La Femme pauvre/Partie 2/26

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G. Crès (p. 379-384).
Deuxième partie


XXVI


25 mai 1887. — Clotilde est seule à la maison. Son mari l’a quittée depuis plusieurs heures. Le livre qu’ils ont fait ensemble est achevé enfin. Il est même imprimé et va être mis en vente. Succès probable et fin probable de la misère.

Léopold rentrera très tard. Il lui fallait dîner chez son éditeur et voir encore d’autres gens dans la soirée. Qu’il vienne quand il pourra et quand il voudra, le bien-aimé. Il trouvera sa femme heureuse et sans inquiétude.

Tertiaire de saint François, elle vient de lire l’Office de Marie aux dernières lueurs du jour, et maintenant, elle pense à Dieu, en écoutant « la douce nuit qui marche ».

Une paix sublime est en elle. Son esprit agile, délivré, semble-t-il, du poids de son corps, parcourt en une seconde, sans effroi ni peine, les trente-huit ans de sa vie. Les souvenirs affreux, torturants, elle les accueille avec bonté, comme les Martyrs accueillaient leurs tourmenteurs, et son calme puissant leur ôte le pouvoir de la déchirer.

Elle se serre amoureusement, se met tout contre le ciel, et se regarde elle-même de loin, à la manière de ceux qui sont en train de mourir.

— Qu’ai-je fait pour vous, mon Dieu ? C’est à peine si je vous ai supporté jusqu’à ce jour. Je savais pourtant que vous êtes paternel, surtout quand vous flagellez, et qu’il est plus important de vous remercier de vos punitions que de vos largesses. Je savais aussi que vous avez dit que celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il a ne peut être votre disciple. Le peu que je savais était assez pour me perdre en vous, si je l’avais bien voulu… Souverain Jésus ! Éternel Christ ! Sauveur infiniment adorable ! faites de moi une sainte. Faites de nous des saints. Ne permettez pas que ceux qui vous aiment s’égarent… Les routes sont graves, et les chemins pleurent parce qu’ils ne mènent pas où ils devraient mener !…

Neuf heures sonnent à l’horloge de l’église. Clotilde compte machinalement et le dernier coup lui semble frappé sur son cœur. Silence complet dans le voisinage : La nuit est devenue tout à fait noire et il tombe une odorante pluie tiède.

— Neuf heures dit-elle à voix basse, dans un grand frisson. Pourquoi suis-je troublée ? Que se passe-t-il donc en cet instant ?

Elle fait un grand signe de croix qui la rassure, allume une lampe, ferme soigneusement les portes et les fenêtres, suivant la recommandation plusieurs fois répétée de Léopold qui lui a dit n’être pas sûr de pouvoir rentrer avant minuit.

Jamais elle n’a tant désiré qu’il fût là. Cependant elle n’est pas anxieuse. Elle est même bien loin d’être triste. Mais elle a comme un pressentiment que l’heure qui vient de sonner est une heure formidable.

Comprenant qu’elle ne pourrait pas dormir, elle se replonge dans la prière.

D’abord elle appelle, avec de grands cris intérieurs, la protection divine et la protection de tous les Saints sur son absent. Tout ce qu’il y a en elle de sentiments et de pensées, toutes les choses précieuses de son palais saccagé, toutes les gemmes, tous les émaux, toutes les mosaïques, toutes les saintes images, toutes les armures conquises, et jusqu’au voile de ses anciens repentirs, — plus inestimable sans doute que le célèbre Rideau du sanctuaire de Sainte-Sophie dont le tissu d’or et d’argent était évalué à dix mille mines, — tout cela est précipité dans le gouffre d’une obsécration infinie.

Puis, changement soudain. Elle reçoit, dans un éclair, la certitude qu’elle est exaucée admirablement. Ruisselante de larmes, son action de grâces remonte des profondeurs.

— « Je n’ai demandé qu’une chose, murmure-t-elle, c’est d’habiter la Maison de Dieu, tous les jours de ma vie, et de voir la Volupté du Seigneur ! »

Ignore-t-elle que ces paroles sont d’un psaume des morts ? ou plutôt devine-t-elle qu’il est nécessaire que ce soit ainsi ? Toujours est-il qu’alors l’incendie se déclare, — l’incendie des Holocaustes spirituels.

Bien des fois, depuis son enfance, et même dans les heures les plus troublées, bien des fois elle a senti le voisinage de Celui qui brûle, mais jamais elle n’a été si atteinte.

Cela commence par des étincelles volantes et rapides qui la font pâlir. Ensuite les grandes flammes s’élancent… Déjà il n’est plus temps de fuir, si elle en avait seulement la volonté. Impossible de s’échapper, soit à droite, soit à gauche, soit par en haut, soit par en bas. Le courage de vingt lions serait inutile, aussi bien que la force ailée des plus puissants aigles. Il faut qu’elle brûle, il faut qu’elle soit consumée. Elle se voit dans une cathédrale de feu. C’est la maison qu’elle a demandée, c’est la volupté que Dieu lui donne…

Longtemps les flammes grondent et roulent autour d’elle, dévorant ce qui l’environne, avec des ondulements et des bonds de grands reptiles. Quelquefois, elles se dressent, rugissantes, sous une arche et déferlent à ses pieds, se bornant à darder leurs langues en fureur sur son visage, sur ses yeux, sur son sein qui fond comme la cire…

Où sont les hommes ? et que peuvent-ils ? Sache, pauvre Clotilde, que cette fournaise n’est qu’un léger souffle de la respiration de ton Dieu… « Peut-être l’Esprit-Saint vous a-t-il marquée de son signe », a dit autrefois le Missionnaire.

Les inapaisables flammes, devenues assez intenses pour liquéfier les plus durs métaux, tombent enfin sur elle, d’un coup, avec le fracas d’un œcuménique tremblement des cieux…

« Les fils des hommes, Seigneur, seront enivrés de l’abondance de ta maison et tu les soûleras du torrent de ta volupté. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, Paris et la France apprenaient avec terreur l’incendie effroyable de l’Opéra-Comique où fumaient encore trois ou quatre cents cadavres.

Les premières étincelles avaient voltigé, à neuf heures cinq, sur l’abjecte musique de M. Ambroise Thomas, et l’asphyxie ou la crémation des bourgeois immondes venus pour l’entendre commençait, sous « l’odorante pluie tiède ».

Cette douce nuit de mai fut l’entremetteuse ou la courtisane des supplices, des lâchetés, des héroïsmes indicibles. Comme toujours, en pareil cas, les âmes ignorées jaillirent.

Dans la bousculade sans nom, dans la cohue de ce déménagement de l’enfer, on vit des désespérés s’ouvrir un passage à coups de couteau, et on vit aussi quelques hommes s’exposer à la plus affreuse de toutes les morts pour sauver des notaires de province, des avocates adultères, de nouveaux époux fraîchement bénis par un cocufiable adjoint, des vierges de négociant garanties sur la facture, ou de véridiques prostituées.

Enfin quelques journaux racontèrent la panique histoire d’un inconnu, accouru avec cinquante mille curieux, qui s’était précipité, on ne savait combien de fois, dans le volcan, ramenant surtout des femmes et des enfants, arrachant à la Justice éternelle un nombre incroyable d’imbéciles, semblable à un bon pirate ou à un démon pour qui ç’eut été un rafraîchissement de se baigner au milieu des flammes, et qui avait fini par y rester, comme dans « la maison de son Dieu ».

Quelqu’un prétendit l’avoir aperçu, la dernière fois, au centre d’un tourbillon, brûlant immobile et les bras croisés…

Ainsi fut accomplie, en une manière que même la subtilité des Anges n’aurait pu prévoir, l’étonnante prédiction du vieux Missionnaire.