La Femme pauvre/Partie 2/3

La bibliothèque libre.
G. Crès (p. 244-250).
◄  Chapitre 2
Chapitre 4  ►
Deuxième partie


III



Leur mariage avait été un poème bizarre et mélancolique. Dès le lendemain de la mort de son protecteur, Clotilde était retombée dans la misère.

Un psychologue fameux, enfant de pion par droit de naissance et d’une jeunesse éternellement désarmante, a décidé souverainement que les douleurs des pauvres ne sauraient entrer en comparaison avec les douleurs des riches, dont l’âme est plus fine et qui, par conséquent, souffrent beaucoup plus.

L’importance de cette appréciation de valet de chambre est indiscutable. Il saute aux yeux que l’âme grossière d’un homme sans le sou qui vient de perdre sa femme est amplement réconfortée, tranchons le mot, providentiellement secourue par la nécessité de chercher, sans perdre une heure, un expédient pour les funérailles. Il n’est pas moins évident qu’une mère sans finesse est vigoureusement consolée par la certitude qu’elle ne pourra pas donner un linceul à son enfant mort, après avoir eu l’encouragement si efficace d’assister, en crevant de faim, aux diverses phases d’une maladie que des soins coûteux eussent enrayée.

On pourrait multiplier ces exemples à l’infini, et il est malheureusement trop certain que les subtiles banquières ou les dogaresses quintessenciées du haut négoce qui s’emplissent de gigot d’agneau et s’infiltrent de précieux vins, en lisant les analyses de Paul Bourget, n’ont pas la ressource de cet éperon.[1]

Clotilde, qui ne savait pas un mot de psychologie et qu’une longue pratique de la pauvreté parfaite aurait dû blinder contre l’affliction du cœur, — exclusivement dévolue à l’élégance, — eut, cependant, l’inconcevable guignon de souffrir autant que si elle avait possédé plusieurs meutes et plusieurs châteaux. Il y eut même, dans son cas, cette anomalie monstrueuse que les affres du dénûment, loin d’atténuer son chagrin, l’aggravèrent d’une manière atroce.

Bravement, elle entreprit de gagner sa vie. Mais la pauvre fille en était peu capable. Son nom, d’ailleurs, ne la recommandait pas. Elle était devenue une héroïne de cour d’assises, proie désignée au sadisme ambiant. Puis, elle avait tellement sur sa figure la plaie de sa vie, le carnage de ses entrailles, la transfixion de son sein !…

Nulle assistance possible ou acceptable du côté de ses amis. Vers le même temps, Marchenoir se débattait plus que jamais lui-même entre les griffes du Sphinx aux mamelles de bronze et au ventre creux, dont il ne put jamais déchiffrer l’énigme et qui a fini par le dévorer.

Quant à Léopold, une pudeur, qu’elle n’expliquait pas, s’opposait à ce qu’elle voulût tenir de lui un secours quelconque, malgré les plus pressantes et les plus respectueuses supplications. Ce fut au point qu’elle se déroba complètement et que les deux fidèles perdirent sa trace plus d’un mois.

Mois terrible qu’elle croyait avoir été le plus douloureux de son existence ! Lasse de démarches toujours vaines chez des bourgeois uniformément crapuleux qui n’avaient à lui offrir que des outrages, elle passait les journées dans les églises ou sur la tombe de l’infortuné Gacougnol.

Le front appuyé sur la table tumulaire et l’inondant de ses larmes, elle se disait, avec une profondeur sentimentale qui n’aurait pas manqué de paraître superstitieuse, qu’il était bien effrayant que le premier être qui l’avait aimée, comme un chrétien, eût été condamné à payer de sa vie cette charité et qu’un autre, sans doute, aurait le même sort.

Telle était la raison qui l’avait déterminée à fuir Léopold. Elle sentait confusément qu’il y a des créatures humaines, surtout dans le camp des pauvres, autour desquelles s’accumulent et se condensent des forces néfastes, on ignore par quel insondable décret de justice commutative, de même qu’il y a des arbres sur qui tombe invariablement la foudre. Elle était peut-être une de ces créatures, — dignes d’amour ou de haine ? c’est Dieu qui le sait, — et elle devinait aisément que le dur corsaire drapé de flammes qu’elle avait vu dans son rêve n’était que trop disposé à prendre contact.

Un jour, enfin, le 14 juillet 1880, elle vint s’asseoir, épuisée, sur un banc du Luxembourg. Elle avait donné, la veille, ses derniers sous à un logeur de très bas étage et ne pouvait plus acheter le morceau de pain qu’elle mangeait ordinairement dans la rue. À peine vêtue, n’ayant gardé des deux ou trois toilettes offertes par l’ami défunt que le strict nécessaire ; sans gîte maintenant et sans pâture, elle se voyait désormais livrée à Dieu seul, — comme une Chrétienne à un Lion.

Elle venait d’entendre à Saint-Sulpice une de ces messes basses qui s’expédièrent fébrilement, ce jour-là, dans toutes les églises paroissiales, impatientes de fermer leurs portes à triple tour.

Il était environ dix heures du matin. Le jardin était à peu près désert et le ciel d’une douceur merveilleuse.

Le soleil faisait semblant de se diluer, de s’extravaser dans un bleu mitraillé d’or que noyait à l’horizon une lactescence d’opale.

Les puissances de l’air paraissaient en complicité avec la canaille dont c’était le grand jubilé. Le solstice tempérait ses feux, pour que six cent mille goujats se soûlassent confortablement au milieu des rues transformées en cabarets ; la rose des vents bouclait son pistil, ne laissant flotter qu’un léger souffle pour l’ondulation des oriflammes et des étendards ; les nuages et le tonnerre étaient refoulés, pourchassés au delà des monts lointains, chez les peuples sans liberté, pour que les bombes et les pétards de l’Anniversaire des Assassins pussent être ouïs exclusivement sur le territoire de la République.

Cette fête, vraiment nationale, comme l’imbécillité et l’avilissement de la France, n’a rien qui l’égale dans l’histoire de la sottise des hommes et ne sera certainement jamais surpassée par aucun délire.

Les boucans annuels et lamentables qui ont suivi ce premier anniversaire ne peuvent en donner l’idée. Il leur manque la bénédiction d’En Bas. Elles ne sont plus activées, actionnées par cette force étrangère à l’homme que Dieu, quelquefois, déchaîne, pour un peu de temps, sur une nation, et qui pourrait s’appeler l’Enthousiasme de l’Ignominie.

Qu’on se rappelle cette hystérie, cette frénésie sans camisole qui dura huit jours ; cette folie furieuse d’illuminations, de drapeaux, jusque dans les mansardes où s’accroupissait la famine ; ces pères et ces mères faisant agenouiller leurs enfants devant le buste plâtreux d’une salope en bonnet phrygien qu’on trouvait partout ; et l’odieuse tyrannie de cette racaille que ne menaçait aucune force répressive.

Dans les autres fêtes publiques, à la réception d’un empereur, par exemple, et lorsque les républicains les plus fiers s’écrasent aux roues du potentat, il est trop facile d’observer que chacun ment effrontément, et tant qu’il peut, aux autres et à lui-même.

Ici, on se trouva en présence de la plus effroyable candeur universelle. En glorifiant par des apothéoses jusqu’alors inouïes la plus malpropre des victoires, cette multitude fraîchement vaincue se persuada, en vérité, qu’elle accomplissait quelque chose de grand, et les rares protestations furent si aphones, si indistinctes, si submergées par le déluge, qu’il n’y eut, sans doute, que le grand Archange penché sur son glaive, Protecteur, quand même, de la parricide Enfant des Rois, qui les pût entendre !

Clotilde regardait ces choses, comme une bête mourante regardait un halo autour de la lune. Dans l’espèce de torpeur que lui procurait l’exténuation de son corps et de son âme, elle se prit à rêver d’une allégresse religieuse qui se serait tout à coup précipitée en torrents sur la Ville immense. Ces pavois, ces fleurs, ces feuillages, ces arcs de triomphe, ces cataractes de feu qui s’allumeraient au crépuscule, tout cela, c’était pour Marie !!!

Sans doute, à ce moment de l’année ecclésiastique, il n’y avait aucune solennité liturgique de premier ordre. N’importe, la France entière, ce matin, s’était réveillée toute sainte et, pour la première fois, se souvenant que, jadis, elle avait été donnée authentiquement, royalement, à la Souveraine des Cieux par quelqu’un qui en avait le pouvoir, il avait fallu qu’à l’instant même elle fît éclater et rugir son alléluia de deux cents ans !

Alors, éperdue, n’ayant sous la main que les simulacres de la Révolte, les simulacres de la Bêtise et les simulacres de l’Idolâtrie, elle les avait jetés aux pieds de la Vierge Conculcatrice, comme l’Antiquité chrétienne renversait aux pieds de Jésus les autels des Dieux.

L’Église bénirait tout cela, quand elle pourrait et comme elle pourrait. Mais la vieille Mère a le pas pesant, et l’Amour grondait si fort dans les cœurs qu’il n’y avait pas moyen de l’attendre, car ce jour, de vingt-quatre heures seulement, ne reviendrait plus jamais, ce jour sans pareil où tout un peuple mort et puant sortait du tombeau !…

Une ombre passa sur ce songe et la vagabonde releva la tête. Léopold était devant elle.

  1. Paul Bourget !!! Ô pauvres putains affamées ! lamentables filles, prétendues de joie, qui vagabondez sur les trottoirs, à la recherche du vomissement des chiens ; vous qui, du moins, ne livrez à la paillardise des gens vertueux que votre corps dévasté et qui, parfois, gardez encore une âme, un reste d’âme pour aimer ou pour exécrer ; — que direz-vous de ce greluchon de l’impénitente Sottise, quand viendra le terrible Jour où les Hécubes de la terre en flammes devront aboyer, devant Jésus, leurs épouvantables misères ? — Léon Bloy : Belluaires et Porchers. (Inédit.)