La Fenaison (Verhaeren)

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Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 196-199).


LA FENAISON


Faux et râteaux !

Bidons au poing, paniers au dos,
Un linge humide enveloppant la gourde,
S’en vont, vers l’horizon,
Les gens qui font leur fenaison,

Malgré l’heure plombante et lourde.


Nul ne chante : l’air est brûlant.

Les carrefours pierreux et blancs
Tracent leur croix par l’étendue.
Aucune ombre n’est suspendue,
Nuage en marche, sur l’Escaut.

Et les voiles d’un grand bateau,
Par au-dessus des digues, qui le masquent,
Apparaissent, vides et flasques.


Et dans le pré, sur double rang, les gars,

Le corps virant de droite à gauche,
Fauchent ;
Fourches hautes, les femmes
Remuent, ainsi que des drapeaux en flamme.

Les foins épars.


C’est la fête de la sueur

À la lueur
Des serpes et des piques ;
L’odeur humaine envahit l’air ;
Les bras sont forts, les aciers clairs

Et les gestes épiques.


De grands torses poilus et roux

Se redressent dans la poussière :
L’Escaut ondule en vagues de lumière,
Les blés roulent, de l’un à l’autre bout,
L’or des reflets et l’or des moires.
À cruche pleine, on verse à boire.
Les servantes vers le fleuve s’en vont

Remplir, de temps en temps, les brocs et les bidons
Et reviennent, rapides,

Moites des flancs, moites des seins,
Et maculant le drap de leurs corsages pleins

Du bout de leurs tétons humides.


Sonnent les cloches : c’est midi.

Les corps s’allongent pour la sieste ;
Mais aussitôt que les heures prestes
Réveillent, tout à coup, le travail engourdi,
L’ahan reprend.
Et c’est jusques au soir les mêmes gestes,
La même ardeur, le même acharnement, debout
Dans la torride violence,

Du silence qui bout.


Crue et rêche, l’herbe est rasée.

On suit, à fleur de sol, les empreintes laissées
Du vol circulaire des faux.
Les foins, de jour en jour, tassent leurs monts plus haut.
Et pour les emporter voici les attelages
Si lourds et si compacts et si monumentaux,
Qu’à leur rentrée on croira voir, le soir, par les hameaux,

Des granges pleines qui voyagent.


Et lorsque le dernier charroi
Entre les toits balancera le poids
De sa charge dernière,

La fille la plus forte et le plus fier des gars
Se camperont en haut du tas,
Les corps noyés dans l’or et la poussière,
La crasse et la sueur plaquant leur peau,
Et brandissant, ainsi que des hérauts,
Au-dessus de leurs fronts durs et têtus, la faux

Toute stridente de lumière.