La Femme grenadier/21

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXI.


Au lever de l’aurore nous nous mîmes en route : mon cœur palpitait de joie en pensant que j’allais revoir mon frère ; mais je vous peindrais difficilement le bonheur et la satisfaction que j’éprouvai quand nous traversâmes le hameau où j’avais arrêté mon père. Les habitans vinrent au-devant de nous avec l’expression du plaisir : un d’eux demanda des nouvelles du petit grenadier. Durand me prit par la main, et me présenta à ces bonnes gens, qui firent éclater une joie indicible ; je passais successivement dans les bras des uns des autres, ils me dirent qu’ils suivaient exactement mes conseils, qu’ils étaient heureux, et n’oublieraient jamais qu’ils me devaient leur bonheur. La jeune veuve qui nous avait si bien accueillis, vint aussi jouir, disait-elle, du plaisir de me voir ; elle tenait un jeune enfant, nouveau né, dans ses bras ; elle m’apprit qu’elle avait épousé le maire, et que son sort était digne d’envie. Je souhaite, ajouta-t-elle, que la paix vienne bientôt nous rendre la joie et le bonheur, que vous preniez une femme, et qu’elle vous donne des enfans aussi vertueux que vous. Durand et Lavalé me regardèrent en souriant. Je remerciai ces bonnes gens des marques d’amitié qu’ils me prodiguaient, le détachement s’en trouva fort bien. On lui fit faire halte, et l’on nous apporta tout ce qu’on put trouver de meilleur.

Le soir, nous quittâmes le village comblés de bénédictions. Je leur promis que je les reverrais bientôt. En effet j’avais conçu le projet, en recevant leurs témoignages d’amitié, de venir au milieu d’eux passer le tems d’orage qui grondait sur la tête de mes amis. Heureuse inspiration ! puisque c’est dans cet asyle de paix où j’ai retrouvé l’amie de mon cœur, qui, obligée comme moi de fuir la persécution, y vint sous la livrée de l’indigence cacher le meilleur cœur et l’âme la plus candide qui existe. Les quatre mois que j’ai passés avec vous, au milieu de ces vertueux villageois, ont été les seuls parfaitement heureux, jusqu’au jour de ma réunion avec tout ce que j’ai de plus cher.

Deux jours après nous arrivâmes à Rennes. Dans les différens pays que j’ai parcourus, j’ai bien rencontré des gens divisés d’opinion, et se vouant une haîne implacable en raison de tel ou tel vœu, émis souvent plutôt par orgueil que par sentiment ; mais je n’en ai jamais trouvé qui se détestassent plus cordialement que les habitans de Rennes. Dans tous les quartiers que vous visitiez, il fallait changer de langage, de costume, de manière de vous présenter, sous peine d’être honnis.

Nous entrâmes dans la ville à la nuit tombante ; les portes en furent fermées, parce que Rennes était en état de siège ; et nous fûmes forcés de remettre notre visite à mon frère, au lendemain matin ; l’hôpital étant hors de la ville, dans un des fauxbourgs.

Lavalé fut porter une lettre à un aide-de-camp ami de Blançai, dans laquelle il le priait d’avoir pour nous les égards que nos malheurs exigeaient de tout être sensible. Je restai avec notre ami Durand pour attendre Lavalé. Un instant après il revint avec l’aide-de-camp, qui nous invita de venir passer la soirée chez une dame où il logeait, et qui recevait fort bonne compagnie.

Depuis si long-tems, repris-je, que je ne me suis trouvée en société, j’y serai fort gauche : dispensez m’en, je vous prie.

Il nous pria avec tant d’instances, que nous nous rendîmes à son invitation.

Nous trouvâmes, ainsi qu’il nous l’avait annoncé, un cercle nombreux ; la maîtresse de la maison était affable, et faisait parfaitement les honneurs de chez elle.

Depuis l’instant où la révolution a commencé, il est rare de voir plusieurs individus réunis sans qu’ils parlent des nouvelles du jour, de celles anciennes, des résultats qu’elles ont amenés, et des probabilités pour l’avenir.

Il était question alors de pamphlets qu’on avait colportés dans la ville : on en recherchait les auteurs.

Un monsieur de la société, trouvait fort mauvais qu’on arrêtât l’essor de la pensée. À quoi sert donc, disait-il, la liberté de la presse, si nous ne pouvons, comme autrefois, écrire que sur tel et tel sujet.

Permettez-moi, monsieur, repris-je, de vous faire une observation. Une liberté illimitée deviendrait fort dangereuse et dégénérerait en licence ; un gouvernement qui permettrait tous les sarcasmes, que l’imagination pourrait répandre contre lui, montrerait ou une trop grande faiblesse, ou serait assuré de sa force. Le régime sous lequel nous vivons n’est point encore assez affermi, pour que son silence ne lui devienne pas nuisible. Il faut donc qu’il sévisse contre ceux qui, comptant sur sa faiblesse, croyent pouvoir l’insulter impunément, et provoquer sa ruine. Je suis loin de blâmer les opinions, je les respecte même ; il ne dépend pas de nous d’être organisés de telle ou telle manière. J’estime un franc républicain, je ne méprise point un royaliste paisible ; mais j’ai en horreur celui qui allume dans la société les torches de la discorde, qui arme le frère contre le frère : nous en avons la preuve en ce moment ; de pareils êtres font le malheur de leurs contemporains. Ne voyons-nous pas autour de nous des Français, armés contre des Français : remontez à la source de cette guerre désastreuse, vous verrez que l’orgueil et l’ambition la suscitèrent. Pour être sans reproches, il faut être juste envers tous ; le pamphlet qu’on recherche aujourd’hui ne l’est envers personne. Il y a long-tems qu’on a dit que des injures ne sont pas des raisons : consultons notre propre intérêt, il dira qu’il vaut mieux persuader que tyraniser ; si cette maxime était gravée dans les cœurs, nous serions tous paisibles dans nos foyers.

J’approuve vos raisons, Citoyen, reprit le monsieur, avec une dérision bien marquée, vous êtes au service de la République, votre corps est dans un pays insurgé, et c’est le vrai moment de faire fortune ; je ne suis point surpris que vous trouviez mauvais qu’on attaque le gouvernement.

Vous tombez en contradiction avec vous même, lui dis-je, monsieur ; et tout en disant que vous adoptez mes raisons, vous me démontrez que vous avez mis de côté la maxime, que les injures ne sont pas des raisons. Je commence par vous déclarer que le sort m’a fait naître dans une caste qui a pour principe d’abhorrer la République ; que la révolution m’a privée de mon état, de ma fortune, et de tous les agrémens qui pourraient faire aimer la vie, quand on est encore dans l’âge où les événemens et les réflexions ne vous ont pas amené à l’apprécier à sa juste valeur : j’ai donc de fortes raisons pour ne pas aimer le régime actuel ; mais l’honneur, qui parle impérativement aux cœurs de tous les Français, me dit que je dois chérir ma patrie, détester ceux qui cherchent à la déchirer, et que mes ancêtres n’avaient acquis cette noblesse, dont ils se targuent, que parce qu’ils avaient servi cette même patrie, en proie aujourd’hui à toutes les factions. Voilà, monsieur, ma profession de foi ; vous en tirerez telle induction que vous voudrez.

Le ton ferme et honnête avec lequel je prononçai cette dernière phrase, imposa silence à l’auteur du pamphlet, car j’ai su, depuis, qu’il défendait son enfant.

L’aide-de-camp, qui nous avait menés dans cette maison, fût enchanté de ce que j’avais tenu tête à ce monsieur, qui était l’ennemi déclaré de tous ceux qui annonçaient tant soit peu de raison.

Le lendemain, aux portes ouvrantes, nous nous rendîmes à l’hôpital ; l’aide-de-camp, à qui Blançai nous avait adressés, nous donna une lettre pour l’officier qui commandait le poste ; il voulut bien aller prévenir mon frère, que deux de ses amis désiraient le voir : il eût l’adresse de l’amener par gradation, à nous nommer lui même : après quoi il nous introduisit.

Il était nécessaire que je susse que c’était mon frère que j’allais embrasser ; jamais je ne l’eusse reconnu, si l’on ne m’eût pas dit, voilà Saint-Julien. Je me précipitai dans ses bras, nos larmes se confondirent ; Lavalé était resté anéanti, heureusement nous lui donnâmes le tems, par nos embrassemens réitérés, de se remettre de son étonnement. Les deux amis s’embrassèrent avec ce plaisir sincère qui n’appartient qu’à des cœurs vraiment purs.

Vous avez vu le portrait de mon frère, et vous savez qu’il était d’une superbe figure ! Hé bien ! je le retrouvai avec un œil de moins, un coup de sabre au travers du visage, et un bras emporté ; ainsi mutilé, vous pensez qu’il avait le droit d’obtenir son congé ; aussi n’attendait-il que l’arrivée du commandant.

Saint-Julien avait sollicité les invalides, ayant appris les événemens de J… et n’espérant pas que le hasard me servirait assez bien pour obtenir ma liberté sans me faire connaître. L’asyle que j’ai réclamé, nous dit-il, me mettait à l’abri de toutes recherches, et me rapprochait de nos amis. Votre sort à tous deux m’inquiétait, mais j’ai une grande confiance dans le destin ; vous voyez qu’il commence à me récompenser, puisque j’ai le plaisir de me retrouver avec vous.

La gaîté de Saint-Julien ne l’avait point abandonné : j’en fis l’observation. C’est elle, nous dit-il, qui m’a fait supporter tous les maux dont j’ai été accablé. Durand vint nous rejoindre dans la journée ; je vous jure qu’elle fût une des plus heureuses que j’aie passées de ma vie.

Je proposai, et il fut résolu que nous fixerions notre demeure dans ce village, que vous connaissez, en attendant que le calme nous permît de nous réunir. Durand se chargea de nous y louer une chaumière, en retournant au quartier-général.

Peu de jours après, le commandant expédia le congé de mon frère, et nous reprîmes la route du hameau du bonheur.

C’est ainsi que Saint-Julien le nomma, lorsque sa santé le força de nous quitter pour aller aux eaux. Il y était encore lorsque mon heureuse destinée vous y amena.