La Femme pauvre/Partie 2/10

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G. Crès (p. 283-288).
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Deuxième partie


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Le malheur est une larve accroupie dans les lieux humides. Les deux bannis de la Joie crurent flotter dans des limbes de viscosité et de crépuscule. Le feu le plus ardent ne parvenait pas à sécher les murs, plus froids à l’intérieur qu’au dehors, comme dans les cachots ou les sépulcres, et sur lesquels pourrissait un papier horrible.

D’une petite cave haineuse que n’avait certainement jamais élue la générosité d’aucun vin, parurent monter, au commencement de la nuit, des choses noires, des fourmis de ténèbres qui se répandaient dans les fentes et le long des joints d’un géographique parquet.

L’évidence d’une saleté monstrueuse éclata. Cette maison, illusoirement lessivée de quelques seaux d’eau, quand elle attendait des visiteurs, était, en réalité, gluante, à peu près partout, d’on ne savait quels sédiments redoutables qu’il aurait fallu racler avec un labeur sans fin. La Gorgone du vomissement était accroupie dans la cuisine, que l’incendie seul eût été capable de purifier. Dès la première heure, il avait fallu installer un fourneau dans une autre pièce. Au fond du jardin, de quel jardin ! persévérait un amas de détritus effrayants que le propriétaire avait promis de faire enlever et qui ne devait jamais disparaître.

Enfin, tout à coup, l’abomination. Une odeur indéfinissable, tenant le milieu entre le remugle d’un souterrain approvisionné de charognes et la touffeur alcaline d’une fosse d’aisances, vint sournoisement attaquer la muqueuse des locataires au désespoir.

Cette odeur ne sortait pas précisément des latrines, à peu près impraticables, d’ailleurs, ni d’aucun autre point déterminé. Elle rampait dans l’étroit espace et s’y déroulait à la manière d’un ruban de fumée, décrivant des cercles, des oves, des spirales, des lacets. Elle ondulait autour des meubles, montait au plafond, redescendait le long des portes, s’évadait dans l’escalier, rôdait d’une chambre à l’autre, laissant partout comme une buée de putréfaction et d’ordure.

Quelquefois elle semblait disparaître. Alors on la retrouvait au jardin, dans ce jardin des bords du Cocyte, clos d’un mur de bagne capable d’inspirer la monomanie de l’évasion à un derviche bancal devenu équarrisseur de chameaux atteints de la peste.

Ce que fut pour les naufragés l’existence des premiers jours, il n’y a que l’ange préposé à la flagellation des Âmes qui pourrait le dire.

La puanteur est un fourrier qui court en avant des Larves cruelles, quand il leur est permis de remonter du fond de l’abîme, et la peur froide l’accompagne. Certaines circonstances trop affreuses pour n’être pas réelles et, d’ailleurs promptement suivies, de quelle rafale d’horreur ! ne permirent pas à Clotilde d’abord, et à son mari ensuite, de douter qu’ils ne fussent tombés, pour la trempe surnaturelle de leur courage, dans un de ces lieux maudits, que ne désigne comme tel aucun cadastre fiscal, où l’Ennemi des hommes prend son délice et se met à califourchon.

Le petit Lazare, paraissant indisposé depuis le désarroi funèbre de l’emménagement, sa mère dormait seule, près de lui, dans une chambre du rez-de-chaussée qu’on avait trouvée un peu moins sinistre que les autres. Léopold, fermait avec soin toutes les issues et gagnait une cellule fétide à l’étage supérieur.

Dès la seconde nuit, Clotilde fut arrachée au sommeil par des coups d’une violence extrême frappés à la porte extérieure, comme si quelque malfaiteur essayait de l’enfoncer. L’enfant dormait et le père, dont elle crut entendre de loin la respiration égale et sonore, ne semblait pas avoir été troublé. Le vacarme avait donc été pour elle seule. Glacée de terreur et n’osant bouger, elle invoqua les âmes pieuses des morts qu’on dit puissantes pour écarter les sombres esprits. Le lendemain, elle n’en parla pas, mais il lui resta, de cette première visitation de l’Épouvante, une anxiété lourde, une transe de catacombes dont elle eut le cœur crispé.

D’analogues avertissements lui furent donnés les nuits suivantes. Elle entendit une voix panique hurlant à la mort. Des heurts mystérieux d’impatience et de colère firent sonner les cloisons et jusqu’au bois de son lit. Affolée, hagarde, ayant la sensation d’une griffe dans ses cheveux, mais craignant de partager ce hors-d’œuvre d’agonie avec son malheureux homme, elle fit venir un prêtre de la paroisse pour bénir la maison.

« Pax huic domui et omnibus habitantibus in ea… Seigneur, tu m’arroseras avec l’hysope et je serai net ; tu me laveras et je serai blanchi plus que la neige. Exauce-nous, Seigneur saint, Père tout-puissant, éternel Dieu, et de tes cieux daigne envoyer ton saint ange pour qu’il garde, réchauffe dans son sein, protège, visite et défende ceux qui résident en cet habitacle. Par le Christ Notre Seigneur. »

La nuit qui vint sur cette bénédiction fut paisible, mais celle d’après, ah ! Jésus très obéissant qui sortîtes de la mort et du tombeau, quelle épouvantable nuit !

Un cri inhumain, un croassement de supplicié par les démons mit la pauvre femme sur son séant, yeux dilatés, dents claquantes, membres disloqués par le tremblement et cœur poussé, comme le battant d’une cloche d’alarme, contre les parois de ce flanc qui avait porté un enfant de Dieu. Elle se jeta au berceau de son fils. L’innocent n’avait pas cessé de dormir et la clarté pâle de la veilleuse le montrait si pâle qu’elle chercha son souffle.

Elle fut alors frappée de cette circonstance qu’il dormait trop depuis une semaine, qu’il dormait presque continuellement et qu’il avait toujours froid aux pieds. Comprimant une crise de sanglots, elle le prit très doucement dans ses bras et le porta près du feu.

Quelle heure pouvait-il être ? Elle ne le sut jamais. Il pleuvait un silence énorme, un de ces silences qui font perceptible la rumeur des petites cataractes artérielles…

L’enfant exhale une plainte faible. La mère ayant essayé vainement de le faire boire, il s’agite, paraît soudain tout égaré, jette ses bras mignons contre l’Invisible, à la manière des puissants qui meurent, et commence le râle de son agonie.

Clotilde, comblée d’effroi, mais ne comprenant pas encore que c’est la fin, met la tête du cher souffrant sur son épaule, dans une position qui l’a plus d’une fois calmé, et se promène longtemps en larmes, le suppliant de ne pas la quitter, appelant à son secours les Vierges Martyres à qui les lions ou les crocodiles mangeaient les entrailles pour l’amusement de la populace.

Elle voudrait bien la présence de son mari, mais elle n’ose élever la voix et l’escalier est si difficile dans les ténèbres, surtout avec un pareil fardeau ! À la fin, le petit être tombe de son cou sur son sein, et elle comprend.

— Léopold ! notre enfant meurt ! crie-t-elle d’une voix terrible.

Celui-ci a dit plus tard que cette clameur l’avait atteint dans son sommeil, comme un bloc de marbre atteint le plongeur au fond d’un gouffre. Accouru tel qu’un projectile, il n’eut que le temps de recueillir le dernier frisson de cette commençante vie, le dernier regard sans lumière de ces yeux charmants dont l’azur clair se faïença, s’émailla d’une vitre laiteuse qui les éteignit…

En présence de la mort d’un petit enfant, l’Art et la Poésie ressemblent vraiment à de très grandes misères. Quelques rêveurs, qui paraissaient eux-mêmes aussi grands que toute la Misère du monde, firent ce qu’ils purent. Mais les gémissements des mères et, plus encore, la houle silencieuse de la poitrine des pères ont une bien autre puissance que les mots ou les couleurs, tellement la peine de l’homme appartient au monde invisible.

Ce n’est pas exactement le contact de la mort qui fait tant souffrir, puisque cette punition a été si sanctifiée par Celui qui s’est appelé la Vie. C’est toute la joie passée qui se lève et gronde comme un tigre, qui se déchaîne comme l’ouragan. C’est, en une manière plus précise, le souvenir magnifique et désolant de la vue de Dieu, car tous les peuples sont idolâtres, vous l’avez beaucoup dit, ô Seigneur ! Vos tristes images ne savent adorer que ce qu’elles croient voir, depuis si longtemps qu’elles ne vous voient plus, et leurs enfants sont pour elles le Paradis de Volupté.

Or il n’y a pas d’autre douleur que celle qui est racontée dans votre Livre. In capite Libri scriptum est de me. On a beau chercher, on ne trouvera pas une souffrance hors du cercle de feu de la tournoyante Épée qui garde le Jardin perdu. Toute affliction du corps ou de l’âme est un mal d’exil, et la pitié déchirante, la compassion dévastatrice inclinée sur les tout petits cercueils est, sans doute, ce qui rappelle avec le plus d’énergie le Bannissement célèbre dont l’humanité sans innocence n’a jamais pu se consoler.