La Femme pauvre/Partie 2/18

La bibliothèque libre.
G. Crès (p. 334-342).
Deuxième partie


XVIII



Les persécutés gagnèrent un ami, mais l’abjecte conspiration ne fut pas déconcertée. Hercule, enchaîné tout le long du jour aux pieds de l’Omphale administrative, ne pouvait venir que le soir et n’avait aucun moyen d’entrer sans être aperçu. Il était impossible de sonner à la porte des Léopold ou de s’arrêter devant leur seuil sans que Mesdames Grand et Poulot s’élançassent à leurs fenêtres. Elles flairèrent immédiatement l’objet de ses visites et se gardèrent, en sa présence, de toute parole inconsidérée.

Ce fut à cette occasion que le brave homme conquit la renommée de « mouchard » dont il parut s’amuser d’abord, mais qui, plus tard, devait le contraindre à fuir Parc-la-Vallière où cette calomnie avait été répandue.

Très régulièrement, il vint près d’un mois et tendit l’oreille comme un lévrier, sans recueillir la matière d’une concluante et valable déposition. À la fin, comprenant l’inutilité de son zèle et craignant de devenir importun, il cessa d’être quotidien, naïvement heureux qu’on voulût bien désormais le recevoir quelquefois en ami. Léopold, d’ailleurs, ne le rencontrait pas sans l’inviter d’une manière pressante.

Tout de suite, il avait plu aux deux solitaires qui rendirent grâces à Dieu d’avoir mis cet homme simple dans leur voie douloureuse. Ils trouvèrent en lui une certaine culture d’esprit, assez consolante pour l’endroit, et surtout, ainsi que l’avait pressenti Léopold, une bonté droite et solide que l’inqualifiable méchanceté de l’entourage faisait ressembler à du diamant.

De cette qualité, presque aussi rare aujourd’hui que le génie, découlait naturellement la discrétion la plus ingénieuse, la plus inventive. Ayant deviné sans effort la gêne excessive du pauvre ménage, il déploya, étant un pauvre lui-même, des ruses de Pied-noir pour faire accepter, sous diverses formes, des secours faibles et opportuns. Souvent la table des Léopold fut par lui cauteleusement approvisionnée.

— Monsieur Joly, disait Clotilde, vous êtes pour nous « le pélican de la solitude ».

On oublia bientôt, de part et d’autre, qu’on se connaissait depuis peu.

Cependant, la guerre salope continuait avec une violence plus intolérable. Les femelles, exaspérées de l’humiliante assignation chez le commissaire de police, épuisèrent tout ce qu’une rage prudente peut imaginer.

C’était, chaque jour, une continuation de la farce crapuleuse aux deux fenêtres, un dialogue nouveau, avec la strophe et l’antistrophe du théâtre antique, enfin et surtout les interpellations aux passants, joyeux d’être associés à une tentative d’assassinat qui ne les exposait à aucun danger.

De tout petits êtres innocents, des enfants de trois à cinq ans, raccrochés çà et là, venaient apprendre chez la Poulot les homicides paroles supposées capables de rouvrir et d’empoisonner une plaie terrible.

Quand elle était lasse de la fenêtre, la bréhaigne gueuse apparaissait sur le toit, arrangé en manière de terrasse et grotesquement décoré de ces vases lie de vin ou cul de bouteille, multipliés par une céramique d’opprobre, pour le châtiment des hommes. Elle se promenait là, dans le costume déjà dit, quelquefois à moitié nue, vociférant aux quatre points cardinaux qu’elle était « chez elle » et que ceux qui n’étaient pas contents n’avaient qu’à fermer les yeux.

Excellente place pour gueuler, pour tintamarrer de son olifant, pour lancer sa fiente et son pus, pour arborer les attitudes ou les postures dont il fallait que bavât de concupiscence tout le quartier.

— Le cas de cette pauvre goujate me paraît grave, dit Hercule Joly, un soir qu’elle lui avait fait entendre son rire au moment où il entrait chez ses amis. C’est une démoniaque d’un genre très particulier et qui doit être catalogué dans les ouvrages spéciaux. Il est certain que l’espèce de convulsion sardonique dont elle est agitée si souvent, implique tout autre chose que le sentiment d’une joie quelconque. C’est à croire que les invisibles qui vous harcelaient dans votre ancienne demeure ont pris possession de cette huissière pour vous tourmenter ici. Le traitement de ce genre d’affections est, je crois, indiqué dans le livre de Tobie, mais il faudrait un thérapeute plus idoine que le galope-chopine qui lui sert d’époux. Je me demande si une belle volée administrée à celui-ci ne serait pas ce qu’il faudrait pour produire, par contre-coup, une heureuse crise.

— J’y ai pensé, répondit Léopold que cette opinion d’un homme doux rafraîchissait. Mais la situation est telle que je dois craindre, en cas d’insuccès, quelque revanche abominable dont je ne serais pas seul à souffrir.

Les choses en étaient venues au point que Clotilde avait dû renoncer à sortir seule. Les polissons l’injuriaient dans la rue, et de spirituels boutiquiers, sur leurs portes fines, l’accueillaient à son passage avec des chuchotements et des sourires. Un marchand de couleurs, épigrammatique et turlupin, se signalait entre tous. La pauvre femme ne pouvait passer devant sa poudre à punaises, sans qu’aussitôt il engageât quelque colloque facétieux avec les compères. Un jour que Léopold n’était qu’à trois pas, le drôle ayant eu l’imprudence de laisser paraître sa gaîté, sans avoir, au préalable, interrogé l’horizon, il en fut radicalement et soudain guéri. Le rigolo vit paraître, comme en songe, une si démontante figure de traban ou de maugrabin, et les quelques syllabes sèches qu’il entendit lui procurèrent une souleur telle qu’il devint liquide.

Mais il aurait fallu recommencer à tous les seuils. Une malechance inouïe voulait que ces douloureux, qui n’aspiraient qu’à la solitude, à la vie humble et cachée et qui ne demandaient rien à personne, fussent abhorrés de tout le village où ils avaient cru trouver un refuge et que la crotte même d’entre les pavés se levât contre eux.

Résolument, Clotilde alla trouver la propriétaire. L’habitation de cette châtelaine s’adossait à leur pavillon, et il suffisait d’ouvrir une claire-voie pour être chez elle. Personne, par conséquent, n’était mieux placé pour tout entendre et pour tout voir.

Les Léopold la connaissaient à peine de vue, n’ayant eu avec elle que le protocole indispensable du contrat de location. Ils avaient d’elle, tout au plus, l’impression d’un sarment de vigne vierge, irréparablement desséché.

Mademoiselle Planude était une pucelle confite qui portait avec une facilité singulière ses soixante-cinq ans de vertu. Pétulante comme un jeune dindon et pointue comme un ergot, elle avait une voix de gendarme et précipitait ses paroles avec la rapidité d’un expéditeur de fruits aigres menacé de rater le train. Un peu naine, un peu bossue, on ne voyait qu’elle à l’église, où elle avait l’air de s’engouffrer pour échapper à quelque monstre furieux et d’où elle s’élançait, d’heure en heure, pour accélérer une mercenaire qu’elle idiotifiait. Elle était de toutes les confréries, ou archiconfréries, trempait dans toutes les œuvres, participait à toutes les propagandes, fourrait des petits papiers dans toutes les mains. Mais on ne se souvenait pas de lui avoir vu lâcher un centime.

Son avarice éblouissait Parc-la-Vallière. On citait avec admiration la fermeté d’âme de cette vierge sage qui ne donnait certes pas l’huile de sa lampe aux détraquées et qui s’éclairait toute seule, en attendant le Fiancé.

Volontiers, on rappelait la haute et touchante histoire de cette famille de locataires — les prédécesseurs des Léopold — jetée par elle dans la rue, avec une énergie, une sérénité, une constance, une inflexibilité digne des martyrs. Un mari malade et sans emploi, une femme enceinte et quatre petits, dont deux en moururent. Balayée toute cette vermine. Elle-même, en cette occasion, s’était comparée à la « Femme forte » du Livre saint. Sans doute il lui eût été facile de s’attendrir lâchement, à l’exemple de quelques autres qu’on doit, pour l’honneur des propriétaires, supposer très rares. Elle n’en serait pas devenue plus pauvre. Mais le principe eût été fricassé du coup et il y a des moments où c’est un devoir d’imposer silence à son cœur.

Mademoiselle Planude s’agenouillait à la Table sainte, avec un petit sac de titres ou d’obligations ficelé sur sa chaste peau, en compagnie des médailles et scapulaires.

Clotilde, qui croyait n’avoir affaire qu’à une dévote banale, fut arrêtée dès les premiers mots.

— Ah ! Madame, si vous venez m’apporter des cancans ou des médisances, vous tombez mal ! Je ne m’occupe pas de mon prochain et je ne veux rien savoir. Tout ce que je demande, c’est d’avoir de bons locataires qui paient leurs termes à la minute et qui n’occasionnent pas de scandale dans ma maison. Si cela ne vous convient pas, vous êtes libre de partir, en réglant trois mois d’avance, bien entendu. Tel fut le premier élan de cette pouliche.

— Mais, Mademoiselle, s’écria la visiteuse un peu suffoquée, je ne comprends rien à votre accueil. Je n’aime pas plus que vous les médisances et les bavardages et c’est précisément parce qu’ils me font horreur que vous me voyez ici. Il est impossible que vous n’ayez pas entendu, que vous n’entendiez pas, chaque jour, les injures horribles et les provocations continuelles dont on nous accable. J’ai pensé naturellement qu’étant notre propriétaire, vous ne nous refuseriez pas votre intervention ou, du moins, votre témoignage.

— Mon témoignage ? Ah ! c’est donc ça ! Vous avez compté sur mon témoignage ! Eh bien ! ma petite dame, vous pouvez vous fouiller, si vous avez des poches ! Faites-moi appeler devant le commissaire, moi aussi, puisque c’est votre genre, vous verrez comme ça vous réussira. Si c’est des gens d’en face que vous avez la prétention de vous plaindre, apprenez, pour votre gouverne, que ce sont des personnes honorables qui ont su gagner de l’argent et qui n’ont jamais fait tort d’un sou à personne. Qu’est-ce que vous avez à dire à ça ?… D’ailleurs, je sais ce que je sais. Votre mari, je me permets de vous le dire, est un malotru qui a à moitié assommé cette pauvre Madame Poulot et il paraît que, de votre côté, vous n’avez pas la langue trop mal pendue. Il m’est revenu que vous vous êtes permis de bien vilains mots, pour ne rien dire de cette grande andouille que vous recevez depuis quelque temps et qui a une drôle de réputation dans le pays.

Clotilde se leva et partit, mais, après avoir secoué ses chaussures contre le seuil maudit, par un mouvement tout instinctif, — comme si l’anathémale Recommandation de l’Évangile était inscrite mystérieusement au fond des cœurs, avec les dix mille autres Paroles du Seigneur « qui tue et qui vivifie ». Quiconque ne vous recevra pas et n’écoutera pas vos discours, en partant de sa maison, secouez la poudre de vos pieds.

— Mon ami, dit-elle en rentrant, je viens de voir le Démon !…

Elle tomba malade et faillit mourir.

La jubilation du voisinage fut immense et se déploya comme le programme d’un triomphe antique. Des clameurs barbares, des huées de cannibales furent entendues tout le long des nuits. Les mots monstrueux, les rires diaboliques percèrent les murs et vinrent poursuivre la malheureuse jusque dans le détroit noir, plein de flots furieux et plein d’écumes, de sa commençante agonie.

— On ne crève donc pas encore dans la chapelle ? disait une voix qu’on aurait pu croire évadée de la fosse.

— Garçon ! un pernod ! hurlait l’huissière, s’adressant à son huissier. Mon gros Poulot, nous allons boire à la santé des infanticides et des va-nu-pieds.

— Je vous disais bien qu’il y a un bon Dieu ! croassait à son tour la vieille Grand. Dame ! vous savez, quand on a tué des petits enfants, ils viennent quelquefois vous tirer, la nuit, par les cheveux.

— Pourvu que les charognes n’aillent pas nous foutre la peste ! concluait, dans un gargouillis d’entonnoir, la pocharde femelle d’un employé du cimetière.

Lorsqu’un prêtre vint, un peu avant l’aube, administrer la malade et lui porter le viatique, on s’abstint, il est vrai d’illuminer. On peut même dire que le vacarme s’atténua. Mais aussitôt après son départ, la Poulot, effroyablement soûle, se mit chanter…

À l’exception de Joly, qui avait assisté à la cérémonie, et dont les protestations véhémentes furent accueillies par des ricanements et des sifflets, nul ne s’avisa d’élever le plus léger blâme, ne parut remarquer l’énormité sacrilège de l’attentat. Mademoiselle Planude courut prestement s’enfiler les premières messes, non sans avoir pris, en passant, des nouvelles préalables de la santé de « cette bonne madame Poulot » qui lui rota ses civilités, et le soleil tranquille de la banlieue se leva, une fois de plus, sur d’heureuses tripes qui ne demandaient qu’à s’emplir.

La convalescence fut longue, précédée et interrompue par de fréquents accès de délire. Clotilde, qui avait été aussi près que possible de la mort et que la vertu curative — si parfaitement oubliée ! — du sacrement avait sauvée, raconta qu’elle avait vu passer devant elle, sous des images sensibles et du caractère le plus effrayant la malice étrange de ses bourreaux qu’elle représenta — sans s’expliquer davantage, — comme des êtres infiniment malheureux…

Elle évita d’en parler avec amertume et cessa complètement de souffrir de leurs outrages, qui diminuèrent, d’ailleurs, en même temps que leur pouvoir de torturer la victime, dont la guérison surnaturelle partit avoir décontenancé les tueuses.

Ce fut à ce moment que Léopold, devenu semblable à un spectre, lui raconta ce qu’il avait osé faire.