La Femme pauvre/Partie 2/5

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G. Crès (p. 254-265).
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Deuxième partie


V



Je suis à peu près célèbre et personne ne sait mon nom. Je veux dire mon nom de famille, celui qui n’est pas imprimé dans l’âme et qu’on laisse à d’autres, quand on meurt. Mes amis ne le connaissent pas et Marchenoir lui-même l’ignore.

Ce nom qui appartient à l’histoire et qui me fait horreur, je serai forcé, si nous nous marions, de le livrer aux gens de la municipalité. Ils l’inscriront sur leur registre, entre celui d’un marchand de volailles et celui d’un croque-mort, et ils l’afficheront à la porte de leur mairie. Les curieux apprendront ainsi que vous êtes coiffée par moi d’une des plus anciennes couronnes comtales qu’il y ait en France. J’espère qu’on l’aura oublié au bout de huit jours. Laissons cela.

Voici mon histoire ou mon roman que je vais expédier sans phrases, car ces souvenirs me tuent.

Mon père était un homme brutal et d’un orgueil terrible. Je ne me souviens pas d’avoir reçu de lui une caresse ni une parole affectueuse, et sa mort a été pour moi une délivrance.

Quant à ma mère, dont je ne puis me rappeler les traits, on m’a dit qu’il l’avait assassinée à coups de pied dans le ventre.

J’avais une sœur illégitime, un peu plus âgée que moi, élevée, depuis sa naissance, au fond d’une province. Je ne l’ai connue que lorsque j’étais déjà tout à fait un homme. On ne m’en parlait jamais. Notre père, qui aurait pu la reconnaître, avait pris sur lui de me priver de cette affection.

J’ai donc vécu aussi seul qu’un orphelin, livré aux domestiques, d’abord, puis envoyé dans un lycée où on me laissa croupir des années. Naturellement enclin à la mélancolie, une pareille éducation n’était pas pour me dilater le cœur. Je doute qu’il y ait jamais eu un enfant plus sombre.

Parvenu à l’adolescence, je me mis à faire la noce, la plus imbécile et la plus lugubre des noces, je vous prie de le croire, jusqu’au jour, marqué par un effroyable destin, où je fis la connaissance d’une jeune fille que je nommerai… voyons ! Antoinette, si vous voulez.

Ne me demandez pas son portrait. Elle était très belle, je crois. Mais il y avait en cette créature, d’ailleurs innocente, quoique rencontrée pour ma damnation, une force perverse, une affinité mystérieuse et irrésistible qui me soutira le cœur.

Dès le premier regard que nous échangeâmes, je sentis que j’avais les fers aux pieds, les fers aux mains, et sur les épaules un carcan de fer. Ce fut un amour noir, dévorant, impétueux comme un bouillon de lave,… et presque aussitôt partagé.

… Elle devint ma maîtresse, vous entendez bien ? Clotilde, ma maîtresse ! reprit le narrateur, après un silence, la face crispée, et de l’air d’un marin qui entendrait rugir le Maelstrom.

Des circonstances très singulières qu’un démon, sans doute, calcula, ne permirent pas que notre conscience fût sollicitée une minute, par des pensées ou des considérations étrangères à notre délire, qui était vraiment une chose inouïe, une frénésie de damnés.

Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, nous ne savions à peu près rien l’un de l’autre. Nous nous étions vus, pour la première fois, dans un lieu public où j’avais eu l’occasion de lui rendre un service insignifiant dont je sus me prévaloir pour me présenter chez elle.

Vivant à peu près indépendante auprès d’une vieille dame en enfance qui se disait sa tante maternelle, il nous fut loisible de nous empoisonner l’un de l’autre, et nous ne connûmes pas d’autre souci.

Un jour, néanmoins, la duègne eut l’air de se réveiller et me pria, d’un ton bizarre, de vouloir bien lui faire connaître l’objet de mes visites continuelles.

— Mais, Madame, lui dis-je, ne le savez-vous donc pas ? C’est mon intention formelle, aussi bien que mon désir le plus vif, d’épouser Mademoiselle votre nièce le plus tôt possible. Je crois savoir qu’elle partage mes sentiments et j’ai l’honneur de vous demander officiellement sa main.

La demande était tardive, ridicule et, à tous les points de vue, fort irrégulière. Cependant, je ne mentais pas.

À ces mots, elle poussa un grand cri et prit la fuite en se couvrant de signes de croix, comme si elle avait vu le diable.

Antoinette n’était pas là pour me donner une explication ou s’étonner avec moi, et je dus me retirer…

Je ne l’ai jamais revue, la pauvre Antoinette ! Il y a de cela vingt ans, et je ne saurais dire aujourd’hui si elle est vivante ou morte…

Il s’arrêta une seconde fois, n’ayant plus de forces.

Clotilde fit le tour de la table et vint se mettre à côté de lui.

— Mon ami, lui dit-elle, posant la main sur son épaule, mon cher mari, toujours et quand même, n’allez pas plus loin. Je n’ai pas besoin de confidences qui vous font souffrir et je ne suis pas un prêtre pour entendre votre confession. Ne vous ai-je pas dit que nous sommes deux malheureux ? Je vous en supplie, ne gâtons pas notre joie.

— Il me reste, continua l’homme avec autorité, à vous faire le récit de la scène terrible du lendemain.

Mon père me fit appeler. Je verrai toute ma vie l’abominable figure dont il m’accueillit. C’était un grand vieillard, couleur de tison, d’une soixantaine d’années, étonnamment vigoureux encore et fameux par des prouesses de divers genres dont quelques-unes, je crois, furent assez peu honorables.

Il avait fait la guerre, pour son plaisir, en divers pays du monde, particulièrement en Asie, et passait pour le plus féroce brigand que nous eût légué le Moyen Âge.

Le trait le plus saillant de son caractère était une impatience chronique, un mécontentement perpétuel qui devenait de la rage à la plus légère contradiction. Aussi incapable de longanimité que de pardon, héros couvert de sang d’un très grand nombre de duels où il avait été horriblement et scandaleusement heureux, cette brute méchante, qu’il aurait fallu traquer avec des meutes et assommer dans un lieu maudit, étalait, en outre, des mœurs d’un sadisme épouvantable. Nous sommes, paraît-il, une race bâtarde qui a donné pas mal de monstres.

Je dois reconnaître, pourtant, qu’il est mort, en 1870, d’une manière qui a pu racheter une partie de ses crimes. Il s’est fait tuer dans les Vosges, à la tête d’une compagnie franche qu’il commandait en casse-cou, et on raconte qu’il vendit sa peau très cher.

— Monsieur, cria-t-il, dès qu’il m’aperçut, j’ai l’honneur de vous dire que vous êtes un parfait drôle.

À cette époque j’avais déjà une fort belle crête et cette injure me parut impossible à supporter. Je répliquai donc sur-le-champ :

— Est-ce pour m’adresser des compliments de ce genre que vous m’avez fait venir, mon père ?

Je crus qu’il allait me sauter à la gorge. Mais il se ravisa.

— Je devrais vous gifler à tour de bras pour cette insolence, dit-il. Je réglerai ce compte une autre fois. Pour le moment, nous avons à causer. Vous avez déclaré hier à une personne respectable qui a cru devoir m’avertir, votre intention d’épouser à bref délai, avec ou sans mon consentement, cela va sans dire, une certaine jeune fille. Est-ce vrai ?

— Parfaitement exact.

— Charmant ! Vous auriez eu le toupet d’affirmer aussi que cette jeune fille partage vos sentiments très purs ?

— Je ne sais jusqu’à quel point mes sentiments peuvent être qualifiés de purs, mais je crois être certain, en effet, qu’on ne les dédaigne pas.

— Ah ! ah ! vous en êtes certain. J’ai été pourtant aussi bête que ça, quand j’avais votre âge. Eh bien ! mon garçon, j’ai le regret de vous l’apprendre, ce morceau n’est pas pour votre bec… Voici une lettre que vous porterez vous-même, s’il vous plaît, à un de mes vieux camarades qui habite Constantinople. Je le prie de compléter votre éducation. Vous allez faire vos malles rapidement et vous partirez dans une heure.

Une montée de colère me suffoqua, d’entendre parler ainsi de ce que j’adorais. Puis, sans pouvoir deviner la véritable pensée de ce monstre, je le connaissais trop bien pour ne pas sentir que le ton de sarcasme qu’il affectait cachait quelque chose d’horrible, mais combien horrible ! grand Dieu ! comment aurais-je pu le prévoir ? Je pris la lettre et la déchirai en plusieurs morceaux.

— Partir dans une heure ! m’écriai-je, hurlant comme un sauvage. Tenez ! voilà le cas que je fais de vos ordres et voilà mon respect pour votre correspondance ! Oh ! vous pouvez m’assassiner comme vous avez assassiné ma mère et comme vous avez assassiné tant d’autres. Ce sera plus facile que de me dompter.

— Fils de chienne ! gronda-t-il, courant sur moi.

Je n’avais pas le temps de fuir et je me croyais déjà mort, lorsqu’il s’arrêta. Voici ses paroles exactement, ses paroles impies, exécrables, venues de l’Abîme :

— Cette Antoinette avec qui tu as couché, triste cochon, et que j’ai fait élever moi-même, avec tant de soin, par une vieille cafarde, pour qu’un jour elle devînt mon petit succube le plus excitant, sais-tu qui elle est ? Non, n’est-ce pas ? tu ne t’en doutes guère, ni elle non plus. J’étais informé, heure par heure, de ce qui se passait entre vous deux. Mais il ne me déplaisait pas que l’inceste préparât l’inceste, car je suis son père et tu es son frère !…

Clotilde ! éloignez-vous un peu, je vous prie… J’arrachai du mur une arme chargée et je tirai sur ce démon, sans l’atteindre. J’allais recommencer, lorsqu’un domestique, accouru au bruit, me saisit à bras-le-corps. En même temps, je recevais sur la tête un coup formidable et je perdis connaissance.

Cette histoire vous fait peur, Clotilde. Elle est banale, cependant. Le monde ressemble à ces cavernes d’Algérie où s’empilaient, avec leur bétail, des populations rebelles qu’on y enfumait pour que les hommes et les animaux, suffoqués et rendus fous, se massacrassent dans les ténèbres. Les drames tels que celui-ci n’y sont pas rares. On les cache mieux, voilà tout. Le parricide et l’inceste, pour ne rien dire de quelques autres abominations, y prospèrent, Dieu le sait ! à la condition d’être discrets et de paraître plus beaux que la vertu.

Nous étions des effrénés, nous autres, et le monde scandalisé nous condamna, car notre querelle avait eu des auditeurs qui la colportèrent. Mais que m’importait le blâme d’une société de criminels et de criminelles dont je connaissais l’hypocrisie ?

Deux jours après, je m’engageai pour servir dans les colonies et on n’entendit plus parler de moi. Plût à Dieu que j’eusse pu m’oublier moi-même !

J’ai appris que la malheureuse, dont je me suis interdit de prononcer le vrai nom, s’était sauvée dans un monastère cistercien de la plus rigide observance et qu’on l’avait admise, malgré tout, à prendre le voile. Privé à la fois d’une amante et d’une sœur, indistinctement effroyables, il n’y avait plus devant moi qu’une existence de torturé.

Devenu soldat, je sollicitai les postes les plus dangereux, espérant me faire tuer pour en finir vite, et me battis en déchaîné. Je ne réussis qu’à obtenir de l’avancement.

Un jour, mon cancer me faisant souffrir plus que jamais, je courus me cacher au fond d’un bois et, d’une main ferme, le canon du revolver à la tempe, je tirai comme sur une bête enragée. Vous pouvez voir ici la cicatrice qui n’a, certes, rien de glorieux… La mort ne voulut pas de moi et n’en a jamais voulu. Pourtant je vous assure qu’aucun misérable ne l’a plus avidement cherchée.

Vers le commencement de l’odieuse campagne franco-allemande, on me fit officier pour me récompenser de l’acte de démence que voici.

Une batterie très meurtrière nous écrasait. Avec une promptitude inconcevable, incompréhensible, j’attelai quatre chevaux à une voiture d’ambulance qui attendait son chargement d’estropiés. Aidé de deux hommes que j’éperonnais de ma folie, je fis avaler par force à chacun de ces animaux cabrés de terreur une énorme quantité d’alcool, puis, bondissant sur le siège et sabrant les croupes, j’arrivai en quelques minutes, comme la foudre et la tempête, sur les fourgons bavarois que je réussis à faire sauter. Il y eut une espèce de cataclysme où plus de soixante Allemands laissèrent leurs carcasses. Et moi, qui aurais dû être foudroyé le premier, réduit en charpie, je fus retrouvé, le soir, à peine contusionné, sous un magma de tripes de chevaux, de cervelles d’hommes, de débris sanglants ou calcinés.

La guerre finie et mon père mort, je réalisai sa damnée fortune et l’employai tout entière, sans en réserver un centime, à l’organisation d’une caravane expéditionnaire au cœur de l’Afrique centrale, dans une région inexplorée jusqu’alors, entreprise des plus audacieuses dont j’avais le projet depuis longtemps.

Le peu que vous en avez appris chez Gacougnol, qui se plaisait à m’interroger, a pu vous faire entrevoir tout le poème. La plupart de mes compagnons y sont restés. Une fois de plus, la mort, prise de force, violée avec rage, bafouée comme une macaque, m’a dit : Non ! et s’est détournée de moi en ricanant.

Revenu sans le sou, j’ai essayé de tromper mon vautour. D’aventurier, je me suis fait artiste. Cette transposition, radicale en apparence, de mes facultés actives, semblait avoir, au contraire, exaspéré sa fureur, quand vous apparûtes, enfin, ô Clotilde ! sur ma route affreuse…

J’ignore ce que votre cœur décidera, après ce que vous venez d’entendre, mais si je vous perds maintenant, ma situation sera cent fois plus épouvantable. Ne m’abandonnez pas ! Vous seule pouvez me sauver !

Clotilde s’était rapprochée du malheureux jusqu’à le tenir presque dans ses bras. Il se laissa crouler à terre, mit sa tête sur les genoux de la simple fille, et ses yeux, qu’on aurait pu croire plus arides que les citernes consumées dont est parlé dans le Prophète lamentateur, devinrent des fontaines. Les sanglots suivirent, de rauques et de lourds sanglots, venus des endroits profonds, qui le secouèrent comme un roulis.

La pauvresse, très doucement et sans parler, lissa du bout de ses doigts la crinière de ce lion affligé, attendit que la véhémence des pleurs se fût amortie, ensuite se pencha tout à fait vers lui, à la manière des fleurs qui n’en peuvent plus d’être sur leur tige, et, brisée elle-même de tendresse, emprisonnant des deux mains cette tête chère, lui dit à l’oreille :

— Pleure, mon bien-aimé, tant que tu pourras et tant que tu voudras. Pleure chez moi, pleure au fond de moi, pour ne plus jamais pleurer, sinon d’amour. Nul ne te verra, mon Léopold, je te cache et je te protège…

Tu m’as demandé ma réponse. La voici Je suis incapable de vivre et même de mourir sans toi. Rentrons ce soir, pleins d’allégresse, dans ce Paris éblouissant. C’est pour nous qu’on l’illumine et qu’on le pavoise. Pour nous seuls, je te le dis, car il n’y a pas de joie comme notre joie et il n’y a pas de fête comme notre fête. C’est ce que je ne comprenais pas, sotte que j’étais ! quand nous nous rencontrâmes, il y a quelques heures, dans le bienheureux jardin.

… Écoute-moi, maintenant, mon amour. Tu iras trouver, demain, un pauvre prêtre que je t’indiquerai. Il a le pouvoir d’arracher de ta poitrine ce vieux cœur qui te fait tant souffrir et de te donner à la place un cœur nouveau… Après cela, si tu es diligent, qui sait ? nous recevrons peut-être le sacrement de mariage avant qu’aient disparu les derniers drapeaux et que se soient éteints les derniers lampions…

Ces deux êtres comme on n’en voit pas se marièrent, en effet, une semaine plus tard.