La Femme pauvre/Partie 2/14

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G. Crès (p. 303-311).
Deuxième partie


XIV



Voilà donc leur vie changée. Il n’y a plus de cauchemar, plus de peste, plus de vermine. On est sorti du nuage de plâtre. Mais ce qui reste est bien assez pour qu’on y succombe.

Tout à l’heure, au moment où les rattrapait ce trop véridique récit et lorsque Clotilde, attendant son cher mari, pleurait sur les pieds du grand crucifix, l’unique objet de quelque valeur qui leur restât, la douce créature avait sans doute revu, dans l’irradiation torrentielle et synoptique de la pensée, ce qui vient d’être raconté en tant de mots. Elle l’avait même revu, c’était bien certain, d’une manière plus poignante, plus détaillée.

Cette amertume, cependant, aurait pu ne pas être sans douceur, si la condition présente avait été moins dure et le très prochain avenir moins effrayant. Au contraire, toutes les menaces étaient sur eux. La vue de Léopold s’affaiblissait de jour en jour, et le sphinx de la subsistance quotidienne se faisait indevinable de plus en plus.

Sur le conseil d’un éditeur qui lui faisait de chiches avances, il venait d’entreprendre une divulgation littéraire de son mystérieux et tragique pèlerinage au Centre africain. Raisonnablement on pouvait espérer le succès de la tentative, mais quelle besogne pour un malheureux qui n’avait jamais écrit !

Son étonnante femme l’aidait de toutes ses forces, de toute l’intuition de son âme, écrivant sous sa dictée, l’aidant à porter, à classer les matériaux ; lui faisant remarquer parfois de lumineuses corrélations qui amplifiaient les épisodes jusqu’à leur donner un sens d’humanité générale ; rectifiant, avec une spontanéité incroyable, la pensée par l’expression, et révélant au narrateur la magnificence évocative de certaines images qu’il avait lui-même conçues.

Autant qu’il était possible, ce fut, en une nouvelle manière, l’enluminure continuée pour Léopold qui ne cessait de bénir et d’admirer sa compagne. Malheureusement, ce travail d’érection d’une pyramide par deux enfants n’avançait qu’avec une extrême lenteur. Trop souvent aussi il fallait tout lâcher pour se mettre à la recherche d’un morceau de pain.

Ils songèrent à consulter Marchenoir, qui ne se montrait plus depuis quelque temps. Ils venaient même de lui écrire, lorsque Druide éperdu vint leur annoncer sa mort…

Ce fut une catastrophe énorme, une désolation qui les écrasa. Et quelle pitié sur cette mort ! Quelle pitié !

Seul, dénué de tout, n’ayant pas même obtenu un prêtre, ce chrétien des catacombes n’avait pu compter que sur un miracle pour être fortifié au dernier instant.

On n’avait pas été averti du danger et tout le monde arriva trop tard. Il n’y eut personne pour recueillir les dernières paroles de celui qui avait si grandement parlé toute sa vie, et que les hommes refusèrent si obstinément d’écouter !

Assassiné par la plus féroce misère, il eut son repos dans le même lieu que l’enfant de Léopold qui ne l’avait précédé que de quelques mois, et les deux sépultures très humbles furent peu éloignées l’une de l’autre. Le rude sommeil des gisants ne fut pas troublé par le bruit des pas de ceux qui convoyèrent le nouveau dormeur. Oh ! non, une mouche les eût comptés, mais ils pleurèrent véritablement.

La pitié haute et surnaturelle, qui assume le remords des implacables, paraît être la transfixion la plus douloureuse. Une demi-douzaine de navrés, qui ne parlaient pas, sentit en ce jour, à une profondeur extraordinaire, que la seule excuse de vivre c’est d’attendre la « Résurrection des morts », comme il est chanté au Symbole, et que c’est une vanité terrible de s’agiter « sous le soleil ».

Où trouver une intellectualité plus dévorante, plus formidablement pondérée, plus capable de broyer et d’arrondir tous les angles de la table de Pythagore, mieux faite pour vaincre ce qui paraît invincible, que le lamentable qu’on portait en terre ?

La force qu’on pouvait croire plus que suffisante pour dompter les monstres de la Sottise ou les cétacés pervers s’était épuisée contre des sacs d’excréments, contre des gabions de tripes humaines !

Réduit à vivre hors du monde, il y avait vécu comme les Turcs hors de Byzance, menace permanente et effroyable pour une société en putréfaction.

Mais voilà qu’on en était enfin délivré ! Quelle joie pour les vendus, pour les vendeurs, pour les capitulards de toutes les forteresses de la conscience, pour « les chiens qui remangent ce qu’ils ont vomi et les truies lavées qui se replongent aussitôt dans les immondices », pour les hongres ou les chameaux employés au déménagement d’un peuple, qui fait descendre, avec précaution, ses lois et ses mœurs par l’escalier en colimaçon de l’Abîme !

On allait, sans doute, illuminer. Pourquoi donc pas ? Dans tous les cas, il pouvait compter sur une belle presse, pour la première et dernière fois, l’écrivain hardi que le lâche silence de tous, à commencer par les plus fiers, avait étouffé ! La racaille des feuilles publiques allait pouvoir s’accroupir sur lui. Rien à craindre désormais. Les sagittaires ne lancent pas de flèches du fond des tombes et les glapissements de la réclame leur sont inutiles.

Léopold, ivre de douleur, se disait que c’était tout de même prodigieux qu’il ne se fût jamais rencontré un seul homme parmi ceux qui décernent le potin pour dénoncer aux crachats de la multitude cette iniquité ! Pas un, c’était à confondre !

Des trois ou quatre autour desquels flottait encore un semblant de quelque chose, aucun, fût-ce dans l’ivresse et pour soutenir un pari dément, n’avait crié :

— J’entends n’être pas complice d’une aussi salope conspiration. Il me chaut très peu que tel ou tel bonze ait été rossé plus ou moins fraternellement par ce Caïn à qui nul ne peut reprocher une vilenie de plume, et qui est, sans contredit, l’un des grands écrivains français. Quelque prostitué que je sois, je me vomis, à la fin, de toujours entendre chuchoter qu’un magnanime qui n’a pas vénéré nos lupanars doit être frappé dans le dos par des escarpes aux pieds de velours et des maquereaux tremblants ! Je vais donc m’offrir l’héroïque fredaine de parler pour celui dont les paladins et les gladiateurs osent à peine murmurer le nom. Je rugirai même, s’il est en mon pouvoir de rugir, et il ne sera, sacrebleu ! pas dit que j’ai attendu que ce vaillant crevât de misère pour danser ostensiblement autour de son corps, avec les Papous et les cannibales, enfin rassurés !…

Druide, qui gémissait dans les mêmes griffes que Léopold, se rappela tout à coup — on ne sait comment viennent ces choses ! — un poème de Victor Hugo qui l’avait émerveillé.

Un astronome annonce une comète colossale qui ne pourra être vue, avec d’excessives angoisses, que par une lointaine postérité. Le prophète, montré au doigt tel qu’un maniaque dangereux, meurt bientôt après dans l’ignominie. Pluie d’années sur sa tombe. Le pauvre homme n’est plus qu’un petit tas d’ossements émiettés dont personne ne se souvient. Son nom, gravé dans la pierre, a été rongé alternativement par les deux solstices. Les honnêtes gens qu’il terrifia, et qui l’abattirent comme une rosse, jouissent maintenant d’une paix profonde, car ils sont eux-mêmes, pour la plupart, couchés dans le voisinage.

Mais l’heure est venue, la minute, la seconde calculée, il y a si longtemps, par cette poussière, et voici que l’immensité s’illumine et qu’apparaît le monstre de feu, traînant dans le ciel une chevelure de plusieurs milliards de lieues !…

Si l’homme est plus noble que l’univers, « parce qu’il sait qu’il meurt », l’analogie sidérale évoquée par le cerveau du peintre grandiose de la populace de Byzance n’avait ici rien d’extravagant.

Certaines œuvres de Marchenoir, lancées naguère dans les froids espaces et que la scélératesse imbécile avait cru fourrer en même temps que lui sous la terre, éclateraient certainement un jour, et pour plus d’un jour, sur les fronts épouvantés d’un siècle nouveau, à la manière d’une vaticination redoutable qui annoncerait la fin des fins.

Seulement, alors, il ne serait plus en la puissance d’aucun mortel de consoler la victime, de serrer amicalement cette main mangée, de verser l’électuaire de la bonté dans cette famélique bouche d’or désormais absente, de donner le spectacle de la compassion fraternelle à ces tristes yeux dont l’orbite même aurait disparu.

« Ne pas rendre justice aux vivants ! écrivait Hello. On se dit : Oui, sans doute, c’est un homme supérieur. Eh ! bien, la postérité lui rendra justice.

« Et on oublie que cet homme supérieur a faim et soif pendant sa vie. Il n’aura ni faim ni soif, au moins de votre pain et de votre vin, quand il sera mort.

« Vous oubliez que c’est aujourd’hui que cet homme supérieur a besoin de vous, et que, quand il se sera envolé vers sa patrie, les choses que vous lui refusez aujourd’hui et que vous lui accorderez alors lui seront inutiles désormais, à jamais inutiles.

« Vous oubliez les tortures par lesquelles vous le faites passer, dans le seul moment où vous soyez chargé de lui !

« Et vous remettez sa récompense, vous remettez sa joie, vous remettez sa gloire, à l’époque où il ne sera plus au milieu de vous.

« Vous remettez son bonheur à l’époque où il sera à l’abri de vos coups.

« Vous remettez la justice à l’époque où vous ne pourrez plus la rendre. Vous remettez la justice à l’époque où lui-même ne pourra la recevoir de vos mains.

« Car il s’agit ici de la justice des hommes, et la justice des hommes ne l’atteindra ni pour la récompense ni pour le châtiment, à l’époque où vous la lui promettez.

« À l’époque où vous lui promettez la rémunération et la vengeance, les hommes ne pourront plus être pour le Grand Homme ni rémunérateurs ni vengeurs.

« Et vous oubliez que celui-là, avant d’être un homme de génie, est d’abord et principalement un homme.

« Plus il est homme de génie, plus il est homme.

« En tant qu’homme, il est sujet à la souffrance. En tant qu’homme de génie il est, mille fois plus que les autres hommes, sujet à la souffrance…

« Et le fer dont sont armés vos petits bras fait des blessures atroces dans une chair plus vivante, plus sensible que la vôtre, et vos coups redoublés sur ces blessures béantes ont des cruautés exceptionnelles, et son sang, quand il coule, ne coule pas comme le sang d’un autre.

« Il coule avec des douleurs, des amertumes, des déchirements singuliers. Il se regarde couler, il se sent couler, et ce regard et ce sentiment ont des cruautés que vous ne soupçonnez pas…

« Quand nous étudions ce crime, vis-à-vis du ciel et de la terre, nous sommes en face de l’incommensurable… »

Et expecto Resurrectionem mortuorum ! murmura Druide, le visage ruisselant de larmes ; oui, vraiment, il n’y a que cela.

Clotilde, se souvenant de sa première conversation avec l’ami des tigres captifs, se demandait si les bêtes féroces ne seraient pas admises à témoigner pour leur avocat défunt contre la malice affreuse des hommes.

Telles étaient les pensées des uns et des autres, au bord de la fosse où ce fou de l’Isle-de-France, ayant voulu dire on ne sait quoi, fut étranglé par les sanglots.