La Femme pauvre/Partie 2/15

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G. Crès (p. 311-322).
Deuxième partie


XV



Parc-la-Vallière est une des banlieues les plus banales de Paris. Banale et morose au delà de toute expression. L’amante fameuse de Louis XIV y posséda réellement un parc, dit-on, lequel existait encore, il y a trente ou quarante ans, mais dont ne subsiste plus le moindre vestige. Le domaine dépecé a été vendu par lots innombrables à une éligible postérité de la valetaille des putains du roi, descendance balourde et avaricieuse qu’il serait puéril d’interroger sur les Trois Personnes Divines.

Le village obèse qui a remplacé la futaie somptueuse d’autrefois est une caque de petits propriétaires serrés et aplatis les uns sur les autres, au point, semble-t-il, de ne pouvoir faire aucun usage de leurs œufs ni de leur laitance.

Anciens domestiques devenus capitalistes à force de gratter leurs maîtres, ou commerçants de faible calibre retirés enfin du négoce, après avoir vendu à faux poids des marchandises avariées pendant la moitié d’un siècle, ils donnent, en général, l’exemple des cheveux blancs et de quelques vertus accroupies recommandées par l’expérience.

Le reste des notables se recrute parmi les employés de divers bureaux parisiens, idolâtres de la nature qu’exalte l’odeur du fumier et qui combattent les hémorrhoïdes par les étapes.

À l’exception des acacias ou des platanes rôtis de l’avenue principale, on chercherait vainement un arbre honnête dans ce pays qui fut un bois. L’un des signes les plus caractéristiques du petit bourgeois, c’est la haine des arbres. Haine furieuse et vigilante qui ne peut être surpassée que par son exécration célèbre des étoiles ou de l’imparfait du subjonctif.

Il ne tolère, en frémissant de rage, que les fruitiers, ceux qui rapportent, mais à la condition que ces végétaux malheureux rampent humblement le long des murs et n’offusquent pas le potager, car le petit bourgeois aime le soleil. C’est le seul astre qu’il protège.

Léopold et Clotilde étaient là, très près du cimetière de Bagneux et ils avaient quelques mètres de terre cultivable devant leur maison. Ces deux circonstances avaient déterminé leur choix. Bien que privés d’ombre et grillés la moitié du jour, ils se réjouissaient d’un peu d’air fluide et d’un semblant de tranquillité.

Oh ! rien qu’un semblant et qui n’était pas pour durer, car ils ne se voyaient pas au bout de leurs peines et sentaient toujours sur eux la Main qui écrase.

Au début, l’entourage ne fut pas hostile. Sans doute, ils paraissaient être de très petites gens, ce que nul consistoire de larbins ou de boutiquiers ne tolère, mais il se pouvait, après tout, que ce ne fût qu’un artifice, une finesse de malins, et qu’au fond les nouveaux locataires eussent plus de galette qu’ils n’en laissaient voir. Puis, la haute allure de l’un et de l’autre qui faisait, par comparaison, rentrer aussitôt tout ce joli peuple dans le crottin, déconcertait et dépaysait les juges. Il fallait d’abord se rendre compte, n’est-ce pas ? On aurait toujours le temps de les assommer. Une surveillance vétillarde cauteleusement s’organisa.

Ce fut dans ces circonstances qu’ils connurent le ménage Poulot. C’étaient les voisins d’en face, locataires, eux aussi, d’une maison dont les fenêtres bâillaient sur leur jardin et d’où le regard pouvait plonger jusque dans leurs chambres. Mammifères quelconques, supposèrent-ils, mais qui montrèrent, dès le premier jour, une sorte de bienveillance, déclarant qu’il fallait s’entr’aider, que l’union fait la force, qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi, etc. ; que tels étaient leurs principes, et rendant effectivement de petits services que le désarroi de l’installation forçait d’accepter.

Les deux endoloris, peu capables d’observation attentive, n’eurent aucune alarme de ces prévenances qui leur paraissaient très simples et méconnurent tout d’abord la vulgarité ignoble de leurs obséquieux voisins que, bénévolement, ils imaginèrent avantagés de quelque appréciable supériorité sur les animaux. Ceux-ci manœuvrèrent de telle sorte qu’ils parvinrent à se faufiler, à se faire admettre, alors même que le besoin de ne plus les voir commençait à se faire impérieusement sentir.

Le Poulot avait un « cabinet d’affaires » et avouait, non sans faste, une antérieure étude d’huissier, dans une ville peu éloignée de Marseille, sans expliquer, toutefois, l’abdication prématurée qui l’avait ravi à ce ministère, car il n’avait pas vieilli dans l’exploit et ne portait pas plus de cinquante ans.

Le digne homme, flegmatique et empesé, avait, à peu près, la jovialité d’un ténia dans un bocal de pharmacie. Cependant, lorsqu’il avait bu quelques verres d’absinthe en tête-à-tête avec sa femme, ainsi qu’on l’apprit bientôt, ses pommettes flamboyaient en haut du visage, comme deux falaises par une nuit de méchante mer. Alors, du milieu de la face, dont la couleur faisait penser bizarrement au cuir d’un chameau de Tartarie, à l’époque de la mue du poil, jaillissait une trompe judaïque dont l’extrémité, ordinairement filigranée de stries violâtres, devenait soudain, rubiconde, et ressemblait à une lampe d’autel.

Au-dessous fuyait une bouche niaise et impraticable, encapuchonnée de ces broussailleuses moustaches que certains recors arborent, pour donner une apparence de férocité militaire à la couardise professionnelle de leur institut.

Rien à dire des yeux qu’on aurait pu comparer tout au plus, pour leur expression, à ceux d’un phoque assouvi, quand il vient de se remplir et que l’extase de la digestion commence.

L’ensemble était d’un modeste pleutre accoutumé à trembler devant sa femme et tellement acclimaté dans le clair-obscur qu’il avait toujours l’air de projeter sur lui-même l’ombre de lui-même.

Sa présence eût été inaperçue et indiscernable sans une voix de toutes les Bouches-du-Rhône, qui sonnait comme l’olifant sur les premières syllabes de chaque mot et se prolongeait sur les dernières, en une espèce de mugissement nasal à faire grincer les guitares. Quand le ci-devant requéreur de la force publique vociférait dans sa maison tel ou tel axiome indiscutable sur les caprices de l’atmosphère, les passants auraient pu croire qu’on parlait dans une chambre vide… ou du fond d’une cave, tant la vacuité du personnage était contagieuse !

Or, Monsieur Poulot n’était rien, absolument rien, auprès de Madame Poulot.

En celle-ci paraissait renaître le mastic des plus estimables trumeaux du dernier siècle. Non qu’elle fût charmante ou spirituelle, ou qu’elle gardât, avec une grâce polissonne, des moutons fleuris au bord d’un fleuve. Elle était plutôt crapaude et d’une stupidité en cul-de-poule qui donnait à supposer des ouailles moins bucoliques. Mais il y avait, dans sa figure ou dans ses postures, quelque chose qui retroussait incroyablement l’imagination.

La renommée lui attribuait, comme dans la métempsycose, une existence antérieure très employée, une carrière très parcourue, et il se disait, au lavoir ou chez le marchand de vin, qu’elle n’était pas mal conservée, tout de même, en dépit de ses quarante ans, pour une femme qui avait tant fait la noce.

Il n’avait fallu rien moins que la rencontre de l’huissier pour fomenter la péripétie dont s’affligèrent tant de garnos et qui fit répandre tant de pleurs amers dans les saladiers de la rue Cambronne.

Terrée, quelques semaines, avec son vainqueur, dans un antre de la rue des Canettes, non loin du poussier de l’illustre Nicolardot, ils avaient fini par se marier à Saint-Sulpice pour mettre fin à un collage ravissant, mais prohibé, dont les principes religieux de l’un et de l’autre condamnaient l’ivresse.

Ainsi purifiés de leurs scories et traînant un hypothétique sac d’écus, on les créditait d’une provisoire et impersonnelle considération à Parc-la-Vallière, où ils étaient venus, peu de temps après, sucer le miel de leur lune.

Cette considération, cependant, n’allait pas jusqu’à leur faire prendre pied dans une famille estimable. Madame Poulot, qui ne parvenait pas à se remettre d’avoir épousé quelqu’un, avait beau crier à tout instant : Mon mari, à propos de n’importe quoi, comme si ces trois syllabes avaient été un sésame, tout le monde la voyait toujours sur l’ancien trottoir, et on se souvenait d’autant mieux du sale métier de son compagnon que celui-ci tripotait actuellement, çà et là, d’obscures chicanes.

Peu favorisée de la vocation érémitique, il fallait donc, à toute force, que l’audiencière ulcérée se contentât de la société des bonnes, des cuisinières ou des concubines de croque-morts plus ou moins souillasses des alentours, qu’elle invitait généreusement à boire chez elle pour leur faire admirer son « alliance » et les éblouir des vingt-cinq mille francs que son mari lui avait « reconnus ».

Souvent l’ex-mandarine du plumart condescendait, ainsi qu’une châtelaine propice, à des confabulations dans la rue, avec les crieurs de poisson ou les vendeurs de légumes, dont le mercantilisme s’exaltait jusqu’à lui passer la main sur la croupe. C’était sa manière de notifier à tous les superbes son indépendance et sa largeur d’âme.

Cheveux au vent, dépoitraillée, paquetée d’un jupon rouge fendu par derrière en éventail, nonchalamment appuyée sur la roulotte, parfois même à califourchon sur le brancard, et les bas en spirale tombant sur des pantoufles éculées, elle s’abandonnait alors, crasseuse et fière, aux regards explorants du populo.

Ses propos, d’ailleurs, étaient sans mystère, car elle gueulait, s’il est permis de le dire, autant qu’une vache oubliée dans un train de marchandises.

Le mari, beaucoup moins altier, faisait les chambres, la cuisine, lavait la vaisselle, cirait les chaussures, repassait le linge, le reprisait même au besoin, sans préjudice de ses affaires contentieuses, qui lui laissaient heureusement assez de loisir.

Les immigrants, occupés surtout de guérir les épouvantables plaies de leurs cœurs, ignorèrent assez longtemps ce poème. Ils ne parlaient à personne et n’avaient encore rencontré que les Poulot, dans lesquels il aurait fallu marcher pour paraître ne pas les voir. Puis, comme tous les évadés, ils pensaient avoir laissé derrière eux le démon de leur infortune et ne s’étaient pas avisés de prévoir qu’il galoperait en avant comme un fourrier.

La première chose qu’on remarquait en Madame Poulot, c’était les moustaches. Non la brosse virile, foisonnante et victorieuse de son époux, mais un tout petit blaireau sur la commissure, un soupçon de peluche d’oursonne qui vient de naître. Il paraît qu’on s’était battu pour ça. Le pigment énergique de ce poil convenait si bien à la sauce aux câpres de sa figure, lavée seulement de la pluie des cieux et que coiffait en nid de bécasse une sombre toison ennemie du peigne !

Les yeux, de nuance imprécise et d’une mobilité inconcevable, dont le regard défiait la pudeur des hommes, avaient toujours l’air de vendre des moules dans un pavillon des halles.

La forme exacte de la bouche échappait aussi à l’observation, tellement cette embrasure de l’obscénité et de l’engueulement se travaillait, se contorsionnait et se démenait pour obtenir ces moues précieuses qui caractérisent la plus succulente moitié d’un officier ministériel.

Mal bâtie, au demeurant, carrée des épaules, privée de gorge et de taille, son buste, autrefois pétri par des mains sans art, devait avoir, sous une chemise très rarement savonnée, la plastique d’un quartier de veau roulé par terre, que des chiens, pressés de fuir, auraient abandonné en le compissant.

Par là s’expliquait sans doute l’usage fréquent des peignoirs, reliques des anciens trousseaux dont l’austérité conjugale avait mitigé la transparence. La même cause, très probablement, justifiait la vélocité habituelle de sa translation d’un lieu à un autre, quand elle allait par les rues, le front tourné résolument vers les astres, comme si elle avait espéré de cette allure une heureuse modification de sa colonne vertébrale que courbait, peut-être un peu plus qu’il n’aurait fallu, le joug pesant des nouveaux devoirs.

À cela près, elle était, à ses propres yeux, du moins, la plus excitante princesse du monde et il fallait renoncer de bonne grâce à trouver une femme qui s’estimât plus exquise. Quand elle s’accoudait à sa fenêtre et regardait dans l’espace, en se massant avec douceur le gras des bras cependant que le mari rinçait les vases, elle semblait dire à toute la nature :

— Eh ! bien, qu’est-ce que vous en pensez, vous autres ? Où est-elle, la fleur mignonne, la pomme d’amour, le petit caca de Vénus ? Ah ! ah ! vous n’en savez rien, espèces de mufles, tas de marsupiaux, graine de cornichons ! Mais regardez-moi donc un peu, pour voir. C’est moi-même, que je vous dis ! c’est bibiche, c’est la louloutte à son loulou, c’est la poulotte à son gros poulot ! Oui, je vous écoute, mes petits cochons. Je le crois bien, qu’il vous en faudrait de ce nanan-là ! Vous ne vous embêteriez pas. Mais voilà, il n’y a pas mèche. On est des femmes honnêtes, des petites saintes vierges du bon Dieu, quoi ! Ça vous la coupe, je ne dis pas non. On s’en bat l’œil gauche avec une petite patte de merlan. Regardez, mais ne touchez pas, c’est la consigne.

L’heureux Poulot était-il cocu ou ne l’était-il pas ? Ce point ne fut jamais éclairci. Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, on croyait généralement qu’elle gardait pour lui seul tous ses trésors. Telle était du moins l’opinion de la tripière et du vidangeur, compétentes autorités qu’il eût été assez téméraire de démentir.

Ce qu’il y avait de sûr, c’est que les absences de l’huissier, forcé quelquefois de mobiliser son entregent, ne déterminaient en sa femme qu’une bénigne et réparable désolation. Elle chantait alors, sûre d’elle-même, quelques-unes de ces sentimentales romances dont raffolent ordinairement les cœurs effeuillés, dans les maisons closes, et que gazouillent, aux heures lourdes et inoccupées de l’après-midi, les Arianes du volet poireau, pour le rafraîchissement du promeneur valétudinaire.

Virtuose pleine de bonté, elle ouvrait sa fenêtre toute grande et faisait au pays entier l’aumône de son nostalgique ramage. « L’amour sans retour » graillonnait un peu, sans doute, et « le pâle voyageur » sentait vaguement le torchon. Par instants, il faut l’avouer, des voisins rebelles à la poésie se calfeutraient. Était-ce là une raison pour sevrer les autres ? On ne musèle pas les nobles cœurs, le rogomme connaît son prix et l’oiseau bleu ne se laisse pas couper les ailes.

Mais, seule ou non, on était toujours sûr d’entendre son rire. Tout le monde l’avait entendu, tout le monde le connaissait, et ce rire passait avec raison pour une des curiosités de l’endroit.

L’accès en était si fréquent, si continuel, qu’il fallait sans doute moins que rien pour l’exciter et on n’arrivait pas à concevoir qu’une pareille cascade sonore pût sortir d’un gosier seulement humain.

Un jour, entre autres, le vétérinaire constata, l’œil braqué sur son chronomètre, que le déroulement de la poulie durait, en moyenne, cent trente secondes, phénomène qu’un physiologiste aura peine à croire.

Pour ce qui est de l’effet sur le tympan, qui pourrait le dire ? Les images, ici, font défaut. Néanmoins, ce bruit extraordinaire aurait pu être comparé aux bondissements d’une toupie d’Allemagne dans un chaudron, mais avec une puissance de vibration infiniment supérieure et qu’il eût été difficile d’évaluer. On l’entendait par-dessus les toits, de plusieurs centaines de mètres, et c’était, pour quelques penseurs suburbains, l’occasion sans cesse renouvelée de se demander si ce cas exceptionnel d’hystérie relevait de la trique ou de l’exorcisme.

On vient de le dire, Léopold et Clotilde, installés à peine, ignoraient toutes ces belles choses. Comme par l’effet d’un enchantement, depuis leur arrivée, le cri de la chamelle avait été à peine entendu. Cependant les Poulot, qu’ils avaient avalés plusieurs fois déjà, leur puaient au nez, singulièrement. Léopold surtout manifestait une impatience assez voisine de l’indignation la plus excitée.

— J’en ai tout à fait assez de ce joli couple ! dit-il un soir. C’est intolérable d’être ainsi relancé chez soi par des gens à qui on ne doit pas un sou. En vérité, il me semble que notre dernier propriétaire était moins immonde avec sa crapule ouverte que ces voisins de malheur avec leur goujatisme dissimulé. Cette guenon ne te parlait-elle pas tout à l’heure de son chapelet qu’elle prétend réciter sans cesse, parce qu’elle a vu ici deux ou trois images religieuses. Je voudrais bien le voir, cet objet de sa piété. J’avoue que je ne l’imagine pas très bien sur cette devanture de farceuse. Pourquoi ne les jetterais-je pas tout simplement à la porte quand ils reviendront ? Qu’en penses-tu, chère amie ?

— Je pense que cette femme n’a peut-être pas menti et que tu n’as pas cessé d’être un violent, mon Léopold. Ces gens-là, j’en conviens, ne me plaisent guère. Qui sait pourtant ? Les connaissons-nous ?

Léopold ne répondit rien, mais il était au moins évident que le doute charitable insinué par sa femme n’entrait pas en lui. Celle-ci n’insista pas et tomba elle-même dans un silence triste, comme si elle avait vu passer de sombres images.