La Femme et la démocratie de nos temps/26

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CHAPITRE XXVI.


Trouverons-nous sur la terre l’exemple d’un peuple qui aura banni la science pour ne songer qu’à la vie matérielle, qui aura, en un mot, organisé les masses contre la supériorité ?

Nous trouverons ce peuple comme nous trouverons une religion analogue[1]. Combien les mêmes choses sont différemment comprises par les nations ! combien le génie de l’homme imprime un caractère particulier à ce qu’il saisit ! Jésus-Christ ne s’est pas transfiguré une seule fois sur la montagne, en présence de saint Pierre et de saint Paul, il s’est transfiguré pour autant de nations qu’il y en a depuis la Syrie jusqu’au Nord. Le solitaire exalté de la Thébaïde, le pontife ambitieux, le puritain rigide, est compris chacun le Dieu selon leur caractère, tantôt passionné, source d’amour et de délices ; tantôt brillant, vénal et formidable ; tantôt calme et rigoureux.

Tandis que le Midi versait pour lui des flots de sang, en légitimant toutes les tyrannies, le Nord fondait par lui cette liberté civile et religieuse qui fut établie aux États-Unis. Si la Caroline eut d’abord une aristocratie qui donna les grands hommes de la révolution américaine, si la loi de primogéniture fut transportée dans la Nouvelle-Angleterre ; après la révolution les principes de l’égalité triomphèrent : la loi fut abolie ; en peu d’années les héritages se partagèrent, la division des fortunes poussa la nation dans de mêmes voies : un continent s’ouvrait ; ou défricha les forêts ; les idées de la ferme s’établirent sans nulle autre de gloire ou d’ambition.

Colonie, les Américains avaient tout dû à la mère-patrie : courage, vaisseaux, lois, aristocratie. En ne gardant de ces présens que ceux qui assuraient la puissance matérielle pour rejeter l’aristocratie qui eût inspiré et développé leur caractère, ils se fixèrent dans une civilisation empruntée, sans invention et sans génie, qui mit de plus en plus les affaires dans la dépendance du peuple.

Mais quand on cite ce peuple comme un exemple, en comprend-on l’avenir ? Se tiendra-t-il toujours dans la bassesse ? Organisés pour la ferme, tant que les forêts fertiles s’étendront devant eux, les Américains seront fermiers ; mais le loisir et la richesse ne développeront-ils pas les passions ? leurs chefs n’en appelleront-ils jamais qu’à une démocratie grossière ? l’esprit opprimé ne se relèvera-t-il pas ? Les Américains sont hardis ; ils sont pieux ; et si leur religion manque d’éclat et de grandeur, elle ne manque ni de vertu ni de beauté. Déjà la puissance éveille l’ambition, déjà l’union menace de se dissoudre, déjà des différences éclatent entre le Nord et le Midi. Le Midi, moins actif et moins riche, mais plus brillant, plus spirituel, s’inspirant du climat, du soleil, des impressions qui ont départi la supériorité aux pays chauds, commence à montrer une hauteur qu’augmente l’habitude de régner sur des esclaves et de leur abandonner des travaux que le climat rend trop durs.

Actifs, agités, avec du bon sens, la connaissance du pays et des lois, les Américains, occupés des affaires publiques et d’autres, sont toujours en mouvement, soit pour la construction d’un chemin, d’un pont, soit pour une entreprise sur terre ou sur mer ; ils se risquent avec la même énergie au sein du désert, avides et aventureux ; et, dans l’absence d’une digne inspiration, ils cherchent la fortune comme d’autres ont cherché la renommée. Ceux du Nord n’attendent pas, comme les Européens, un vent favorable pour se mettre en mer : leurs vaisseaux partent au milieu des tempêtes ; la nuit, le jour, ils livrent au vent toutes leurs voiles ; de fréquens naufrages n’ébranlent point leur intrépidité : rien n’égale leur promptitude et leur économie ; commerçans héroïques, faute d’un plus noble objet, ils risquent leur vie pour l’argent ; la liberté, au dedans ni au dehors, n’inspire rien de beau ; la médiocrité règne. Si on a voulu abaisser l’homme, on n’a pu mieux réussir. Le peuple, qui est un mauvais électeur, quoi qu’on en ait dit, ne choisit que des gens communs. On est frappé de la vulgarité et de l’ignorance des représentans des États-Unis à Washington : le sénat seul a la dignité et l’éloquence, parce qu’une double élection le sépare davantage du peuple. Une instruction grossière règne assez généralement, mais le pays ne possède point de savans ; les magistrats changent chaque année : on les oublie ; nul souvenir ne reste pour la science et l’histoire ; les hommes capables se jettent dans le commerce, où ils font des fortunes considérables en détestant cet ordre de choses : quand les pauvres sont mécontens, ils se soulèvent ; mais les riches des États-Unis craignent pour leur fortune et se retirent : les juges seuls forment une sorte d’aristocratie. Ce peuple libre n’a pas seulement su défendre sa capitale ; quelques vaisseaux anglais ont foudroyé jusque dans Washington les bourgeois puritains. Ce peuple enfin, sans gloire et sans génie, est flatté par ses serviteurs avec plus de bassesse qu’on n’a jadis flatté les rois. Qui ne voit qu’il lui faut une autre inspiration ? Qui n’espère qu’il la reçoive tôt ou tard ? Le forum succèdera à la ferme, l’état à la commune. Cette race ne sera pas toujours si médiocre ; quelques hommes, s’emparant de ces élémens et leur donnant la couleur, appelleront à des jouissances morales ces armées de planteurs et de marchands.

La grandeur primitive de la race humaine sera rendu aux habitans des États-Unis, comme elle est départie à la race sauvage dépouillée par eux, qui, sortie vierge des mains du Créateur pour habiter cette terre, méprise les travaux sordides des Européens, leur oppose la guerre, la fierté, l’individualité, et s’enivre au fond de ses déserts d’une vie périlleuse, remplie d’émotion et de grandeur.

On s’aperçut promptement aux États-Unis que l’union n’était pas forte. Le peuple appela dans le danger pour la renforcer hommes, non pas qu’il aimait le plus, mais qu’il estimait le plus. Ceci est remarquable et confirme cette vérité que le peuple est un mauvais électeur ; ceux qu’il estimait n’étaient pas ceux qu’il aimait, et le danger seul les lui fit choisir. Ces hommes firent la constitution fédérale, qu’on dit la meilleure des États-Unis ; ils resserrèrent le gouvernement et élevèrent le sénat. Craignant la trop grande influence du peuple, et par là son asservissement, ils combattirent le danger par un commencement d’aristocratie naturelle. Le parti fédéraliste domina dans les crises qui donnaient une vie politique avant que la tranquillité et la ferme ne s’établissent. Ce parti sentit qu’il fallait une aristocratie légale, ou qu’il y en aurait une usurpatrice ; qu’il fallait une place pour les forces morales, ou qu’elles troubleraient l’État. Les autres pays ont commencé par les passions pour aller à l’égalité ; les États-Unis marchent désormais de l’égalité aux passions. La constitution fédérale s’établit au dessus des autres, et régna non sur des états, mais sur des individus, forte encore parce que les états sont au même degré de civilisation, parce que la forme du terrain y aide, et surtout parce qu’il n’y a encore ni voisins ni guerre.

Nous voyons quelle inquiétude les nègres causent au sud ; affranchis au nord, ils vivent misérables et mal traités ; au sud, esclaves et plus heureux, leur grand nombre pèsera dans l’avenir. Le nord, en les affranchissant, les a envoyés au sud ; le sud, qu’en fera-t-il ? ou bien les nègres, que feront-ils du sud ?

Les commencemens des États-Unis, d’ailleurs, la ferme et la liberté, valent mieux que la barbarie ; et s’ils ont plus d’instrumens tout faits que d’invention, c’est le caractère des colonies. Ce peuple nous montre comment l’égalité absolue ne produit rien de beau, comment une nation qui n’a été formée ni par la royauté, ni par l’aristocratie, est vulgaire, et comment, si le monde n’avait pas tout trouvé pour les États-Unis, ils n’auraient jamais fait faire un pas aux sciences, aux arts, ni à l’industrie.



  1. Voyez l’ouvrage de M. de Tocqueville sur la Démocratie en Amérique.