La Femme pauvre/Partie 2/2

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G. Crès (p. 237-243).
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Deuxième partie


II



Cinq ans plus tard. Clotilde est maintenant la femme de Léopold. Gacougnol est mort. Marchenoir est mort. Un petit enfant est mort. Et de quelles horribles morts !

En attendant son mari, son cher mari qu’elle se reproche d’aimer autant que Dieu, elle lit la Vie des Saints. Sa préférence est pour ceux qui ont versé leur sang, qui ont enduré d’horribles tortures. Ces histoires de Martyrs la comblent de force et de douceur, surtout lorsqu’elle a la chance de tomber sur quelques-uns de ces candides fragments de leurs Actes sincères, tels que la relation de sainte Perpétue ou la fameuse lettre des églises de Vienne et de Lyon, miraculeusement préservés de la sucrerie démoniaque des abréviateurs.

Alors, elle se sent appuyée à une colonne et peut regarder en arrière.

La voici justement qui ferme son livre, aveuglée de larmes et le visage tout en pleurs.

Oh ! elle n’a pas changé. C’est toujours le « ciel d’automne » d’autrefois, avec un commencement de crépuscule, un ciel de pluie où le soleil meurt. Mais elle se ressemble davantage. À force de souffrir, elle a tellement conquis son identité que, parfois, dans la rue, les tout petits, qui sont nés depuis peu, lui tendent les bras, ayant l’air de la reconnaître…

Que de choses en ce court espace de cinq années !

Il y a une minute affreuse qui pèsera sur son cœur jusqu’au moment où lui seront dites les sacrées paroles de l’agonie, qui délivrent l’âme du poids des minutes et du poids des heures : Proficiscere, anima christiana, de hoc mundo ! Sans cesse elle revoit le pauvre Gacougnol mourant, frappé sauvagement par le compagnon abominable de sa mère.

De l’église de Grenelle, où elle attendait son retour, un pressentiment l’avait tout à coup jetée dans la rue, comme si l’Ange d’Habacuc l’eût empoignée par les cheveux. Arrivée en quelques instants à la maison de l’assassin devant laquelle déjà grondait une multitude, son bienfaiteur lui était apparu, porté par deux hommes, un couteau en pleine poitrine, avec la même figure que dans son rêve. On n’avait pas encore osé arracher cette arme très profondément enfoncée.

Tout ce qui avait suivi lui semblait un autre rêve. Les quatre jours d’agonie du blessé, sa mort, son enterrement ; ensuite le procès de Chapuis et de sa femelle, où elle avait dû comparaître en qualité de témoin, sans pouvoir presque articuler un seul mot, tant elle était paralysée de voir sa mère plus vivante et plus audacieusement cafarde que jamais. Elle se souvenait d’avoir entendu, — aussi longtemps qu’avaient duré les débats, — comme un tintement de cloche à son oreille, cette parole de la victime : Votre mère n’est pas plus mourante que moi…

Le pochard sanglant n’avait échappé à la guillotine que par l’équité de quelques jurés marchands de vin qui avaient admis la circonstance atténuante de l’alcoolisme, invoquée par un avocat d’origine polonaise, et on l’avait envoyé se dessoûler perpétuellement au bagne.

Quant à la papelarde, elle consommait son martyre dans la pénombre claustrale d’une prison cellulaire, non loin de l’altière et poétique Séchoir, trahie par des lettres trouvées dans les guenilles de cette bandite et convaincue d’avoir machiné contre sa pensionnaire le guet-apens où Gacougnol avait succombé.

L’instruction avait révélé la manigance diabolique et à peu près invraisemblable d’un viol, que le balancier vert-galant se serait chargé de conditionner lui-même avec une virtuosité incomparable.

Aucun autre calcul apparent. On voulait seulement noyer la malheureuse fille dans le plus profond désespoir, la tuer d’horreur, en comptant bien qu’elle n’oserait jamais dénoncer sa mère.

Pendant trois semaines, les journaux avaient fait couler ce fleuve d’ordures. Clotilde, broyée de chagrin, s’était vue forcée de subir, en manière d’extra, la flétrissante commisération des chroniqueurs qui larmoyèrent, aux rives du Nil de l’information parisienne, sur les malheurs de la « délicieuse maîtresse » de Pélopidas Gacougnol, enfin qualifié d’illustre.

Ce pauvre nom ridicule, synonyme, pour elle seule, de la Miséricorde infinie, avait été profané, à cause d’elle, par ces chiens immondes.

Mais, comme il fallait que tout fût exceptionnel dans les aventures d’une pauvresse vouée aux flammes, il y avait eu encore autre chose.

Environ deux heures avant sa mort, Gacougnol, s’éveillant d’un long évanouissement, pendant lequel on lui avait administré l’extrême-onction, s’était tout de suite informé d’elle. Léopold et Marchenoir, qui ne quittaient pas sa chambre, lui ayant répondu que le juge d’instruction l’avait fait appeler en hâte :

— Pauvre, fille ! avait-il dit, j’aurais aimé sa figure de sainte au dernier moment. Mais je ne veux pas la laisser sans ressources. Donnez-moi du papier, chers amis, je vais écrire un bout de testament.

Il avait, en effet, trouvé la force d’écrire pendant quelques minutes, puis laissant tout tomber, indifférent, désormais, aux choses terrestres, il s’était mis à heurter doucement à la porte pâle…

Le testament avait été reconnu indéchiffrable !

Un frère jusqu’alors inconnu, magistrat vertueux venu de Toulouse pour conduire le deuil, avait tout raflé, sans que les exhortations pathétiques des deux amis, qui l’instruisirent éloquemment des dernières volontés du mort, eussent eu le pouvoir de lui faire lâcher un centime.

Ce drame, dont toutes les péripéties ont été d’une amertume excessive, Clotilde le retrouve au fond de son cœur, installé comme dans un antre, chaque fois qu’elle y veut descendre. Rien n’a pu tuer ce dragon, pas même les autres douleurs. Quelquefois, c’est à croire qu’il les dévore, tant il est vivant !

De temps en temps, son bienfaiteur passe dans ses rêves, tel qu’elle l’a vu la veille du crime. C’est toujours le même regard de compassion douloureuse, mais sans paroles, et le spectre s’évanouit aussitôt.

Tout ce qu’elle peut faire, c’est de prier pour l’âme en peine, mais, jusqu’à son dernier jour, elle s’accusera d’avoir causé la mort de cet homme qui l’avait sauvée du désespoir.

Et pourquoi cela ? mon Dieu ! pourquoi ? Parce qu’elle avait peur, tout simplement. Parce qu’elle était une lâche, une impardonnable lâche !

Elle se lève, jette son livre sur une table, regarde autour d’elle avec détresse. Elle aperçoit le grand vieux Christ en bois peint, relique du quatorzième siècle que lui a donnée son mari. C’est là seulement qu’elle sera bien. Elle met son front sur les pieds durs de cette image et dit en pleurant

— Seigneur Jésus, ayez pitié de moi ! Il est écrit dans votre Livre que vous avez eu peur en votre Agonie, lorsque votre âme était triste jusqu’à la mort, et que vous avez eu peur jusqu’à suer le sang. Vous ne pouviez pas descendre plus bas. Il fallait que les lâches eux-mêmes fussent rachetés et vous vous êtes laissé tomber jusque-là. Ô Fils de Dieu, qui avez eu peur dans les ténèbres, je vous supplie de me pardonner ! Je ne suis pas une rebelle. Vous m’avez pris mon enfant, mon doux petit garçon aux yeux bleus, et je vous ai offert ma désolation, et j’ai dit, comme au sacrifice de la messe, que cela était juste et raisonnable, équitable et salutaire… Vous savez que je n’ai point d’estime pour moi-même, que je me regarde vraiment comme une petite chose faible et triste. Guérissez-moi, fortifiez-moi, éloignez de moi, si c’est votre volonté, le calice de cette amertume… Cette eau, mon Sauveur, cette eau vive que vous promîtes à la Samaritaine prostituée, donnez-la-moi, pour que je sois du nombre de ceux qui vivront toujours, pour que je la boive, pour que je m’y baigne, pour que je m’y lave, pour que je sois un peu moins indigne du noble époux que vous m’avez choisi et que ma tristesse décourage !…

Léopold vient d’entrer et Clotilde s’est précipitée dans ses bras.

— Mon cher ami ! mon bien-aimé ! ne t’afflige pas de me voir pleurer. Ce sont des larmes de tendresse. J’ai tant de chagrin d’être pour toi une mauvaise femme ! Je demandais à Dieu de me rendre meilleure… Comme tu es pâle ! mon Léopold, comme tu parais abattu !

On pourrait croire, en effet, qu’elle tient dans ses bras un fantôme. Ce n’est plus le flibustier, le condottière terrible, le fascinateur à la bouche close qui faisait trembler. Tout cela est loin. Quelque chose de très puissant a dompté ce fauve. C’est la douleur, sans doute, une certaine douleur. Seulement il a fallu que ce breuvage, que ce philtre lui fût présenté par l’enchanteresse miséricordieuse dont il est devenu captif.

Au contraire de Clotilde, il a beaucoup vieilli, bien qu’il ait à peine quarante ans. Sa tête est devenue grise et ses yeux, épuisés par ses travaux d’enluminure, ont perdu cette fixité inquiétante qui les faisait ressembler à ceux d’un tigre. La face a gardé toute son énergie, mais s’est démasquée de cette raideur cruelle, tétanique, suggérant l’idée d’une âme garrottée par le désespoir.

— Rassure-toi, ma Clotilde, grâce à Dieu et à tes prières, je n’ai pas de nouveau sujet de peine, dit-il, d’une voix que ses anciens amis ne reconnaîtraient pas, tant elle est douce, et que brise, par moments, l’émoi de son cœur, lorsqu’il prononce le nom de sa femme.

Il la serre sur sa poitrine, comme un naufragé serre une épave que le brasillement de la Voie lactée rendrait lumineuse, et un peu après :

— En revenant de mes courses, j’ai été m’agenouiller à Saint-Pierre, puis j’ai visité nos tombes, et je sens que nous ne serons pas abandonnés, ajoute-t-il, regardant le pauvre gîte où ils vivent, on ne sait comment, depuis des mois. Car ils sont très malheureux.