La Femme et la démocratie de nos temps/7

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CHAPITRE VII.


Depuis le commencement des sociétés, il y eut section de la morale et de la loi sur l’homme et de l’homme sur la loi ; de sorte que non seulement les gouvernemens, les idées sont changés, mais aussi l’homme, sa personne, ses affections, sa manière d’être. Si l’on faisait revivre un paysan du moyen âge, et qu’on le mît en présence d’un de nos paysans d’aujourd’hui, on verrait deux hommes différens de force, d’impressions, d’allure : celui du moyen âge serait plus grossier, plus animal ; ses sentimens seraient presque nuls ; ce serait un vilain, en un mot, puisqu’au rebours de Rome, où la culture fut honorée, le paysan dans nos terres conquises eut à supporter le long mépris de l’épée. Quand on va travailler sur la morale, il faut savoir distinguer le caractère inhérent à l’homme et son caractère variable : l’homme est fils, époux, père ; il conserve éternellement la même destinée ; mais il peut porter dans les sentimens des caractères si divers que, vivant sur un fond semblable, il est dans les extrémités opposées : ainsi, Moïse et Caton d’Utique sont mariés ; l’un tue sa femme si elle se donne à un autre homme ; celui-ci la cède lui-même à son ami et la reprend plus tard. Jésus-Christ rive à jamais les nœuds du mariage, et l’antiquité les dénoue selon la convenance.

Le caractère primitif de l’homme, qui est la base de la loi, peut donc se modifier ; il y a de plus des différences de races qui rendent les hommes plus ou moins sensibles à telle vertu ou à telle injure. Il y a des législateurs calmes et des législateurs exaltés ; les uns cherchent le bonheur et la paix, les autres songent à la beauté ; tous tiennent plus ou moins de leur temps, et s’inspirent de l’ordre moral où ils vivent. Plus les temps où ils agissent sont barbares, plus ils ont emprunté à ces temps ; car leur esprit n’a pu s’instruire nulle part que dans la barbarie ; si les temps sont éclairés, ils apportent aussi à leur pays des idées étrangères et puisent à différentes sources. À mesure que les temps s’éclairent, le législateur diminue de proportion et d’action ; chez les barbares, il est Dieu ; homme, chez nous, il cherche les intentions du ciel, mais il n’a plus pour lui le tonnerre et la foi. Il y aura donc des principes éternels et des principes variables : l’homme, éternellement père, fils, frère, amant, devra labourer la terre, souffrir, mourir ; éternellement ses passions perdront et retrouveront l’éclat ; éternellement il éprouvera des déceptions et ses jours seront mélangés. Étonné de vivre, s’effrayant de mourir, il trouvera la loi humaine cruelle ; il s’agitera sur la terre ; il cherchera quel créateur, quel maître l’a mis ici-bas. Placé sur la terre sans savoir comment, il pourra croire que c’est son devoir d’y rester, quoique rien n’indique qu’il n’ait pas droit de quitter violemment le poste.

La famille, l’union de l’homme et de la femme, le mariage, seront des lois éternelles ; mais le mode du mariage et sa durée varieront avec le caractère des peuples. Jésus-Christ, s’inspirant de l’amour qui dicte les engagemens sans terme, consacra la pureté, et rejetant le divorce établi par Moïse, enchaîna la nature dans les erreurs mêmes où elle peut tomber. Les Romains, qui restent les maîtres en tant de choses, avec la pureté de Jésus-Christ, avec l’instinct sublime des passions, honorèrent un sentiment unique, mais, n’exigeant pas de tous les hommes une égale perfection ou un égal bonheur, ils établirent le divorce. Le divorce suit les lumières et ce développement des intelligences cultivées qui souvent change un homme de vingt à trente ans.

Mais comment pourrait-on rejeter le mariage, la famille basée sur la nature de l’homme ? A-t-on pu parler de mobilité, de changemens perpétuels ? Chaque femme n’a-t-elle pas une grossesse de neuf mois ! Là est la question. N’a-t-elle pas un allaitement d’un an ? Sera-t-elle mère près d’un autre homme que le père de son enfant ? Quoi ! le créateur aurait-il établi si mal la paternité ? Si de tels cas se rencontrent, ce sont des exceptions : c’est un malheur ; la femme n’y consentira pas deux fois.

Étudions le genre humain à sa source, dans les villages et là où il est énergique chez les grands hommes. Nous verrons au village les affections de la jeunesse parvenir à l’âge mûr ; et, chez les grands hommes, nous trouverons le besoin des affections éternelles et profondes. Le cœur ne développe sa puissance que par la durée : il faut avoir aimé, étudié un homme, l’avoir accompagne au loin, soigné malade, quitté, retrouvé : il faut des événemens et des années pour faire une passion. Si vous observez les caractères tendres et timides, vous leur trouverez le besoin de la fidélité ; mais combien plus vous le trouverez chez les grands caractères. Sans doute des hommes et des femmes illustres, las d’être mal compris ou trompés, pressés par le besoin terrible d’aimer, ont jeté leurs sentimens au vent, sans espérance et sans illusion, quoique non pas sans douceur. Mais quand Dante livrait la fin de sa vie à des amours passagers, quel homme avait mieux senti une passion profonde, cette antique flamme célébrée par lui et par Virgile ?

Chose étrange ! qu’on veuille nous tenir à une morale barbare, fondée sur des instincts grossiers, qui nous défend des fautes qu’on ne connaît plus, qui nous interdit le divorce et la bestialité. Eh ! lapidons-nous devant la maison de son père la fille qui a perdu sa virginité ? La culture des esprits et l’égalité des fortunes sont surtout favorables à la délicatesse des mœurs, à laquelle l’ignorance et la richesse sont également contraires : la femme, comprenant la modestie, la pudeur, le charme des affections fidèles, n’est plus menacée de la mort. Durant la barbarie, on a pu demander à l’autre vie les récompenses pour la vertu : aujourd’hui, les récompenses pour la vertu sont sur la terre ; dans des jours de misère et d’inégalité, on a pu désirer avant tout un rang et des richesses ; au jour de l’égalité, on désirera les affections et l’intelligence, ce qui, avec le travail, donne le vrai bonheur et le véritable éclat. Quand par l’égalité la foule des hommes devient cultivée, c’est aux sentimens moraux qu’elle doit prétendre : car si tout homme n’est pas fait pour briller, tout homme est plus ou moins capable des sentimens de l’honneur et de la bonté. C’est par les femmes que ces sentimens se développent le mieux et que les hommes ont une vie intérieure, un foyer domestique, une existence au dessus de la vanité. En cultivant les femmes du peuple, on portera dans les classes marchandes ces sentimens civils, apanage d’un état libre. La moralité des femmes sera au profit des hommes, mais pour être loyale, il faut être libre, ni forcée, ni battue. Quand le pouvoir moral succède au pouvoir matériel, la femme ne craint plus les coups.

Les sentimens de la nature inspirent à l’homme la véritable égalité, qui naît surtout de l’humanité. Voyons la femme riche devenue mère : son éducation et sa richesse sont oubliées ; il y a une loi de maternité qui la rapproche de toutes les mères ; il y a une enfance confiée à sa tendresse, débile, dangereuse, qui l’intéresse à tous les enfans. La voici, marchant dans les promenades, suivie de son enfant aux bras de sa bonne ; elle regarde les enfans du même âge : elle les aborde, elle parle aux mères, elle questionne ; l’enfant est-il bien mis, est-il du peuple ? peu lui importe ; elle cherche s’il est beau, s’il est plus fort que le sien ; elle est jalouse de l’enfant du peuple en guenilles, s’il est vigoureux : examinant ses bras, ses membres, elle questionne également ses amies et ses servantes, pour savoir si elles ont été bonnes nourrices, si elles ont supporté avec plus ou moins de douleur la crise qui lie ensemble toutes les femmes. Une tendre pitié pour les mères pauvres, pour l’enfance mal nourrie, lui fait soulager l’infortune : cette loi, plus forte quand l’enfant est débile, se soutient quand l’enfant devient adolescent : les jeunes garçons du peuple, exposés à tant de dangers divers, attendrissent la mère qui voit son fils grandir pur et préservé des dangers de cet âge. Appelez ces mères à soigner l’éducation du peuple. Répandez au dehors cette tendresse maternelle qui, devenant violente chez la femme du monde, l’expose à mille tourmens et fatigue l’enfant qui en est l’objet ; cette tendresse excessive, qu’il ne partage pas au même degré, l’importune et l’inquiète, combattu entre son penchant pour le jeu, le hasard, le danger, et la crainte d’affliger sa mère. Jetez sur l’enfant du pauvre cette passion maternelle qui intéresse à l’enfance. Suivez l’indication de la nature qui, aussitôt qu’elle éveille chez l’homme un sentiment, le lie plus étroitement à son espérance, en la lui faisant chercher et étudier.