il est d’une susceptibilité nerveuse qui étonnerait chez la plus faible d’entre nous. Un bruit soudain le fait tressaillir avec aussi peu de retenue que Laura elle-même. Il frissonnait, hier, et son pied battait le sol avec un mouvement convulsif, parce que sir Percival corrigeait un de ses épagneuls ; si bien que j’avais honte de mon peu de sensibilité, de mon insouciance toute virile, en me comparant à ce cher comte.

Le souvenir de ce dernier incident me remet en tête une de ses principales singularités, dont je crois avoir omis de parler : — l’extrême tendresse qu’il porte à certains animaux favoris.

Il a laissé sur le continent, paraît-il, une portion de sa ménagerie, mais il a importé chez nous un kakatoès, deux canaris, et toute une famille de souris blanches. Lui-même, en personne, donne à ses protégés d’étrange espèce tous les soins qu’ils réclament, et il a su leur inspirer un attachement surprenant, qui se traduit par des familiarités tout à fait inusitées. Le perroquet, perfide et mal intentionné à l’égard de toute autre personne, paraît lui être attaché sans réserve. Dès que sa cage est ouverte, il saute sur le genou du comte et grimpe, s’aidant de ses griffes, le long de ce corps énorme, jusqu’à ce qu’il puisse, par le geste le plus caressant du monde, frotter et refrotter sa crête blanche contre le double menton lisse et blafard de son adoré patron.

Celui-ci n’a qu’à ouvrir aux canaris la porte de leur cage, et à leur adresser un signal d’amitié pour que ces jolis petits animaux, élevés à ravir, viennent se percher sur sa main sans la moindre crainte, gravissent ses gros doigts quand il leur dit de « faire l’échelle » et, parvenus tout en haut de cet escalier improvisé, entonnent un duo à se rompre la gorge. Ses souris blanches habitent une petite pagode de fil d’archal, peinte en vives couleurs, qu’il a lui-même dessinée et fabriquée. Elles sont presque aussi apprivoisées que les canaris, et comme eux il les met à chaque instant en liberté. Elles courent librement sur lui, se glissent sous son gilet, furètent dans ses poches, et vont s’asseoir par couples, blancs comme la neige, sur ses colossales épaules.

On le dirait plus épris de ses souris blanches que de tous ses autres protégés ; il leur fait des mines, les baise et leur donne toute espèce d’amoureux petits sobriquets. Si l’on pouvait supposer un Anglais ayant quelque goût pour des amusements aussi puérils que ceux-ci, cet Anglais, à coup sûr, en serait un peu honteux, et s’en excuserait vis-à-vis des personnes sensées. Mais le comte, apparemment, ne voit rien de ridicule dans le contraste bizarre de sa gigantesque personne et de ses frêles petits amis. Il baiserait tranquillement ses souris blanches, il gazouillerait à l’oreille de ses canaris, fût-ce dans une réunion de « fox-hunters » anglais : et, au moment où ils riraient le plus haut de son étrange manie, il les prendrait en pitié, lui, comme des barbares incapables de le comprendre.

Je puis à peine croire, tout en écrivant ceci, — mais il n’en est pas moins vrai, cependant, — que ce même homme, qui a pour son kakatoès toute la tendresse d’une vieille fille, et qui déploie la minutieuse dextérité d’un petit Savoyard dans l’éducation de ses souris blanches, peut prendre la parole, si quelque sujet vient à éveiller ses facultés endormies, avec une audacieuse liberté d’idées, une connaissance des livres écrits en toutes langues, une expérience personnelle de la société d’élite dans la moitié des capitales de l’Europe, qui feraient de lui l’un des membres les plus, en relief de n’importe quelle réunion d’hommes civilisés. Cet éleveur de canaris, cet architecte de pagodes à l’usage des souris blanches, est (au dire de sir Percival lui-même) un des hommes vivants qui possèdent les notions les plus complètes de la chimie expérimentale : entre autres inventions merveilleuses, il a découvert un procédé pour pétrifier, après la mort, le corps humain, de manière à le conserver dur comme du marbre jusqu’à la consommation des siècles. Cet homme, chargé d’embonpoint, d’indolence et d’années, dont les nerfs délicats sont ébranlés par le premier bruit venu, et qui frémit de la tête aux pieds si l’on fouette devant lui quelque chien criard, est allé, le matin qui a suivi son arrivée, dans la cour des écuries, et il a posé la main sur la tête d’un limier qu’on tient à la chaîne, limier si mal dompté, si féroce, que même le groom chargé de le nourrir, se donne bien garde de l’approcher de trop près. La comtesse et moi étions présentes, et je n’oublierai de longtemps, si peu qu’elle ait duré, la scène qui suivit.

— Prenez garde à ce chien, monsieur, disait le groom ; il se jette sur tout le monde ! — Savez-vous pourquoi, mon ami ? répondit le comte tranquillement, c’est parce que tout le monde en a peur. Voyons s’il se jettera sur « moi ». — Et à ces mots, il posa ses doigts potelés, d’un blond jaunâtre, ces mêmes doigts où dix minutes plus tôt perchaient les canaris, sur la tête du formidable animal ; et en même temps il le regardait droit dans les yeux : — Vous autres, gros chiens, vous êtes tous poltrons, disait-il avec mépris, tandis que sa figure était à un pouce de la gueule de l’animal… Vous tueriez un pauvre chat, poltron d’enfer que vous êtes… Vous vous lanceriez sur un misérable mendiant, triple lâche, poltron d’enfer !… Tout ce que vous pouvez surprendre à l’improviste, tout ce qui a peur de vos gros membres, de vos méchantes dents blanches, de votre gueule baveuse et altérée de sang, vous vous jetez dessus à plaisir… Vous pourriez m’étrangler à la minute, le savez-vous, lâche fanfaron ? et vous n’osez pas même me regarder au visage, parce que je n’ai pas peur de vous… Réfléchissez, voyons !… vous plairait-il essayer vos dents sur ce cou si gras que je leur offre en prise ?… Allons donc ! vous n’en êtes point capable !… — Puis, il se détourna sans aucune hâte, riant de la mine étonnée que faisaient les domestiques réunis en ce moment dans la cour ; le chien, lui, se glissait humblement dans sa loge. — Ah ! mon beau gilet ! s’écria le comte avec un accent pathétique, je suis bien fâché d’être venu par ici ! Cet immonde animal a laissé tomber de sa bave sur mon beau gilet tout neuf ! — Dans ces dernières paroles, se trouve indiquée une autre de ses incompréhensibles manies. Il aime les beaux habits, tout comme pourrait les aimer le niais le plus niais qui soit au monde, et il nous a déjà étalé quatre gilets magnifiques, — tous de nuances voyantes et gaies, tous énormément larges, même pour lui, dans les deux premiers jours qu’il a passés à Blackwater-Park.

Son tact et sa finesse dans les petites choses sont aussi remarquables que les singulières inconséquences de son caractère et la puérile trivialité de ses goûts, de ses occupations quotidiennes.

Je puis déjà m’apercevoir qu’il entend vivre en fort bons termes avec tous et chacun de nous, pendant la durée de son séjour ici. Il a évidemment découvert que Laura éprouve pour lui une répugnance cachée (elle-même, pressée par moi sur ce sujet, n’a pas refusé d’en convenir), — mais il a découvert aussi qu’elle aime les fleurs à la passion. Elle n’en vient jamais à désirer quelque bouquet, sans qu’il en ait un tout prêt à lui être offert, qu’il a cueilli et disposé de ses mains ; et, ce qui m’amuse fort, il en a toujours un autre, adroitement mis en provision, composé des mêmes fleurs groupées dans le même ordre, pour apaiser la froide jalousie de sa femme, avant même qu’elle ait en le temps de se supposer offensée. Son manége avec la comtesse (en public, du moins), est un spectacle à voir. Il a pour elle des révérences obséquieuses ; il l’appelle habituellement « mon ange » ; il lui fait faire de petites visites par les canaris perchés sur ses doigts, et leur demande pour elle leurs plus belles chansons ; quand elle lui offre des cigarettes, il lui baise la main, et, en retour, il lui présente des dragées tirées d’une boîte qu’il a dans sa poche, et, parfois, comme en se jouant, il les place lui-même entre les lèvres de son épouse adorée. La verge de fer avec laquelle il la gouverne ne se montre jamais devant le monde ; c’est une verge de ménage, qu’il garde toujours dans les pièces du haut.

Pour se recommander à « moi », il use de tout autres procédés. C’est à ma vanité qu’il s’adresse, en me parlant le langage sérieux et sensé dont il se servirait avec un homme… — Eh bien ! oui ! je le démêle, quand il n’est pas là ; je perce à jour ses flatteries, lorsque je pense à lui, toute seule, ici, dans ma chambrette ; — puis, lorsque je redescends et me trouve en face de lui, le bandeau retombe sur mes yeux, et je me laisse reprendre au miel de ses douces paroles, tout justement comme si je n’avais point su m’apercevoir de son manége ! Il vient à bout de moi comme de sa femme et de Laura, comme du limier dans la cour des écuries, et comme, à chaque instant du jour de sir Percival lui-même : « Mon brave Percival ! que j’aime votre rude gaieté anglaise ! — Mon bon Percival ! que j’apprécie la solidité de votre bon sens anglais ! » C’est ainsi qu’il écarte tranquillement les plus âpres railleries de sir Percival au sujet de ses goûts et de ses passe-temps efféminés, — ne manquant jamais d’appeler le baronnet par son nom de baptême ; lui souriant avec tout le calme de la supériorité ; l’honorant de petits coups sur l’épaule, et supportant ses écarts avec la bénignité d’un bon père, indulgent pour les fredaines d’un fils étourdi.

L’intérêt que je ne puis m’empêcher de prendre à cet original m’a conduite à questionner sir Percival sur le passé du comte.

Sir Percival, ou bien n’en sait, ou bien n’a voulu m’en dire que fort peu de chose. Le comte et lui se rencontrèrent à Rome pour la première fois, il y a plusieurs années, dans les circonstances périlleuses auxquelles je crois avoir déjà fait allusion. Depuis cette époque, ils se sont trouvés constamment réunis à Londres, à Paris, à Vienne, mais jamais en Italie ; le comte, — circonstance bizarre, — n’ayant plus, depuis des années, passé les frontières de son pays natal. Peut-être s’est-il trouvé en butte à quelque persécution politique. En tout cas, son patriotisme inquiet le pousse à ne guère perdre de vue quiconque de ses compatriotes vient s’établir en Angleterre. Dès le soir de son arrivée, il voulut savoir à quelle distance nous étions de la ville la plus proche, et si nous connaissions quelque gentleman italien qui y eût fixé sa résidence. Il a pour sûr des correspondants singuliers sur le continent ; car les lettres qui lui arrivent portent toute espèce de timbres bizarres ; ce matin même, j’en ai vu une, qui l’attendait au déjeuner sur sa serviette, décorée de je ne sais quels grands sceaux à mine officielle. Peut-être est-il en correspondance avec le gouvernement de son pays ? Cette idée, pourtant, serait difficile à concilier avec mon autre conjecture, qu’il pourrait bien être un exilé politique.

Que voilà d’écritures à propos du comte Fosco ! et « le résultat net, quel est-il ? » — ainsi que dirait notre cher M. Gilmore, dans le jargon particulier aux gens d’affaires. Je dois me borner à répéter que nos relations, à peine esquissées, m’ont donné pour le comte une sorte de goût étrange ; il a pour moi un attrait que je me reproche en y cédant. C’est presque le même ascendant qu’il a pris, on le voit bien, sur le maître de céans. En effet, malgré les libertés parfois un peu grossières qu’il prend, de temps en temps, à l’égard de « son gros ami, » sir Percival n’en a pas moins peur, je le vois fort bien, de donner au comte un sérieux motif de mécontentement. Cette peur, je me demande quelquefois avec surprise si je ne l’éprouve point. Très-certainement, je ne vis oncques un homme que je fusse plus fâchée d’avoir pour ennemi. Serait-ce que je l’aime, ou que j’en ai peur ? « Chi sa ! » — comme dirait le comte Fosco, dans la langue qui est la sienne.

« 16 juin. » — Un incident à noter, aujourd’hui, en sus de mes idées et de mes impressions. Il est arrivé un visiteur, — tout à fait inconnu à Laura comme à moi, — et que sir Percival, semble-t-il, n’attendait guère. Nous étions assis au « lunch », dans cette pièce décorée de nouvelles fenêtres « à la française », qui donne sous la vérandah ; et le comte (qui avale la pâtisserie avec une aisance dont je n’ai vu d’exemple que dans les pensionnats de petites filles), le comte venait de nous réjouir en réclamant majestueusement sa quatrième tartelette, — quand un domestique entra pour annoncer le nouveau venu.

— M. Merriman vient d’arriver, sir Percival, et demande à vous voir immédiatement…

Sire Percival tressaillit, et jeta sur cet homme un regard où se peignait une sorte d’alarme irritée.

— M. Merriman ? répéta-t-il, comme s’il pensait que ses oreilles eussent dû le tromper.

— Oui, sir Percival : M. Merriman de Londres.

— Où est-il ?

— Dans la bibliothèque, sir Percival…

À peine cette dernière réponse eut-elle été donnée, que le maître de la maison se leva et se précipita hors de la chambre, sans adresser la moindre excuse à aucun de nous.

— Qui est M. Merriman ? demanda Laura, s’adressant à moi.

— Je n’en ai pas la moindre idée… À ceci dut se borner ma réponse.

Le comte avait absorbé sa quatrième tartelette, et se trouvait, en ce moment, près d’une table volante, occupé à soigner son malicieux kakatoès. L’oiseau perché sur l’épaule, il se retourna de notre côté :

— M. Merriman est le « solicitor » de sir Percival, dit-il le plus tranquillement du monde.

Le « solicitor » de sir Percival. On ne pouvait répondre plus directement à la question de Laura ; et néanmoins, vu les circonstances, cette réponse ne disait pas tout ce qu’on eût voulu savoir. Si M. Merriman eût été mandé spécialement par son client, il eût été assez simple qu’il quittât son cabinet pour répondre à cet appel. Mais lorsqu’un homme de loi, sans y être formellement invité, fait un voyage comme celui de Londres dans le Hampshire, quand son arrivée chez un gentleman a l’air de surprendre au dernier point ce gentleman lui-même, on peut, sans risques, tenir pour certain que la visite du jurisconsulte présage des nouvelles très-importantes, très-inattendues ; — nouvelles qui peuvent être ou fort bonnes ou fort mauvaises ; mais dans l’un ou l’autre cas, ne sauraient se confondre avec celles qu’on reçoit tous les jours.

Laura et moi demeurâmes à table, sans mot dire, pendant un quart d’heure ou plus, cherchant avec une certaine inquiétude le sens possible de cet incident, et attendant, si cela devait arriver, que sir Percival revînt promptement auprès de nous. Mais rien ne nous annonça son retour, et nous nous levâmes pour quitter la salle.

Attentif comme d’habitude, le comte abandonna le coin où il donnait à manger à son perroquet, et, ayant toujours l’oiseau perché sur son épaule, vint nous ouvrir la porte. Laura et madame Fosco passèrent les premières. Au moment où j’allais les suivre, il m’arrêta par un signe, et m’adressa quelques paroles de la plus étrange façon du monde :

— Oui, disait-il, répondant avec calme à l’idée qui dans ce moment-là même me travaillait l’esprit, tout comme si je la lui avais expressément confiée : … Oui, miss Halcombe, il est arrivé quelque chose…

J’allais répondre : « Je n’ai rien dit de pareil. » Mais l’odieux kakatoès, hérissant ses ailes rognées, poussa une clameur alguë, mit en l’air tout mon système nerveux, et je me trouvai fort heureuse de me glisser hors de l’appartement.

Je rejoignis Laura au pied de l’escalier ; sa secrète préoccupation était justement la même que la mienne, celle que le comte Fosco avait si bien devinée, et lorsqu’elle parla, ce fut pour répéter ce qu’il avait dit. Elle m’avoua, dans le tête-à-tête, qu’à son avis « il avait dû arriver quelque chose ».