La Femme et la démocratie de nos temps/23

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CHAPITRE XXIII.


L’Europe, si petite quand on la compare aux autres parties du monde, présente un spectacle qu’on n’avait jamais vu. Tout change. L’empire romain tombe. Ce ne sont plus des peuplades peu nombreuses qui se déplacent comme ces peuplades illustres de

la Grèce et de l’Asie, ce sont des peuples innombrables et barbares, suivis de femmes, enfans, bagages, poussés vers l’Europe par le nord, le levant, le midi, qui fondent sur les pays comme la foudre, brûlent, pillent, dévastent ; avec aspect farouche, cruauté féroce, mœurs rudes, corps épais et robustes. Les citoyens de l’empire les prirent pour des hommes d’une nouvelle espèce ; leur langage faisait frémir ; leur mise, leurs armes étaient repoussantes ; ils se jouaient grossièrement de la vie et de la douleur ; quelques uns dépassèrent par leurs ravages et par leurs crimes tout ce qu’on avait encore connu.

Rome avait perdu sa domination : une religion la lui rend. Rome retrouve un empire universel, et prêche à ces masses débordées la fin du monde, qui les épouvante et les subjugue : une théocratie s’établit pour l’Europe entière, qui, soumise à cette première loi générale, se trouve engagée dans une voie commune.

Les peuples étaient venus en foule ; il leur fallut des siècles pour s’asseoir et se classer ; un long mouvement succéda à ce déplacement considérable. Qu’on juge la confusion de tels événemens ! Qu’on se représente les vainqueurs, les vaincus, les terres prises, partagées d’abord, réunies ensuite, données pour un temps, puis à vie, puis à toujours ! Qu’on s’imagine la quantité des lois et des réglemens ! Charlemagne trouve encore l’Europe dans une confusion qu’il augmente par ses conquêtes passagères ; au milieu des révolutions, la classification reprend sa marche : les vaincus relèvent la tête, les villes se fondent, des droits s’établissent, mille accidens hâtent ou retardent le cours naturel des choses. Aujourd’hui seulement nous dominons ces faits, nous sortons la tête des flots, mais quand on parle de la lenteur des gouvernemens, qu’on songe à ce qui a été fait jusqu’ici, au temps qu’il a fallu ! Chaque homme a trouvé sur la terre place, nom, famille et ville ; le pillage a cessé, la femme a été respectée, la justice est devenue facile. L’histoire d’Athènes, depuis Solon qui construit l’état, jusqu’à Démosthènes qui le voit tomber, est de deux siècles et demi ; la république romaine, depuis Brutus jusqu’à César, embrassant le plus beau développement du caractère et de l’esprit humain, a duré cinq siècles. Mais la barbarie, étendant ses horreurs jusqu’au 12e siècle, s’est prolongée durant huit siècles ! Comme la théocratie succéda à l’empire romain, l’ordre politique de même que chez les Hébreux (dont nous prenions les livres), sortit de la religion : le chef fut sacré par les prêtres : c’est Saül encore ; on attacha à la couronne des droits comme des des devoirs sacrés ; le roi, élu de Dieu, dut être fidèle à Dieu. La société s’organisa sous des idées grandes et pieuses : dans les bois de la Germanie, dans les plaines de l’Asie, chez les Scandinaves, le talent avait dominé : les prêtres ne firent d’abord que le consacrer. Ces peuples féroces ne suivaient que les forts, et bien sans doute que la richesse et la naissance soient vieilles comme la lumière et la matière, c’était le courage et le génie qui triomphaient et par le droit et par le crime. La race d’où sortit Charlemagne fit voir, quand déjà la société commençait à s’asseoir, comment les usurpations du génie recevaient la sanction des peuples et du sacerdoce.

Mais si à l’origine le talent régna ainsi, hâtons-nous d’avouer que c’était chez une classe peu nombreuse ; un homme du peuple élevé dans le palais pouvait renverser son maître, mais le grand nombre vivait au loin dans la barbarie et l’esclavage. Était-ce injustice ? c’était nécessité. Si ces peuples pouvaient à peine sortir d’une confusion profonde, comment les appeler à des droits politiques ? Quand les peuplades s’enfuirent éperdues de Pompéïa et d’Herculanum sous les torrens d’une pluie de flamme, leur demanda-t-on de marcher au pas et de garder les rangs ? L’homme, portant sur sa tête le poids de la nécessité, fut forcé et non injuste. Et par un effet merveilleux de l’harmonie et de la bonté qui règnent ici bas, dès que l’homme est dans une situation supportable, il l’aime et s’y habitue ; il en saisit les douceurs, il y met des beautés. Ainsi, quand la société se trouva si inégalement partagée, le peuple attacha un devoir religieux à son obéissance ; les chefs se chargèrent des vertus, et leur position, agrandissant leur ame et leur esprit, forma cette aristocratie chevaleresque à laquelle le monde moderne dut sa valeur, son élégance et son éclat.

Comme en Orient, la richesse et d’autres causes produisirent enfin des monarchies considérables ; pour plus de sûreté on fit quelques trônes héréditaires : l’usurpation en enleva plusieurs ; la pauvreté en maintint quelques autres électifs : les individualités perdirent leur première influence.

Cependant des causes de vitalité firent différer beaucoup l’Occident de l’Orient et le portèrent au dessus de toute comparaison : au lieu d’un climat énervant et des mille délices qui précipitèrent l’Orient civilisé, l’Europe, sous une autre latitude, eut partout un climat supportable, délicieux au midi, rude au nord, qui, par des moyens différens, développa également les forces ; la division du terrain, la proportion des empires, les lois féodales, secondèrent l’activité ; une religion fondée sur l’ancienne sagesse orientale, mais devenue si différente de l’Orient que l’Orient ne put la supporter, développa les esprits par ses livres admirables, depuis le Pentateuque jusqu’aux apôtres ; les plus grands hommes s’y laissèrent prendre ; elle disciplina les barbares avant que l’Occident, retrouvant les richesses originelles qu’il possédait dans son sein, ne s’appuyât de nouveau sur les lettres grecques et romaines. Tant de causes hâtèrent la marche et triomphèrent d’une religion qui, s’étant corrompue, faisait payer désormais trop cher les services obtenus. Les lettres rendirent aux grands hommes une importance qu’ils semblaient perdre individuellement, mais qui ne leur fit plus porter le sceptre ni commander l’armée. On avait vu l’intelligence jusqu’ici agir, monter à cheval, diriger l’Église, maudire, bénir, massacrer ; s’il y avait eu des légistes, ils s’étaient tenus à part dans leur profession ; on vit alors, comme dans l’antiquité, l’homme régner par sa pensée : une feuille de papier valut plus qu’un trône et qu’une épée, triompha de loin des préjugés, des prêtres, suivit et hâta la marche des temps. La pauvreté, si méprisée, si humble jusqu’alors, releva fièrement la tête, et la philosophie lui imprima une dignité que ne lui avait pu donner la religion du Christ ; mais ce pouvoir élevé dut se contenter long-temps de sa propre estime, se fier en secret à l’avenir ; les richesses, en éblouissant le peuple, conservèrent le pouvoir direct ; et peut-être la nature a trouvé du charme, durant cet apprentissage, à tenir dans l’obscurité, loin des petitesses du vulgaire, l’homme réservé à une gloire éloignée.

La conséquence naturelle des événemens, l’hérédité des fortunes, l’accroissement des familles et des empires, le besoin d’ordre, renforcèrent de plus en plus la société, qui devint une espèce de machine si puissante, si lourde, qu’aucun bras mortel ne put plus l’ébranler. Des races primitives, dotées à l’origine ; peu restèrent dignes du passé ; un petit nombre de nouvelles s’élevèrent ; un plus grand nombre dut tout à la faveur, n’ayant rien de ce qui avait rendu les races anciennes maîtresses des richesses ; les richesses, naissant de toute part, fondèrent un pouvoir matériel énorme, que l’esprit, par sa nature sublime, devait à la fois dédaigner, combattre et dompter. Le progrès des âges précipite aujourd’hui la lutte qui fut long-temps indécise ; long-temps sous l’égide de cette lourde et robuste société le genre humain prospéra.

L’esprit lui-même, discipliné par la misère à défaut de la vertu antique, prit au sein du peuple des vues universelles et prêta un organe aux masses assujéties. Un nouveau langage, celui de l’humanité et de la passion, se fit entendre dans la philosophie, la littérature, le théâtre, la politique ; on versa des larmes pour ses semblables ; et, chose singulière ! ce fut la philosophie et non la religion qui nous donna les vertus que la religion nous prêchait ; ce fut en abattant en France le christianisme corrompu, que la philosophie proclama les droits de la justice et de la pitié.