La Femme pauvre/Partie 1/12

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G. Crès (p. 77-87).
Première partie


XII



Gacougnol s’étant débarrassé de son cocher, ils marchèrent dans la direction présumée du pavillon des grands fauves. Mais l’un et l’autre connaissaient peu ce Jardin célèbre que fréquentent seuls les Parisiens du voisinage ou les étrangers et, naturellement, ils s’égarèrent.

Chemin faisant, Clotilde admira les zèbres et les antilopes qu’elle s’arrêta pour contempler amoureusement.

— Vous aimez beaucoup les bêtes ? lui dit le peintre, la voyant caresser un de ces charmants êtres dont les yeux ressemblaient aux siens.

— Je les aime de tout mon cœur, répondit-elle ; je voudrais qu’il me fût permis de les soigner et de vivre près d’elles dans une de ces petites maisons ravissantes qu’on leur a bâties. Leur voisinage me serait plus doux que celui de monsieur Chapuis.

Ce mot parut agir sur Gacougnol, qui se préparait visiblement à dire quelque chose de considérable, lorsqu’une main se posa familièrement sur son épaule.

— Tiens ! c’est vous, Marchenoir ! cria-t-il en se retournant. Je pensais à vous, il n’y a qu’un instant. Comment diable êtes-vous ici ?

— J’y suis presque tous les jours, répliqua le nouveau venu. Mais comment y êtes-vous vous-même ? Je vous assure que votre présence m’étonne…

À ce moment, ses yeux rencontrèrent Clotilde et devinrent légèrement interrogateurs. Gacougnol fonctionna sur-le-champ.

— Ma chère Clotilde, permettez-moi de vous présenter un de nos plus redoutables écrivains, Caïn Marchenoir. Nous l’appelons, entre nous, le grand Inquisiteur de France. Caïn, je recommande à votre admiration mademoiselle Clotilde… Maréchal, une amie que j’ai rencontrée ce matin, mais que j’ai dû connaître vers l’An Mil, dans un pèlerinage antérieur. C’est la poétesse de l’Humilité.

Marchenoir s’inclina profondément et dit à Clotilde :

— Mademoiselle, si mon ami ne se moque pas de moi, vous êtes ce qu’il y a de plus grand au monde.

— Alors, Monsieur, il se moque de vous, n’en doutez pas, répondit-elle en riant, et cela me surprend, car vous avez un nom terrible… Caïn ? ajouta-t-elle, dans une sorte d’effroi rêveur ; il n’est pas possible que ce soit votre vrai nom.

— Ma mère m’a fait baptiser sous le nom de Marie-Joseph, mais celui de Caïn figure très réellement sur le registre municipal, par la volonté formelle de mon père. Je signe Caïn quand je fais la guerre aux fratricides et je garde Marie-Joseph pour parler à Dieu… M’expliquerez-vous, mon cher Gacougnol, cette randonnée au Jardin des Plantes ?

— Je suis venu pour les lions, dit à son tour l’interpellé. J’ai quelques croquis à prendre et précisément nous cherchons leur tanière.

— S’il en est ainsi, vous ne m’aurez pas rencontré inutilement, car vous ne me paraissez pas très au fait et vous auriez certainement perdu la demi-heure de jour qui vous reste. En ce moment, les animaux féroces ne sont pas visibles pour la multitude. Mais je vais vous introduire dans leur maison. C’est un peu chez moi, vous savez.

Quelques minutes après, Marchenoir, ayant frappé trois coups maçonniques à la porte du « palais », entrait avec ses deux compagnons dans la galerie intérieure où les fauves achevaient leur repas du soir.

— Voici les lions, dit-il à Gacougnol, croquez-les à votre aise. Le belluaire en costume de garçon de bureau que vous voyez là fera semblant de vous oublier une demi-heure. Je viens d’arranger cela. Il compte bien entendu, que vous ne l’oublierez pas vous-même en sortant. Je vais causer un peu avec Mademoiselle.

S’éloignant alors de Pélopidas, qui avait déjà tiré son carnet, il emmena Clotilde à quelque distance et la mit en face d’un tigre superbe envoyé tout récemment par le gouverneur de Cochinchine. Ils étaient à deux pas de la bête, séparés d’elle seulement par une chaîne tendue au-devant de la formidable cage.

— Ne craignez rien, dit-il à sa compagne qui tremblait un peu, vous êtes hors de portée et, d’ailleurs, ce tigre est mon ami. Il est ici depuis trois semaines environ et il ne se passe guère un jour sans que je vienne le voir et le consoler. Oh ! notre conversation est ce qu’elle peut. Je ne me flatte pas de parler le tigre sans fautes, mais on se comprend. Voyez plutôt l’aimable accueil !

Le tigre qui, d’abord, s’était dressé de toute sa taille contre les barreaux, avait, en effet, paru se calmer à la voix de son visiteur. Il retomba sur ses pattes antérieures, éteignit la puissante rumeur de ses cordes, et parcourut sa cage d’une extrémité à l’autre, évoluant, chaque fois, par le train de derrière, de façon à ne pas perdre un instant de vue Marchenoir qu’il fixait de ses yeux d’avare défiant, particuliers à cette race de félins et qui lui ont valu, en grande partie, son exceptionnelle réputation de cruauté.

Enfin, sur un regard plus appuyé du dompteur, il se retourna et s’étendit de son long, adossé au pied de la grille. Alors, à l’inexprimable terreur de Clotilde, qui n’eut pas même la force de pousser un cri, Marchenoir, penché sur la mobile barrière, passa la main sur le dos de la bête formidable qui s’étira voluptueusement sous la caresse, en exhalant un rauquement prolongé dont frémirent toutes les parois.

— Vous le voyez, Mademoiselle, dit-il après avoir accompli cette politesse, on calomnie beaucoup ces créatures admirables, que j’excuserais, pourtant, d’être enragées de leur ignoble prison. Pensez-vous que ce pauvre tigre soit si effrayant ? Il était dans sa belle forêt de l’Inde, il y a quelques mois à peine, et maintenant, il meurt de froid et de chagrin sous les yeux de la canaille. C’est pour cela que nous nous aimons. Quelque chose l’avertit, sans doute, que je ne suis pas moins triste et moins exilé que lui-même. Mais nous avons encore d’autres affinités. Le nom diffamé de sa race correspond à celui de Caïn, dont vous me savez accoutré, et mon autre nom de Joseph n’implique-t-il pas la belle robe rayée du patriarche enfant dont vous voyez que ce captif est revêtu ? Je ne saurais vous dire à quel point je me sens solidaire de la plupart des animaux qui sont ici et qui me semblent, en vérité, bien plus près de moi que beaucoup d’hommes. Il n’y en a pas un seul, je crois, dont je ne puisse dire qu’il m’a secouru dans la détresse du cœur ou dans la détresse de l’esprit. On ne remarque pas que les bêtes sont aussi mystérieuses que l’homme et on ignore profondément que leur histoire est une Écriture en images, où réside le Secret divin. Mais aucun génie ne s’est encore présenté, depuis six mille ans, pour déchiffrer l’alphabet symbolique de la Création…

Cet étrange Marchenoir ayant été fort décrit dans un autre livre[1], il serait oiseux de réitérer ici sa peinture. Mais l’ignorante Clotilde, qui le voyait et l’entendait pour la première fois, s’étonna d’un homme qui avait l’air de parler du fond d’un volcan et qui naturalisait l’Infini dans les conversations les plus ordinaires.

L’instruction très primaire de la jeune femme, et surtout l’horrible dénûment intellectuel de son entourage, l’avaient peu préparée aux incartades souvent inouïes de ce contemplateur nostalgique, de qui certaines aperceptions en arrière étaient quelque chose de déconcertant.

Néanmoins, la droiture de sa raison l’avertissait d’une présence intellectuelle qu’il ne fallait pas mépriser. Instinctivement, elle devinait là de la profondeur et de la grandeur et, bien qu’elle eût à peine compris, elle sentit tout à coup la joie d’une pauvresse morfondue qui s’appuierait, sans le savoir, au mur d’un four seigneurial où cuirait le pain des mendiants.

— La Création dit-elle… Je sais que l’esprit humain ne peut la comprendre. J’ai même entendu dire qu’aucun homme ne pouvait rien comprendre parfaitement. Mais, Monsieur, parmi tant de mystères, il y en a un surtout qui me confond et me décourage. Voici, par exemple, une belle créature, innocente, malgré sa férocité, puisqu’elle est privée de raison. Pourquoi faut-il qu’elle soit, en même temps, privée de sa liberté ? Pourquoi les animaux souffrent-ils ? J’ai vu souvent maltraiter les bêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cette injustice exercée sur de pauvres êtres qui n’ont pas mérité, comme nous, leur châtiment.

— Ah ! Mademoiselle, il faudrait demander auparavant où est la limite de l’homme. Les zoologistes qui font leurs petites étiquettes à deux pas d’ici vous apprendraient exactement les particularités naturelles qui distinguent de toutes les espèces inférieures l’animal humain. Ils vous diraient que c’est tout à fait essentiel de n’avoir que deux pieds ou deux mains et de ne posséder, en naissant, ni des plumes ni des écailles. Mais cela ne vous expliquerait pas pourquoi ce malheureux tigre est prisonnier. Il faudrait savoir ce que Dieu n’a révélé à personne, c’est-à-dire quelle est la place de ce félin dans l’universelle répartition des solidarités de la Chute. On a dû vous enseigner, ne fût-ce qu’au catéchisme, qu’en créant l’homme, Dieu lui a donné l’empire des bêtes. Savez-vous qu’à son tour Adam a donné un nom à chacune d’elles et qu’ainsi les bêtes ont été créées à l’image de sa raison, comme lui-même avait été formé à la ressemblance de Dieu ? car le nom d’un être, c’est cet être même. Notre premier ancêtre, en nommant les bêtes, les a faites siennes, d’une manière inexprimable. Il ne les a pas seulement assujetties comme un empereur. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées, cousues à lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant à son destin. Pourquoi voudriez-vous que ces animaux qui nous entourent ne fussent point captifs, quand la race humaine est sept fois captive ? Il fallait bien que tout tombât à la même place où tombait l’homme. On a dit que les bêtes s’étaient révoltées contre l’homme, en même temps que l’homme s’était révolté contre Dieu. Pieuse rhétorique sans profondeur. Ces cages ne sont ténébreuses que parce qu’elles sont placées au-dessous de la Cage humaine qu’elles étançonnent et qui les écrase. Mais, captifs ou non, sauvages ou domestiques, très près ou très loin de leur misérable sultan, les animaux sont forcés de souffrir sous lui, à cause de lui et par conséquent pour lui. Même à distance, ils subissent l’invincible loi et se dévorent entre eux, — comme nous-mêmes, — dans les solitudes, sous prétexte qu’ils sont carnassiers. La masse énorme de leurs souffrances fait partie de notre rançon et, tout le long de la chaîne animale, depuis l’homme jusqu’à la dernière des brutes, la Douleur universelle est une identique propitiation.

— Si je vous comprends, Monsieur Marchenoir, dit Clotilde en hésitant, les souffrances des bêtes sont justes et voulues par Dieu qui les aurait condamnées à porter une très lourde partie de notre fardeau. Comment cela se peut-il puisqu’elles meurent sans espérance ?

— Pourquoi donc, alors, existeraient-elles et comment pourrions-nous dire qu’elles souffrent, si elles ne souffraient pas en nous ? Nous ne savons rien, Mademoiselle, absolument rien, sinon que les créatures, déraisonnables ou sages, ne peuvent souffrir en dehors de la volonté de Dieu et, par conséquent, de sa Justice… Avez-vous observé que la bête souffrante est ordinairement le reflet de l’homme souffrant qu’elle accompagne ? En quelque lieu de la terre que ce soit, on est toujours sûr de rencontrer un esclave triste suivi d’un animal désolé. L’angélique chien du Pauvre, par exemple, dont les guitares de la romance ont tant abusé, ne vous semble-t-il pas une représentation de son âme, une perspective douloureuse de ses pensées, quelque chose enfin comme le mirage extérieur de la conscience de ce malheureux ? Quand nous voyons une bête souffrir, la pitié que nous éprouvons n’est vive que parce qu’elle atteint en nous le pressentiment de la Délivrance. Nous croyons sentir, comme vous le disiez à l’instant, que cette créature souffre sans l’avoir mérité, sans compensation d’aucune sorte, puisqu’elle ne peut espérer d’autre bien que la vie présente et qu’alors c’est une effroyable injustice. Il faut donc bien qu’elle souffre pour nous, les Immortels, si nous ne voulons pas que Dieu soit absurde. C’est Lui qui donne la Douleur, parce qu’il n’y a que Lui qui puisse donner quelque chose, et la Douleur est si sainte qu’elle idéalise ou magnifie les plus misérables êtres ! Mais nous sommes si légers et si durs que nous avons besoin des plus terribles remontrances de l’infortune pour nous en apercevoir. Le genre humain paraît avoir oublié que tout ce qui est capable de pâtir depuis le commencement du monde est redevable à lui seul de soixante siècles d’angoisses, et que sa désobéissance a détruit le précaire bonheur de ces créatures dédaignées par son arrogance d’animal divin. Encore une fois, ne serait-il pas bien étrange que la patience éternelle de ces innocents n’eût pas été calculée par une infaillible Sagesse, en vue de contrepeser, dans les plus secrètes balances du Seigneur, l’inquiétude barbare de l’humanité ?

La voix de cet avocat des tigres était devenue vibrante et superbe. Les bêtes féroces le regardaient curieusement de tous les points de la galerie sombre et le vieil ours canadien lui-même parut attentif.

Clotilde, profondément étonnée, laissait aller toute son âme à cette parole qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait entendu. Elle écoutait des pieds à la tête, incapable d’une objection, configurant, comme elle pouvait, sa pensée à la pensée de ce pathétique démonstrateur.

À la fin, pourtant, elle se hasarda :

— Il me semble, Monsieur, que vous devez être assez rarement compris, car vos paroles vont plus loin que les idées ordinaires. Les choses que vous dites paraissent venir d’un monde étranger que ne connaîtrait personne. J’ai donc beaucoup de peine à vous suivre et, je l’avoue, le point essentiel est toujours obscur pour moi. Vous affirmez que les bêtes partagent la destinée de l’homme qui les entraîna dans sa chute ! Soit. Vous ajoutez qu’étant privées de conscience et n’ayant pas à souffrir pour elles-mêmes, puisqu’elles n’ont pu désobéir, elles souffrent nécessairement à cause de nous et pour nous. Cela, je le comprends moins. Cependant, je peux encore l’admettre comme un mystère qui n’a rien de révoltant pour ma raison. J’entends bien que la douleur ne peut jamais être inutile. Mais, au nom du ciel ! ne doit-elle pas profiter aussi à l’être qui souffre ? Le sacrifice, même involontaire, n’appelle-t-il pas une compensation ?

— En un mot, vous voudriez savoir quelle est leur récompense ou leur salaire. Si je le savais pour vous l’apprendre, je serais Dieu, Mademoiselle, car je saurais alors ce que les animaux sont en eux-mêmes et non plus, seulement, par rapport à l’homme. N’avez-vous pas remarqué que nous ne pouvons apercevoir les êtres ou les choses que dans leurs rapports avec d’autres êtres ou d’autres choses, jamais dans leur fond et dans leur essence ? Il n’y a pas sur terre un seul homme ayant le droit de prononcer, en toute assurance, qu’une forme discernable est indélébile et porte en soi le caractère de l’éternité. Nous sommes des « dormants », selon la Parole sainte, et le monde extérieur est dans nos rêves comme « une énigme dans un miroir ». Nous ne comprendrons ce « gémissant univers » que lorsque toutes les choses cachées nous auront été dévoilées, en accomplissement de la promesse de Notre Seigneur Jésus-Christ. Jusque-là, il faut accepter, avec une ignorance de brebis, le spectacle universel des immolations, en se disant que si la douleur n’était pas enveloppée de mystère, elle n’aurait ni force ni beauté pour le recrutement des martyrs et ne mériterait même pas d’être endurée par les animaux.

À ce propos, j’aimerais à vous dire une singulière histoire, une bien singulière et bien triste histoire… Mais j’aperçois Gacougnol qui nous fait des signes. S’il veut m’honorer de la même attention que vous, je pense qu’il me sera profitable à moi-même de la raconter.

  1. Le Désespéré. (Edition Soirat, la seule approuvée par l’auteur.)