La Femme en blanc/III/Walter Hartright/03

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 153-163).
Troisième époque — Walter Hartright


III


Telle était l’histoire du passé ; — du moins était-ce là ce que nous en pouvions connaître alors.

Quand elle m’eut été révélée, deux conclusions bien nettes se présentèrent à mon esprit. En premier lieu, sans pénétrer tous les ressorts qu’on avait fait jouer, je voyais en quoi le complot avait consisté ; les chances guettées avec soin, les circonstances habilement exploitées pour assurer l’impunité à un crime aussi audacieux que compliqué. Les détails s’enveloppaient encore à mes yeux d’un profond mystère, mais je devinais, à n’en pas douter, le honteux abus qu’on avait fait de la ressemblance entre la Femme en blanc et Laura. Il était évident qu’Anne Catherick avait été amenée chez le comte Fosco, sous le nom de lady Glyde ; évident encore que lady Glyde avait pris, à l’hospice, la place de la femme morte ; substitution assez adroitement ménagée pour assurer au crime plusieurs complices tout à fait innocents : — le docteur Goodricke et les deux servantes, bien certainement ; le directeur de l’hospice, suivant toutes probabilités.

La seconde conclusion dérivait nécessairement de la première. À nous trois, nous ne devions attendre aucune merci du comte Fosco et de sir Percival. La réussite du complot avait procuré à ces deux hommes un bénéfice net de trente mille livres sterling : — vingt mille pour l’un, directement ; dix mille pour l’autre, par l’intermédiaire de sa femme. Ils avaient cet intérêt, mais bien d’autres encore, à préserver leur iniquité d’être mise au jour : ils ne négligeraient aucun moyen, ils ne reculeraient devant aucun sacrifice, ils ne se refuseraient à aucune trahison pour découvrir la retraite de Laura, et la séparer des seuls amis qu’elle eût au monde : — Marian Halcombe et moi-même.

Le sentiment de ce danger sérieux, — danger que chaque jour et chaque heure pouvaient rendre de plus en plus imminent, — fut l’influence unique qui me dirigea dans le choix de notre retraite. Je la préférai tout à fait à l’est de Londres, là où l’on trouve dans les rues le moins de gens oisifs, flânant et observant ce qui se passe autour d’eux. Je la préférai dans un quartier pauvre et populeux, — attendu que là où les hommes et les femmes dont nous serions entourés auraient à lutter plus énergiquement contre les nécessités de la vie, nous risquions d’autant moins qu’ils eussent le temps ou prissent la peine de surveiller des étrangers tout à coup survenus au milieu d’eux. Tels étaient à mes yeux les grands avantages de cette élection de domicile ; mais elle en avait un autre non moins essentiel. Nous pouvions vivre à peu de frais avec le produit de mon travail quotidien ; nous pouvions ainsi consacrer jusqu’à notre dernier farthing à promouvoir le dessein, — le dessein légitime de redresser un tort infâme, — que j’avais en vue perpétuellement, sans jamais m’en laisser distraire.

Au bout d’une semaine, Marian Halcombe et moi nous avions réglé le cours de notre nouvelle existence.

Il n’y avait pas d’autres locataires dans la maison, et nous pouvions entrer et sortir sans traverser la boutique du rez-de-chaussée. J’établis pour règle, du moins jusqu’à nouvel ordre, que ni Marian, ni Laura, ne feraient un pas hors de la maison sans que je fusse avec elles, et que, venant à m’absenter du logis, elles ne laisseraient entrer personne, sous quelque prétexte que ce fût, dans les pièces réservées à leur usage. Ceci arrangé, j’allai trouver un ancien ami, — un graveur sur bois, pourvu d’une nombreuse clientèle, — et je lui demandai de m’employer, — ajoutant que j’avais des raisons pour souhaiter de rester inconnu.

Il en conclut immédiatement que j’avais des dettes, — me témoigna sa sympathie dans les termes accoutumés, et me promit de faire tout ce qu’il pourrait pour me venir en aide. Je ne cherchai pas à rectifier ses fausses idées, et j’acceptai le travail qu’il avait à me donner. Il savait qu’il pouvait se fier à mon expérience et à mon zèle. J’avais ce qu’il lui fallait avant tout, de l’application et de la facilité ; aussi, bien que mon gain fût médiocre, il suffisait à nos besoins. Dès que je me sentis assuré de ceci, nous mîmes en commun, Marian et moi, tout ce que nous possédions. Il lui restait, de son avoir, deux à trois cents livres sterling ; j’en avais gardé à peu près autant sur le prix qui m’avait été payé pour ma clientèle de professeur de dessin, avant mon départ d’Angleterre. Réunies, nos ressources allaient à plus de quatre cents livres sterling[1]. Je déposai ce petit capital dans une banque, où il devait rester exclusivement consacré aux dépenses de ces secrètes investigations que j’étais résolu à organiser, et à faire au besoin moi-même, si je ne trouvais personne pour m’assister. Nous calculâmes notre dépense hebdomadaire avec toute la rigueur possible, et nous ne touchions jamais à notre petit fonds, si ce n’est pour Laura ou dans ses intérêts.

L’ouvrage de la maison, qui aurait été fait par une domestique, si nous eussions osé introduire chez nous une personne étrangère, fut revendiqué dès le premier jour, revendiqué comme un droit, par Marian Halcombe. — Tout ce dont les mains d’une femme sont capables, disait-elle, matin ou soir, peu importe, les miennes le feront… Et pourtant, elles tremblaient, ces mains vers moi tendues. Ses bras amaigris, tandis qu’elle relevait les manches du grossier vêtement qu’elle avait endossé comme garantie de sécurité, racontaient la triste chronique du passé ; mais dans ses yeux brillait encore l’inextinguible flamme de son courage tout viril. Je voyais de grosses larmes s’amasser dans ses yeux, et tomber ensuite lentement le long de ses joues, tandis qu’elle me regardait. Avec un retour de son ancienne énergie, elle les essuya brusquement, et je retrouvai dans son sourire un faible reflet de cette animation qui la distinguait jadis. — Ne mettez point mon courage en doute, Walter, disait-elle, s’excusant… C’est ma faiblesse qui pleure et non pas « moi ». Le travail domestique la domptera, si je n’en puis venir à bout… Et, fidèle à sa parole, lorsque nous nous retrouvâmes, le soir, lorsqu’elle s’assit pour se reposer, elle avait remporté la victoire. Ses grands yeux noirs, qui exprimaient tant de fermeté, me lançaient encore quelques-uns de leurs éclairs d’autrefois : — Je ne suis pas encore tout à fait par terre, disait-elle ; je suis digne qu’on se fie à moi pour ma part dans l’œuvre commune… Et, avant que je pusse répondre, elle ajouta sur un ton plus bas : — Je suis digne aussi d’avoir ma part dans les risques et les dangers de l’avenir ; ne l’oubliez pas, l’heure venue…

L’heure venue, je m’en souvins.

Dès les derniers jours d’octobre, notre existence quotidienne avait sa règle ; et nous étions tous trois aussi complètement isolés que si la maison par nous habitée eût été une île déserte, et que le grand réseau de rues, les milliers de créatures semblables à nous dont nous étions entourés, eussent été les flots d’un océan sans limites. Je pouvais, maintenant, compter sur quelque répit pour me mettre à même de méditer le plan de ma campagne à venir, et les moyens de m’assurer, dès le début, les armes nécessaires à la lutte que j’allais entreprendre contre sir Percival et le comte.

J’avais écarté toute espérance de faire accepter, pour preuve de l’identité de Laura, soit mon témoignage personnel, soit celui de Marian. Alors même que nous l’eussions moins tendrement aimée, et si nous n’avions pas dû nous fier aux instincts de notre affection plus qu’à tout effort de logique, plus qu’à toute subtilité d’observation, son aspect seul eût suffi pour nous faire hésiter.

Les changements extérieurs, produits chez elle par les souffrances et les terreurs du passé, avaient accentué d’une manière effrayante, et de façon à nous laisser peu d’espoir, la fatale ressemblance qui existait entre elle et Anne Catherick. Dans mon récit du séjour que j’avais fait naguère à Limmeridge-House, j’ai noté, les ayant observées toutes deux, que cette ressemblance, si frappante qu’elle fût comme aspect général, offrait cependant d’importantes lacunes, quand on en venait à une comparaison minutieuse. Dans ce temps-là, les voyant ensemble et côte à côte, personne n’eût pu les prendre un seul instant l’une pour l’autre, ainsi que cela s’est vu fréquemment pour des enfants jumeaux. Maintenant, je n’aurais pu m’exprimer de même à ce sujet. Les souffrances et les chagrins que je m’étais autrefois reproché d’associer à l’avenir de Laura Fairlie, même dans une de mes pensées éphémères, avait empreint sur sa jeune beauté leurs stigmates profanateurs ; et la fatale ressemblance que je n’avais pu entrevoir sans un frémissement intérieur autrefois, et simplement par la pensée, était maintenant une ressemblance réelle et vivante, dont mes yeux mêmes m’affirmaient l’exactitude. Des personnes étrangères, de simples connaissances, — voire des amis qui ne l’auraient pas envisagée des mêmes yeux que nous, — si elle leur eût été montrée dès les premiers jours qui suivirent sa délivrance, auraient pu douter, et douter sans encourir le moindre blâme, que ce fût là cette même Laura Fairlie, jadis l’objet de leur admiration enthousiaste.

De plus, l’unique chance sur laquelle d’abord j’avais cru pouvoir compter, — celle qui consistait à évoquer chez elle le souvenir de personnes et de faits que nul imposteur ne pût connaître comme elle, — se trouvait, d’après notre récente et triste expérience, complètement annulée. Chaque petite précaution que Marian et moi prenions vis-à-vis d’elle, chaque petit remède que nous tentions pour fortifier, raffermir lentement ses facultés ébranlées et oblitérées, devenait une protestation nouvelle contre les dangers au-devant desquels nous irions, en forçant son esprit à se préoccuper d’un passé orageux et terrible.

Les seuls incidents du temps jadis que nous pussions nous hasarder à lui rappeler, étaient les menus détails domestiques de cet heureux temps passé à Limmeridge, alors que j’y étais allé pour lui donner des leçons de peinture. Le jour où je réveillai ce souvenir en lui montrant l’esquisse du kiosque-chalet qu’elle m’avait donnée le matin de nos adieux, et qui, depuis lors, ne m’avait jamais quitté, fut le point de départ d’une nouvelle ère d’espérance. Par degrés, et en usant de beaucoup de ménagements, nous lui rendîmes, en quelque sorte, l’aurore du souvenir de nos promenades d’autrefois, et ses pauvres yeux, d’où toute expression semblait bannie par la souffrance, fixèrent sur Marian et sur moi des regards où se lisait une sorte d’intérêt nouveau, un vague besoin de penser, flamme naissante qu’à partir de ce moment nous entretînmes avec un soin religieux. Je lui achetai une petite boîte à couleurs, et un album de tout point semblable à celui que j’avais vu dans ses mains le jour de notre première entrevue. Une fois encore, — une fois encore, ô joie ! — durant ces heures que je pouvais disputer au travail, sous les ternes clartés du jour de Londres, dans une misérable chambre de Londres, je me retrouvai à côté d’elle, guidant ses pinceaux indécis, venant en aide à ses faibles travaux. Jour par jour, je m’appliquai à fortifier ce nouvel intérêt, jusqu’à ce qu’il eût pris une place désormais assurée dans son existence vide et sans emploi ; — jusqu’à ce qu’elle en fût venue à penser à son dessin, à parler de son dessin, à s’y appliquer d’elle-même et sans secours, à retrouver quelques faibles reflets de l’innocent plaisir que mes encouragements lui donnaient naguère, à se réjouir de plus en plus de ses progrès ; sentiments qui appartenaient tous à la vie ancienne dont elle était déchue, au bonheur perdu de ses jours passés.

Nous relevions lentement, par cette naïve industrie, le niveau de son intelligence. Quand il faisait beau, nous l’emmenions avec nous dans un tranquille square de la vieille Cité, tout proche de notre domicile, et où rien ne devait ni la déranger ni l’alarmer. Sur les fonds déposés chez le banquier, nous prélevions, çà et là, quelques livres sterling pour lui procurer à la fois un peu de vin et la nourriture fortifiante en même temps que délicate dont sa santé réclamait impérieusement le secours. Nous l’amusions, le soir, avec des jeux de cartes à la portée des enfants, et avec des collections de dessins que je me procurais sans peine chez le graveur pour lequel je travaillais. — C’est ainsi, et par d’autres menues attentions du même genre, que nous prenions à cœur de la calmer, de la rendre à elle-même, et nous voulions tout espérer, nous encourageant mutuellement, de la patience et du temps, surtout de cette affection qui jamais ne la négligeait, jamais ne s’était laissée aller à désespérer de son avenir. Mais l’arracher sans pitié à sa solitude et à son repos ; la mettre en face de personnes étrangères, ou de connaissances indifférentes qui, pour elle, équivalaient presque à des inconnus ; susciter en elle les pénibles impressions de sa vie passée, après tant de soins consacrés, au contraire, à les effacer de sa mémoire, — ceci, nous ne l’osions, même dans son propre intérêt. Quelques sacrifices que cela dût coûter, quelques longs, fatigants, et désolants délais qu’il nous fallût subir, le tort qui lui avait été fait, si tant est qu’humainement il offrît quelque prise, devait être redressé sans son concours, et même complètement à son insu.

Cette résolution prise, il fallait décider ensuite comment nous irions au-devant des premiers dangers, et quelles devaient être nos premières démarches.

Après m’être consulté avec Marian, je résolus de commencer par grouper autant de renseignements que possible, de demander ensuite l’avis de M. Kyrle (sur qui nous savions pouvoir compter) ; de savoir de lui, tout d’abord, si le recours aux lois nous était suffisamment ouvert. Je devais bien aux intérêts de Laura de ne pas faire dépendre tout son avenir de mes efforts isolés, tant que j’aurais la moindre chance de fortifier notre position par un secours quelconque sur lequel on pût faire fond.

La première source d’informations à laquelle je recourus fut le « Journal » que Marian Halcombe avait tenu à Blacwater-Park. Il y avait dans ces notes, relativement à moi, des passages qu’elle préférait ne pas me laisser voir. En conséquence, elle me lisait elle-même le manuscrit, et je prenais, au fur et à mesure, les notes dont j’avais besoin. Nous ne pouvions nous procurer le temps nécessaire à ce travail qu’en veillant fort avant dans la nuit. Nous y consacrâmes trois soirées, et ce fut assez pour me mettre en possession de tout ce que Marian avait à m’apprendre.

Je m’employai ensuite à réunir autant de témoignages additionnels que je pus, sans trop éveiller de soupçons, m’en procurer au dehors. Je me rendis en personne chez mistress Vesey pour savoir si Laura se trompait ou non en affirmant qu’elle y avait couché. En cette occasion, par égard pour l’âge et les infirmités de mistress Vesey, — et ultérieurement, dans toutes les occasions semblables, par mesure de précaution, — je tins secrète notre position réelle, prenant soin de ne jamais parler de Laura que comme de « feu lady Glyde. »

La réponse de mistress Vesey à mes questions ne fit que me confirmer dans des appréhensions déjà conçues. Laura, bien certainement, s’était annoncée comme devant venir passer une nuit sous le toit de sa vieille amie ; mais jamais, ni de près ni de loin, cette promesse n’avait été tenue.

En cette circonstance, — et, j’avais à le craindre dans beaucoup d’autres, — sa pensée lui présentait confusément un simple projet conçu par elle comme un acte définitivement réalisé. Cette fausse lueur de l’intelligence, ce démenti involontaire qu’elle se donnait à elle-même, n’avaient rien qu’on ne pût expliquer ; mais il n’en était pas moins probable qu’on en tirerait contre elle des conséquences graves. Ils nous faisaient trébucher au premier pas ; ils mettaient dans l’ensemble de nos preuves une sorte de « paille » qui en altérait sérieusement la cohérence.

Lorsque ensuite je demandai la lettre que Laura avait écrite de Blackwater-Park à mistress Vesey, elle me fut remise sans l’enveloppe qui, jetée le jour même au panier, avait disparu depuis longtemps.

La lettre elle-même ne portait aucune date, pas même celle du jour de la semaine. Elle renfermait seulement ces lignes : — « Très-chère mistress Vesey, je suis dans de grandes anxiétés et dans de grands chagrins. Il se peut que j’aille vous trouver demain soir, et que je vous demande un asile pour la nuit. Je ne saurais, dans cette lettre, vous donner aucun détail. Je l’écris avec une telle peur d’être découverte, qu’il m’est impossible d’arrêter mon esprit sur quoi que ce soit. Veuillez, je vous prie, vous trouver chez vous quand j’irai. Je vous donnerai mille baisers et vous mettrai au courant de tout. — Votre Laura bien affectionnée. » Quel parti pouvait-on tirer de ces quelques lignes ? Aucun, bien certainement.

En revenant de chez mistress Vesey, j’engageai Marian à écrire (non sans observer les précautions dont j’usais moi-même) à mistress Michelson. Elle pourrait, si cela lui convenait, exprimer en général, quelques soupçons sur la conduite du comte Fosco, et devait demander à l’ex-femme de charge de nous fournir, dans l’intérêt de la vérité, une constatation précise des événements. Pendant que nous attendions la réponse, qui nous arriva au bout de huit jours, j’allai visiter le médecin de Saint-John’s Wood ; je me présentai comme envoyé de miss Halcombe pour compléter, s’il y avait lieu, les détails que M. Kirle avait pris le soin de se procurer, sur les derniers moments de « feu lady Glyde. » Assisté par M. Goodricke, j’obtins une copie du certificat mortuaire, et une entrevue avec la femme (nommée Jane Gould) qui avait été choisie pour les soins préliminaires de l’ensevelissement.

Par l’entremise de cette personne, je découvris aussi un moyen de me mettre en communication avec la domestique, Hester Pinhorn. Elle venait de quitter sa place, par suite d’un désaccord avec sa maîtresse, et logeait chez certaines gens du voisinage, connus de mistress Gould. Ce fut ainsi que j’obtins les Relations de la femme de charge, du docteur, de Jane Gould et de Hester Pinhorn, exactement telles qu’on les a précédemment trouvées dans ces pages.

Muni d’un surcroît d’enquête si important, je me crus suffisamment préparé à la consultation que je voulais avoir avec M. Kyrle. Marian lui écrivit, en conséquence, qui j’étais, lui marquant le jour et l’heure où je désirais m’entretenir avec lui en particulier.

Je trouvai, dans le cours de cette matinée, le temps de faire faire à Laura sa promenade habituelle, et de l’installer ensuite devant son dessin. Au moment où je m’apprêtais à quitter la chambre, elle leva les yeux sur moi, et je lus dans sa physionomie une sorte d’inquiétude inaccoutumée ; ses mains ensuite commencèrent, comme autrefois, à errer vaguement parmi les pinceaux et les crayons qui encombraient la table.

— N’est-ce pas, me dit-elle, que vous n’êtes pas encore fatigué de moi ? ce n’est pas pour cela que vous me quittez ? Je tâcherai de mieux faire, je tâcherai de me porter mieux. Vous suis-je aussi chère qu’autrefois, Walter, maintenant que me voilà si pâle, si maigre, et si lente à faire des progrès ?…

Elle disait exactement ce qu’un enfant eût pu dire, et me laissait lire dans sa pensée avec une candeur d’enfant. Je restai quelques minutes de plus : — je restai pour lui dire à quel point elle m’était plus chère, maintenant, qu’à aucune autre époque du passé : — Tâchez de vous rétablir, lui dis-je, encourageant le nouvel espoir que je voyais se faire jour dans son esprit. Tâchez de vous rétablir pour Marian et pour moi.

— Oui, se disait-elle, revenant à son dessin. Je tâcherai, parce qu’ils m’aiment bien tous les deux. Puis, relevant tout à coup la tête : — Ne soyez pas longtemps ! ajouta-t-elle. Mon dessin ne va pas vite, Walter, quand vous n’êtes pas là pour m’aider.

— Je reviendrai bientôt, chère enfant, je reviendrai bientôt, pour m’assurer que cela marche…

Ma voix, malgré moi, faiblit un peu. Je dus me contraindre pour quitter la chambre. Mais ce n’était pas le moment de renoncer à cet empire sur moi-même qui, dans le cours de cette même journée, pouvait m’être encore si utile.

En ouvrant la porte, je fis signe à Marian de me suivre sur l’escalier. Il fallait la préparer à une des conséquences que devaient avoir, tôt ou tard, je le sentais bien, mes allées et venues, à front découvert, dans les rues de Londres.

— Je serai de retour dans quelques heures, selon toute probabilité, lui dis-je ; et vous prendrez soin, comme à l’ordinaire, de ne laisser personne pénétrer ici en mon absence. Mais s’il arrivait quelque chose…

— Que peut-il arriver ? interrompit-elle vivement. Si vous entrevoyez quelque danger, Walter, dites-le moi sans détour, et je saurai bien y faire face.

— Le seul danger, répondis-je, c’est que la nouvelle de l’évasion de Laura ait pu rappeler à Londres sir Percival Glyde. Vous savez qu’il m’a fait guetter avant mon départ d’Angleterre, et que probablement il me connaît de vue, bien que je n’aie pas sur lui le même avantage…

Elle posa sa main sur mon épaule, et, dans une muette inquiétude, me contempla longuement. Je voyais qu’elle appréciait parfaitement la gravité du péril suspendu sur nos têtes.

— Il n’est pas probable, lui dis-je, que ma piste soit de sitôt retrouvée à Londres, ou par sir Percival lui-même, ou par les agents qu’il emploie ; mais il n’est pas absolument impossible qu’il arrive quelque accident. Cela étant, et si je manquais à revenir ce soir, il ne faudrait pas vous alarmer ; il faudrait, au contraire, trouver les meilleures défaites que vous pourrez, afin d’empêcher que Laura ne s’inquiète. Si j’avais la moindre raison de soupçonner qu’on a l’œil sur moi, je prendrais soin que nul espion ne pût m’escorter jusqu’à ce logis. Si loin qu’il puisse être ajourné, croyez, Marian, croyez fermement à mon retour ; croyez-y, et ne craignez rien !

— Bien ! répondit-elle avec fermeté. Vous n’aurez point à regretter, Walter, de n’avoir pour aide qu’une femme. Elle s’arrêta et me tint un instant de plus… Prenez garde ! me dit-elle en me pressant la main avec inquiétude, — au nom de Dieu, prenez garde !

Je la quittai ; je partis pour frayer la route aux découvertes, — route obscure, ambiguë, qui allait s’ouvrir à la porte de l’avocat.



  1. Plus de dix mille francs.