La Femme pauvre/Partie 1/11

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G. Crès (p. 69-77).
Première partie


XI



Les incertitudes que l’honnête peintre aurait pu conserver encore se dissipèrent au déjeuner.

La métamorphose avait été aussi rapide que merveilleuse. Pélopidas, qui paraissait au courant des choses, ayant muni d’instructions très spéciales une habilleuse de la maison, la tremblante et joyeuse Clotilde avait disparu dans les profondeurs.

Cinquante minutes plus tard, le caricaturiste, qui ne s’ennuyait pas du tout dans ce lieu de pèlerinages, avait vu venir à lui une jeune femme très bien mise qu’il n’avait pas reconnue du premier coup et qui lui avait serré très doucement les deux mains, en silence, avec une expression sublime.

Clotilde était si naturellement, si simplement supérieure à sa condition que, même averti, l’observateur parisien le plus pénétrant n’aurait pas découvert la plus légère disparate pouvant déceler une transformation si soudaine.

Gacougnol, qui s’était malicieusement préparé à étudier les points de suture, en avait été pour ses frais et s’était senti pénétré d’une stupeur vraiment extraordinaire.

Et maintenant, dans ce café restaurant du boulevard Saint-Michel, où le cocher venait de les déposer, il cherchait encore à s’expliquer le miracle d’une distinction native dont le germe insoupçonné, charrié dans le courant mystérieux des descendances, après avoir traversé combien d’amalgames impurs ! avait fini par se développer en cette créature délicieuse.

La toilette de Clotilde était assurément sans aucun faste. C’était la mise la plus ordinaire d’une de ces trois cent mille piétonnes de Paris qui ont conquis l’univers sans dépasser les boulevards extérieurs. Costume noir de la plantigrade sans remords ou de la passante laborieuse que vingt mille romans ont décrit et dont le prix ne défraierait pas le déjeuner d’une souillonne Impératrice des Indes.

Mais elle portait cet attirail de guerre civile avec la même grâce naturelle que les libellules portent leur corselet de turquoise et d’or. Sa taille s’était redressée. L’armature impérieuse du vêtement féminin relevait désormais son buste et poussait en haut sa tête soucieuse que les mains pénitentielles de la Pauvreté avaient si longtemps courbée.

Le peintre critique, au comble de l’étonnement, braquait en vain toute son analyse, il ne trouvait pas l’ombre d’un écart véniel, d’une discordance ou d’un heurt dans les attitudes ou les façons.

Même la redoutable épreuve du déjeuner ne donnait aucun résultat désenchanteur. Il voulut savoir si elle levait le petit doigt de la main droite en portant son verre à ses lèvres. Elle ne le levait pas. Il ne remarqua pas non plus qu’elle éprouvât le besoin de se cacher la moitié du visage avec sa serviette en parlant au garçon qui les servait, ni qu’elle fit entendre une petite toux mélodieuse en rompant son pain. Elle ne s’écriait pas sur la nouveauté des choses se bornant à demander, avec l’ingénuité la plus rapide, les indispensables explications et ne s’excusant pas d’avoir bravement faim et soif, ainsi qu’il convenait à une robuste fille dont la faiblesse actuelle était surtout la conséquence de beaucoup d’années de privations et de chagrins noirs.

Enfin, tout en elle évoquait l’image d’une vive aiglonne grandie jusqu’alors dans les lieux obscurs, et reconnaissant aussitôt son ciel.

Dans sa parole et dans son visage, il y avait tout juste comme une impression de rapatriement et de renouveau.

Elle disait les mêmes choses qu’elle aurait pu dire quelques heures auparavant, étant toujours prisonnière dans le même cerceau d’idées pâles, circonscrites par un polygone de ténèbres. Mais elle les disait d’une voix plus ferme, que les imbéciles n’auraient pas manqué de croire ambitieuse, précisément parce qu’elle était timbrée d’une humilité plus profonde.

Sa physionomie n’était pas moins touchante et moins douce, et ses sublimes yeux avaient toujours leur intraduisible expression d’après l’orage, mais son sourire était à peine un peu moins navré.

On voyait qu’une peine immense persistait au fond de sa joie qui ne serait peut-être que d’un jour et bâtie avec l’illusion de l’illusion, comme les châteaux de vapeurs des enfants des pauvres.

Cependant l’excellent repas que lui donnait Gacougnol, et, surtout, le très bon vin de Bourgogne qu’il fit apporter, dissipèrent ou, du moins, refoulèrent jusqu’à la base du cimier noir de sa chevelure, le nuage mobile de son tourment.

— Ma chère Clotilde, disait Gacougnol, les anciens juifs avaient un nom pour chacun des deux crépuscules. Celui du matin s’appelait le crépuscule de la Colombe et celui du soir le crépuscule du Corbeau. Votre visage de mélancolie me fait penser à ce dernier… Je veux faire sur vous une grande épreuve. Supposez-moi, pour un instant, un très vieil ami que vous auriez perdu l’espérance de revoir et que vous avez eu la joie de rencontrer, il y a deux heures. Dites-vous, même, si vous le préférez, que je suis peut-être, qui sait ? le bonhomme providentiel, l’instrument désigné pour transformer votre existence, de même que j’ai transformé votre costume, — je ne sais pas comment, par exemple, — et racontez-moi bonnement votre histoire. Elle est douloureuse, j’en suis persuadé, mais je devine qu’elle n’est pas très compliquée ni très longue, et nous aurons encore le temps d’arriver au Jardin des Plantes. Est-ce trop vous demander ?… Vous comprenez bien, mon enfant, que j’ai besoin de vous mieux connaître. Je ne sais de vous que votre nom et c’est à peine si j’entrevois très confusément votre situation… Je me suis quelquefois amusé, comme tant d’autres, à faire raconter leur histoire à de malheureuses diablesses qui me débitaient d’immenses bourdes, me prenant de bonne foi pour quelque jobard, sans se douter que j’étudiais précisément leur façon de mentir… Avec vous, Clotilde, c’est autre chose. Je sens que vous ne devez pas mentir et je vous croirai. S’il y a quelque circonstance que vous ne vouliez pas ou que vous ne puissiez pas me dire, je vous en prie, ne mettez rien à la place. Deux lignes de points et passez outre. Voulez-vous ?

Et il enveloppa d’un regard avide cette Singulière qui déconcertait son expérience.

Clotilde l’avait écouté avec une émotion qui faisait battre ses artères. D’abord, une aspiration brusque lui avait entr’ouvert la bouche, comme si quelque vision passait devant elle, puis une fumée rose avait paru flotter un instant sur son visage et maintenant, elle regardait Gacougnol d’une manière si vraie, si candide qu’un rayon de lune, semblait-il, aurait pu descendre jusqu’à son cœur.

— J’y pensais, répondit-elle simplement.

Puis, vidant d’un trait sa petite coupe de vieux Corton et posant sa serviette sur la table après s’être essuyé les lèvres, elle se leva et vint s’asseoir sur le divan rouge à côté du peintre qui l’avait placée devant lui, en pleine lumière, pour l’étudier à son aise.

— Monsieur, dit-elle gravement, je crois, en effet, que vous avez été mis sur mon chemin par la volonté divine. Je le crois profondément. Je suis très sûre aussi que nul ne sait jamais ce qu’il fait, ni pourquoi il le fait, et j’ignore même si quelqu’un pourrait dire, sans craindre de se tromper, ce qu’il est exactement. Vous parliez d’un ami, d’un « vieil ami » que j’aurais pu perdre et que je croirais retrouver en vous. Cette parole était bien étonnante pour moi, je vous assure. Vous en jugerez vous-même, car je vais vous parler comme vous désirez que je vous parle, — comme je parlerais à cet absent que vous m’avez tant rappelé ce matin, aussitôt que vous avez eu compassion de ma peine. Je vais tout vous dire… S’il y a de la honte, ajouta-t-elle d’une voix un peu altérée, tant pis pour moi !

Alors, sans autre préambule, sans aucun lyrisme élégiaque et sans nul détour, sans atténuation ni apologie, elle raconta sa vie déflorée qui ressemblait à dix mille vies.

— Mon existence est une campagne triste où il pleut toujours.

Son voisin ne songeait plus à l’observer. Dompté par une simplicité inconnue, il savourait en silence, dans la région de son âme la plus ignorée de lui-même, la magique et paradoxale suavité de cette candeur sans innocence.

Pour la première fois, peut-être, il se demandait à quoi pouvait bien servir d’être si malin et d’avoir bêtement galvaudé sa vie dans les expérimentations ou les sondages les plus ambitieux, pour arriver à découvrir à fleur de trottoir, sous un pavé de la voie banale, cette source de cristal qui chantait si bien sa fraiche complainte.

— … Les paroles de ce Missionnaire, disait-elle, furent pour moi comme des oiseaux du Paradis qui auraient fait leur nid dans mon cœur…

Sans le vouloir et sans le savoir, elle ruisselait de ces familières images si fréquentes chez les écrivains mystiques. Le tissu léger de son langage qui laissait voir les formes pures de sa pensée, n’était presque rien de plus qu’un rappel constant des humbles choses de la nature qu’elle avait pu voir.

Cette Primitive se peignait naïvement elle-même avec les couleurs en très petit nombre qu’elle possédait, sans égard aux lois perspectives et aux différentes valeurs, ne craignant pas de faire avancer monstrueusement un horizon ou d’éclabousser de lumière certains points obscurs. Mais, toujours, elle apparaissait lointaine, minuscule, obombrée, comme exilée de son propre drame, — errante et perdue dans des sillons noirs, une petite lampe à la main.

Parfois, cependant, elle avait des mots étranges qui déchiraient ainsi que des éclairs, le fond de son âme : — J’ai cherché l’amour comme les mendiants cherchent les vipères ! — Quand j’ai frappé monsieur Chapuis, j’ai cru qu’il me poussait un chêne dans le cœur !… Et c’était tout. La transparente rivière continuait à travers les bocages de mancenilliers ou les clairières dangereuses de son récit.

Rien ne fut omis. Sa chute vulgaire fut racontée sans excuse, avec toutes les circonstances qui pouvaient la faire détester. Elle montra sa mère telle qu’elle était, sans amertume ni ressentiment, rappelant même deux ou trois conjonctures anciennes où cette sorcière avait paru l’aimer sans calcul.

Enfin, elle ondoya de la plus insolite poésie son auditeur, à qui elle apparut telle qu’une incroyable virtuose du Renoncement chrétien.

— Maintenant, dit-elle en finissant, vous savez tout ce que vous avez voulu savoir. Je ne pourrais pas être plus vraie si j’étais interrogée par Dieu. Pour que rien ne manque à ma confession, j’ajoute ceci. Lorsque, dans la voiture, vous m’avez dit que j’allais être habillée, après m’avoir fait mourir de peur en me disant exactement le contraire, une demi-heure auparavant, je vous assure que j’ai complètement perdu la tête, à force de joie. J’ai eu comme un éblouissement de folie et de cruauté. Nous allions très vite. Cependant j’aurais voulu que le cocher déchirât son pauvre cheval pour aller plus vite encore… Mais depuis que ce rêve s’est réalisé, je suis plus calme et j’espère que vous me trouverez tout à fait raisonnable.

Gacougnol fit un signe pour qu’on lui apportât l’addition, puis, ayant congédié l’homme à la soucoupe, se tourna vers Clotilde et lui tendant une honnête main qu’elle prit aussitôt, lui parla ainsi :

— Mon enfant, ou plutôt Mademoiselle, décidément — car je commence à me trouver ridicule d’être si paternel ou si familier, — j’ai connu de très hautes dames à qui j’enverrais bien volontiers vos hardes de ce matin. Votre confidence m’a donné pour vous une estime sans bornes, en même temps qu’un plaisir extrême que vous ne pouvez guère comprendre, car je vous ai écoutée en artiste et je passe pour un public assez difficile. Je suis donc peu capable de regretter ma curiosité. Cependant, elle a dû vous faire souffrir et je vous prie de me la pardonner… Ne me dites plus un mot, nous manquerions nos bêtes.

En voiture, l’infatigable parleur était devenu silencieux. Il regardait Clotilde avec une sorte de respect vague mélangé d’une évidente perplexité. Deux ou trois fois, il entr’ouvrit la bouche et la referma immédiatement comme la porte d’un mauvais lieu, sans avoir proféré une syllabe.

La jeune femme, attentive au mouvement de la rue, observait la consigne du parfait silence, et ils arrivèrent ainsi, pleins de leurs pensées, à la grille du Jardin des Plantes.