La Femme pauvre/Partie 2/9

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G. Crès (p. 277-283).
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Deuxième partie


IX



La naissance, longtemps attendue, d’un fils fut un événement plus considérable que l’abolition définitive de la durée, pour ces deux buveurs d’extase. Ils se crurent mariés depuis quelques heures seulement et s’étonnèrent d’avoir ignoré l’Amour. Un gouffre nouveau s’ouvrit au fond de leur double abîme qu’ils pensaient être cousin germain des concavités du firmament.

Il faut laisser la monographie de telles ivresses aux jeunes bonshommes en condition littéraire, dont c’est l’office de divulguer impuissamment l’âme humaine à des maquereaux inattentifs. Ces deux êtres, plus grands, à coup sûr, qu’il n’est permis dans une société postérieure à tant de déluges, apparurent tout à coup privés d’haleine et pâles de sollicitude, penchés sur un petit pauvre.

Ils le nommèrent Lazare, du nom de ce Druide qu’on a déjà vu et que Léopold choisit pour parrain, de préférence à Marchenoir qui lui paraissait tout de même un arbre bien sombre pour abriter un berceau.

Clotilde, en vraie fille d’un peuple autrefois chrétien, ne voulut pas entendre parler de nourrice, intuitivement assurée que les mercenaires donnent, en même temps que leur lait, un peu de leurs âmes obscures ou contaminées aux Innocents qu’on leur abandonne, quand elles ont la bonté de ne pas les faire mourir.

Le petit Lazare, exceptionnellement vigoureux et beau, fut une fleur éclatante sur le sein de sa mère, et Léopold, qui aimait à travailler auprès d’eux, se persuada qu’un reflet infiniment doux de quelque clarté inconnue émanait de cette présence et se répandait sur sa peinture comme un duvet de lumière…

Les œuvres du grand artiste, à cette époque de sa vie, ses dernières œuvres, hélas ! ont la marque de cette péripétie sentimentale où disparurent les teintes violentes, les heurts farouches des tons, les séditions brusques de la couleur qui donnaient à ses enluminures plus qu’étranges une originalité si forte.

Peu à peu, tout se fondit, s’éteignit dans une espèce d’aqua-tinte pâteuse que délimitait un raide contour. Druide, un certain soir, se détourna d’une feuille que l’infortuné plaçait devant lui, feignit un étourdissement et regarda Clotilde avec des yeux si hagards qu’elle comprit que le malheur frappait à leur porte.

Léopold devenait aveugle. Du moins, il était menacé de le devenir.

Quelque temps auparavant, forcé de travailler une nuit, il avait tout à coup cessé de voir, comme si les deux grosses lampes qui l’éclairaient s’étaient brusquement éteintes. Attribuant le phénomène à un excès de fatigue, il s’était couché à tâtons et le matin, la clairvoyance revenue, s’était borné à en parler avec insouciance, affectant de croire que c’était une chose très simple qui ne valait pas qu’on s’en mît en peine. Silencieusement, Clotilde se prépara à souffrir.

Bientôt, en effet, les troubles reparurent. Un spécialiste consulté prononça que tout travail d’enluminure devait être interrompu, qu’il fallait même y renoncer absolument, sous peine de cécité.

Ce fut un très rude coup. Léopold aimait passionnément son art, cet art, qu’il avait créé, ressuscité, qu’il avait forcé de reparaître vivant et jeune, quand on le croyait si mort que le souvenir même s’en effaçait. Elle était tellement à lui, cette peinture qui remontait l’escalier des siècles et qui ressemblait aux rêves d’un enfant profond !

Qu’allait-il faire maintenant ? Depuis plusieurs années, il ne subsistait que de son pinceau et n’avait jamais songé une minute à « réaliser des économies ». Ah ! oui, des économies ! Les puissances inférieures, les salopes et implacables puissances dont se prévaut, contre les cœurs solitaires, l’identique bassesse du Nombre, ne pardonnent pas. Elles ont des représailles sûres et mortelles. Léopold cessant de peindre, la misère se jeta sur lui, comme les bêtes gluantes sur un beau fruit mûr que le vent a détaché de sa tige.

Il fallut, presque immédiatement, chercher quelque autre moyen de vivre. Les démarches affreuses commencèrent. Plus de recueillement, plus de paix érémitique. C’en était, fait de la tente de velours bleu pâle, dans la clairière silencieuse où l’émeraude et le corail d’une végétation de livre d’heures se profilaient, avec une tendresse mélancolique, sur l’or d’un ciel byzantin. Tout cela, c’était fini pour jamais. Il fallut se noyer l’âme dans les malpropres soucis d’argent, dans la purulence des égoïsmes sollicités, dans le cloaque des poignées de main.

Les anciennes façons de gentilhomme écumeur de cet indiscipliné qui, naguère, semblait toujours parler à ses contemporains avec des pincettes, n’avaient pu lui faire un nombre considérable d’amis. Quand on le vit par terre, ce fut la curée des sourires, des condoléances venimeuses. Sans doute, ses allures s’étaient modifiées d’une manière qui pouvait passer pour miraculeuse, depuis qu’il était heureux ; mais il avait, du même coup, tellement disparu qu’on ne s’en doutait guère. D’ailleurs, il était avantagé, ainsi que la plupart des individus célèbres, d’une légende spéciale — espèce d’eau-forte si énergiquement mordue par l’Envie qu’aucune transfiguration ou métamorphose de l’original n’est capable de l’altérer.

D’un autre côté, son mariage avait scandalisé les oiseaux pourris ou les poissons recommandés par le vomito-negro, qui promulguent, à Paris, les décrets d’un monde puant dont la vieille morale, — expulsée avec horreur des plus basses boutiques de prostitution, — cherche sa vie dans les ordures.

On lui avait attribué les restes du malheureux Gacougnol. Quelques facéties agréables, dans le goût de la sauce Léopold, avaient même agrémenté la chroniquaille de certains journaux que ne lisait pas le solitaire, — fort heureusement pour les turlupins qui tremblaient dans leurs culottes, bien qu’ils se dissimulassent avec attention sous des coquillages d’emprunt.

Le ménage connut les expédients qui font frémir et qui font pleurer, la vente successive des objets aimés dont on croyait ne pouvoir jamais se séparer, le changement de certaines habitudes qui semblent adhérer au principe même de la puissance affective, la suppression graduelle et si douloureuse de toutes les barrières de la vie intime et cachée que ne réalisent jamais les pauvres. Surtout il fallut déménager. Oh ! ceci fut le plus dur.

Leur jolie ruche paisible et claire, aux environs du Luxembourg, était pour Léopold et Clotilde le lieu unique, l’endroit privilégié, la seule adresse qu’ils eussent donnée au bonheur. Ils l’avaient meublée de leurs émotions d’amour, de leurs espérances, de leurs rêves, de leurs prières. Même les souvenirs lugubres n’en avaient pas été écartés. Atténuées fil à fil par une bénédiction venue si tard, les tristesses d’autrefois s’y entrelaçaient avec les joies neuves, comme des figures de songe qu’une tapisserie aux couleurs éteintes aurait fait flotter sur les murs.

Puis, leur enfant était né là. Il y avait vécu onze mois, pendant lesquels avait recommencé la tribulation, et son image de merci était pour eux dans tous les coins.

Au moment d’abandonner cette retraite, les malheureux se crurent exilés de la paix divine. Arrachement d’autant plus cruel que le nouveau gîte où les transplanta la nécessité leur parut sinistre. L’ayant visité par un tiède soleil de fin d’automne, ils l’avaient jugé habitable, mais la pluie froide et le ciel noir du jour de l’installation le transformèrent à leurs yeux épouvantés en une sorte de taudion humide, sombre et vénéneux qui leur fit horreur.

C’était un pavillon minuscule au fond d’une impasse du Petit Montrouge. Ils l’avaient loué en haine des petits appartements, espérant échapper ainsi aux promiscuités ignobles des maisons de rapport. Trois ou quatre autres bicoques du même genre, habitées on ne savait par quels saturniens et calamiteux employés, exhibaient, à la distance de quelques mètres, leurs hypocondres façades badigeonnées d’un lait de chaux aveuglant et séparées les unes des autres par une végétation poussiéreuse de cimetière suburbain qu’empuantirait le voisinage d’une gare de marchandises ou d’une fabrique de chandelles.

Espèce de petite cité bourgeoise, à prétention de jardins, comme il s’en trouve dans les quartiers excentriques, où d’homicides propriétaires tendent le traquenard de l’horticulture à des condamnés à mort.

Ceux-ci furent accueillis, dès le seuil, par tous les frissons. Clotilde, grelottante et consternée, roula aussitôt son petit Lazare dans un amas de couvertures et de châles, ne songeant qu’à le préserver de l’humidité glaciale, singulière, et attendit, avec une angoisse jusqu’alors inconnue, que les déménageurs eussent fini.

Hélas ! ils ne devaient jamais finir, en ce sens que, jusqu’au dernier instant de sa vie, la pauvre femme devait garder l’impression actuelle du désordre triste et banal de ces quelques heures.