La Femme pauvre/Partie 2/4

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G. Crès (p. 250-254).
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Deuxième partie


IV



Deux cris et deux êtres dans les bras l’un de l’autre. Mouvement involontaire, instinctif, que rien n’aurait fait prévoir et que rien n’eût été capable d’empêcher.

Au contraire de ce qu’on pourrait croire, ce fut l’homme qui se ressaisit le premier.

— Mademoiselle, balbutia-t-il en se dégageant, pardonnez-moi. Vous voyez que je suis devenu complètement fou.

— Moi aussi, alors, répondit Clotilde, qui laissa retomber doucement ses bras. Mais non, nous ne sommes fous ni l’un ni l’autre et nous n’avons que faire de nous excuser. Nous nous sommes embrassés comme deux amis très malheureux, voilà tout… Permettez-moi de me rasseoir, je vous prie, car je suis bien lasse… Je ne vous cherchais pas, Monsieur Léopold, c’est Dieu sans doute qui a voulu notre rencontre.

Léopold s’assit auprès d’elle. Il avait la mine passablement ravagée et paraissait, en ce moment, hors de lui-même. Il la considéra quelque temps, les lèvres tremblantes, à la fois ravi et hagard, ayant l’air de la respirer comme un parfum dangereux. Enfin il se décida :

— Vous ne me cherchiez pas, je ne le sais que trop… Vous êtes malheureuse, je le vois bien, ma pauvre petite… Mais pourquoi dites-vous que nous sommes deux malheureux ?

— Hélas ! Il m’a suffi de vous regarder. Aussitôt je me suis sentie fondre de pitié et j’aurais voulu vous faire entrer dans mon cœur !

Elle leva sur lui des yeux sublimes. Puis, ses paupières battirent. Devenue trop lourde, sa tête s’inclina, tomba sur la poitrine bouleversée de cet homme et, d’une voix tout à fait éteinte qui ressemblait à un souffle, elle murmura :

Je meurs de faim, mon Léopold, donne-moi à manger.

L’amoureux pensa que tout l’azur et tout l’or du ciel croulaient sur lui et autour de lui. Le sable du jardin lui parut une jonchée de diamants aux feux tabifiques dont il fut criblé. Une seconde, les fracas puissants de la Volupté, de la Compassion qui déchire, de la Tendresse infinie, tordues en un seul carreau, le foudroyèrent.

Mais ce farouche, qui avait vaincu le désert, se dressa au milieu du foudroiement et, d’un bond, porta le fragile corps dans une voiture vide qui passait.

— Gare Montparnasse ! commanda-t-il d’un coup de gueule si despotique, appuyé d’un regard si lourd, que le frémissant cocher, supposant une conflagration planétaire, partit au galop.

Une heure après, on déjeunait en tête à tête, loin des bruits, sous un berceau de verdure. Ainsi recommençait pour Clotilde la péripétie du début de ses relations avec Gacougnol, mais combien les circonstances étaient changées !

Il n’y avait pas à dire, elle s’était elle-même spontanément trahie, et n’en éprouvait que de la joie, une joie immense, une joie à donner la mort !

Comment le croire ? Il lui avait suffi de rencontrer Léopold pour sentir qu’elle ne s’appartenait absolument plus, pour que disparussent les craintes, les pressentiments de malheur, les fantômes impitoyables qui l’avaient tant obsédée…

Un seul point, très essentiel, il est vrai, reliait les deux aventures. Dans l’une et l’autre, un homme avait eu pitié de sa détresse. Seulement, ici, dans ce lieu aimable et solitaire, elle était en présence d’un être qui l’adorait et qu’elle adorait. Pour la première fois, elle se souvint de Gacougnol sans trop souffrir. « Mon enfant, lui avait-il dit, prenez avec simplicité ce qui vous arrive d’heureux. » Ces mots lui étaient restés avec bien d’autres. Ils lui traversaient l’esprit comme de la lumière, tandis qu’elle contemplait son compagnon, et il lui semblait que la plus subtile essence des choses que Dieu a formées s’en venait vers elle pour la caresser, pour l’enivrer.

Quant à Léopold, le bonheur l’avait fait semblable à un enfant.

— Vous êtes ma fête nationale, disait-il, car il n’osait encore la tutoyer, vous êtes l’illumination de mes yeux, vous êtes mes couleurs de victoire pour lesquelles je voudrais mourir, et votre voix chère est une fanfare qui me ressusciterait d’entre les morts. Vous êtes ma Bastille, etc., etc.

Bénie soit la misère, ajoutait-il, la sainte misère du Christ et de ses Anges qui vous a jetée sur le chemin de ce tigre affamé de vous, qui vous a forcée de vous rendre à moi, sans que j’eusse rien fait ni voulu faire pour vous avoir à ma merci !

Clotilde répondait moins follement, mais avec une telle sollicitude d’amour, un accent de dilection si pénétrant et si pur que le pauvre pirate en tremblait.

À la fin du repas, cependant, il parut se recueillir. Des stratus de mélancolie s’amassèrent, de plus en plus sombres, sur son visage. Elle, très anxieuse, l’interrogea.

— Le moment est venu, déclara-t-il, de vous dire tout ce que ma femme a le droit de savoir.

La touchante et naïve créature prit une de ces mains redoutables qui avaient peut-être tué des hommes, la retourna sur la table, plongea sa figure dans cette main qu’elle remplit aussitôt de larmes, s’offrant ainsi comme un fruit mûr qu’on peut écraser et, sans changer de posture :

— Votre femme ! dit-elle, ah ! mon ami, j’étais si heureuse d’oublier, un instant, tout le passé ! Ne savez-vous donc pas vous-même que la pauvresse n’a rien à vous donner, absolument rien ?

D’un geste lent il releva cette face noyée, la baisa au front et répondit :

— La pauvresse dont tu parles me suffit, ma bien-aimée. Tu n’as point d’aveux à me faire. Le jour où nous commençâmes à nous connaître, tu exigeas noblement de notre ami qu’il me racontât ce que tu lui avais raconté toi-même, et il a obéi. Tu es ma femme, je l’ai dit une fois pour toutes. Mais avant qu’un prêtre nous ait bénis tu dois m’entendre. Si mon histoire te paraît trop abominable, tu me le diras très simplement, n’est-ce pas ? et je serai encore trop heureux de ces quelques heures divines !

Clotilde, la joue appuyée sur ses deux mains jointes, les yeux humides, et belle comme le premier jour du monde, l’écoutait déjà.