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La Femme pauvre/Partie 2/19

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G. Crès (p. 343-348).
Deuxième partie


XIX



Quelle situation que celle de cet homme durant ces semaines interminables !

Un philosophe cambodgien donnait à manger à de jeunes tigres pour que, devenus grands, ils ne le dévorassent pas. Tombé dans le dénûment, il se vit forcé de leur diviser des morceaux de sa propre chair. Quand il ne lui resta plus que les os, les nobles seigneurs de la forêt le quittèrent, l’abandonnant aux rongeurs immondes.

Léopold, quelquefois, s’était souvenu de cet apologue barbare. Il s’était dit que ses tourments anciens avaient été bien inconstants, bien ingrats, de ne pas l’engloutir tout à fait et de livrer sa triste carcasse à la vermine.

Que lui servait d’avoir eu un cœur si fort ? et que pouvait-il maintenant ? Le temps est loin où on pouvait donner des coups de bâton au-dessous de soi, et il n’y a pas d’isolement comparable à l’isolement des magnanimes.

Tout se déchaînait contre ceux-là. N’étant pas « comme tout le monde », quels égards, quel respect, quelle protection, quelle miséricorde devaient-ils attendre ? Au contraire des perles évangéliques et de ce que le Verbe crucifié a nommé « le pain des fils », les lois répressives sont surtout au profit des chiens et des pourceaux.

Ah ! s’ils avaient été riches, tous les ventres, autour d’eux, eussent adhéré à la terre ! On n’aurait pas eu assez de langues pour lécher leurs pieds ! Léopold, qui avait autrefois jeté un million aux déserts d’Afrique, passa vingt jours et autant de nuits près du lit de sa femme, presque sans sommeil et sans nourriture ; partagé entre les soins à donner à la malade et l’épouvantable souci des expédients à imaginer pour que rien ne lui manquât ; percevant, avec une précision terrible, du fond des ondes où il s’abîmait, la brigande clameur du dehors, et tenté, combien de fois ! de s’élancer en exterminateur sur cette racaille.

Le dévouement de Joly sauva ces deux êtres si cruellement aimés de Dieu. L’excellent homme fit pour Léopold des démarches, des courses infinies et partagea souvent avec lui l’écrasante fatigue des veilles. Il inventa des ressources, des combinaisons lunaires, des crédits invraisemblables, parut frapper de la monnaie à son propre coin. On ne voyait plus que lui dans les bureaux du Mont-de-Piété. La Providence elle-même n’aurait pu mieux faire. Pendant un de ses accès, Clotilde vit ce front chauve parmi les enfants que Jésus voulait qu’on laissât venir à lui.

Un soir, que la très-chère avait pu s’endormir, malgré les cris habituels qu’elle finissait par ne plus entendre, Léopold, laissant la garde de la maison à l’ami fidèle, était sorti pour une démarche importante qu’il ne pouvait confier à personne.

Un peu avant d’atteindre les fortifications, bien qu’il marchât d’un pas très rapide et que son attention ne fût sollicitée par aucun objet extérieur, tout à coup il avait reçu par les yeux une commotion qui l’arrêta net. L’huissier Poulot était devant lui.

La nuit tombait et le lieu était parfaitement solitaire. Le rosser d’une manière atroce eût été, pour l’opprimé si voisin du désespoir, une joie facile, et telle avait été sa première pensée. Mais il avait eu assez d’empire sur lui-même pour se rappeler qu’il s’agissait d’un chacal de police correctionnelle et que la vengeance du misérable pourrait coûter définitivement la vie à Clotilde, en la privant tout à fait de sa présence et de ses soins pour un temps indéterminé. Étouffant donc sa colère par un effort dont il avait cru mourir, il s’était approché du bélître et, d’une voix un peu tremblante :

— Monsieur Poulot, avait-il dit, je crois inutile de vous faire observer que nous sommes très-seuls et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous casser les reins si c’était mon bon plaisir. Par conséquent, vous allez m’écouter silencieusement et avec respect, n’est-ce pas ? Quelques mots suffiront. Je n’ai pas coutume de faire de longs discours à des gens de votre sorte. Vous savez ce qui se passe chez vous, je suppose. Vous n’ignorez pas que le péril de mort d’une personne que je ne vous ferai pas l’honneur de nommer est l’œuvre de votre ivrognesse de femme. Voici donc l’avis que je vous donne pour la première et dernière fois en vous engageant à le méditer. Si la personne dont je parle venait à succomber, vous m’entendez bien ? Monsieur Poulot, j’estimerais que je n’ai plus rien à perdre en ce monde et je vous jure que vous seriez plus en danger, vous et votre femelle, que si la foudre tombait sur votre maison !…

Il l’avait quitté sur ces derniers mots, proférés avec un accent capable de les enfoncer comme des lames dans les intestins du pleutre qui, d’ailleurs, avait paru hors d’état d’exhaler le plus léger son.

Mais, bientôt après, une tristesse immense était descendue sur lui. À quoi bon cette scène ? N’était-il pas au-dessous du rien, cet individu immonde qui ne pensait ou ne respirait que par le monstre de crasse et d’ignominie où il se vautrait comme dans un bourbier ? En supposant qu’il entreprît de faire partager à sa crapaude la sale peur dont il était visiblement pénétré pour quelques jours, il était, hélas ! trop probable que celle-ci verrait là, surtout, l’occasion d’affirmer la supériorité de son courage et se ferait une gloire nouvelle de braver un péril qui ne la menaçait pas à l’instant.

Quelque poltronne qu’elle fût, — et quoique vraisemblablement rouée de coups, maintes fois, dans les anciens jours, — ses pratiques de gueuse effrontée avaient dû lui donner, quand même, le préjugé, si tenace chez les plus salopes, d’une immunité de droit divin pour l’insolence ou la méchanceté des femmes.

Et quels ne devaient pas être l’ensorcellement, la toute-puissance de persuasion de cette Poulot sur le compagnon fétide et agenouillé dans la bouse de sa compagnonne, qui ne vivait que pour le régal d’ordures qu’elle lui servait, sans doute, chaque soir ! Même en plein jour, il avait fallu subir leurs grognements, leurs bruyantes pâmoisons, leurs soupirs et les gémissements réitérés de leurs vomitives luxures. Car ils ne fermaient pas leur fenêtre et s’ébattaient chiennement derrière une jalousie. Ah ! on avait entendu de drôles de choses !…

Puis, se disait Léopold, découragé, ils sont si bêtes ! si fangeusement ignares ! si crétins ! En dehors du trac puant que l’imminence d’une râclée peut déterminer en eux, que sont-ils capables de comprendre et comment pourraient-ils entrevoir seulement le danger de pousser à bout un individu tel que moi ?

Alors, cet homme de courage, ce partisan de l’impossible, ce chef téméraire qui avait assoupli le destin, cet artiste d’or crénelé de flammes, fut profondément humilié.

Il sentit le néant de la force, l’inutilité de l’héroïsme, la désespérante vanité de tous les dons. Il se vit semblable à un de ces vigoureux insectes, buveurs de miel, enlacés dans les fils gluants d’une araignée. Ses efforts puissants crèvent en vain la toile impure. L’ennemie horrible, sûre de sa proie, bondit hors d’atteinte et ramène avec promptitude les mailles rompues de l’abominable filet sur le corselet brillant de la victime…

Dès le lendemain, ce vaincu alla régulièrement communier à la première messe, et pendant deux fois neuf jours, la bouche pleine du Sang du Christ, voici le cri qu’il poussa :

— Seigneur Jésus ! je Vous demande pour Votre Gloire, pour Votre Justice, pour Votre Nom, de confondre ceux qui nous outragent dans notre maison, qui nous haïssent, qui nous tuent, qui aggravent si cruellement et si injustement notre pénitence.

Puisque telle paraît être la forme définitive de l’hostilité du démon qui ferma si longtemps mes lèvres, et que je n’ai rien à espérer d’aucun homme, c’est à Vous, Jésus, caché dans l’Eucharistie et caché en moi que je demande protection.

Sans phrases ni détours, je Vous demande contre ces deux femmes un châtiment rigoureux qui fasse éclater Votre Nom, c’est-à-dire un châtiment très manifeste qui rende visible leur péché. Je Vous demande enfin que ce châtiment soit prochain.

Et je crie cela vers Vous, Seigneur, du fond de mon abîme, par la bouche de Votre Père David, par les Patriarches et les Juges, par Moïse et tous Vos Prophètes, par Elle et par Hénoch, par saint Jean-Baptiste, par saint Pierre et par saint Paul, par le Sang de tous Vos Martyrs, mais surtout par les Entrailles de Votre Mère !

Faites attention, Seigneur Jésus, que je ne Vous offre pas moins que ma vie en échange de cette justice, que je réclame avec toute la force que Votre Passion a donnée à la prière humaine !…

Lorsque Clotilde connut cette étonnante prière, elle joignit les mains, renversa doucement la tête, montrant son visage en pleurs, et ne dit que ces simples mots :

— Les pauvres gens ! les pauvres gens !