La Ferme à Goron/04

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Tresse & Stock (p. 39-53).


IV



Rouland avait envoyé une lettre, après s’être concerté avec sa femme, pour annoncer que, décidément, il aimait mieux s’en aller que de manger ses quatre sous sur une place aussi ingrate.

— Laisse-le faire, disait Mme  Goron, qu’il s’en aille ! On en trouvera un autre.

Mais, au bout de six mois, personne n’était encore venu demander à louer la ferme. Rouland envoyait l’argent des termes par son garçon aîné, ne voulant pas recevoir de nouveaux sermons de la propriétaire.

— Ce n’était pas si facile que ça, à louer, disait Cyrille à sa femme. Tu vois bien.

— Tout n’est pas désespéré. Voyons, il y a encore six mois avant que les Rouland ne s’en aillent !

Mais les jours passaient. Un matin qu’il rentrait de sa promenade habituelle, avant le dîner, sa femme lui dit :

— Tiens, sais-tu pourquoi personne ne vient pour visiter la ferme ?

— Non, c’est étonnant…

— Hé bien ! je suis sûre que les Rouland déconseillent les gens de la prendre ! Il paraît qu’il en est venu des douzaines. Ils se promenaient avec Rouland, trouvaient tout bien. Rouland les invitait à prendre une collation, et, quand ils avaient un coup dans la tête, il leur disait qu’il s’en allait parce qu’il ne pouvait pas faire ses frais.

— Ah ! tu crois que c’est possible ? Voyons…

— J’en suis sûre ! Toi, tu ne te doutes jamais de rien ; innocent comme l’enfant qui vient de naître ! Mais, ne bouge pas, je les surveillerai quand ils vont s’en aller. Toi qui ne sais rien de ce qu’il y a chez nous, qui te dit qu’ils ne couperont pas des arbres dans les haies pour vendre des cordes de bois ? Et, avec des gens comme ça, il faut s’attendre à tout ! Ils sont capables de verser de l’acide pour faire mourir les pommiers.

— Ah ! tu n’en sais rien.

— Oui, mais je me méfie. J’irai et je n’ai pas besoin qu’ils m’invitent à prendre quelque chose, je n’entrerai pas dans la maison !

Et, à chaque repas, Mme  Picot ramenait la conversation sur la ferme, dont on pouvait tirer un si bon parti : décidément les propriétaires sont bien à plaindre d’avoir besoin de fermiers !

Cependant, Rouland avait commencé son déménagement. Chaque jour, des charrettes partaient de la ferme, emportant les instruments de travail, les futailles démontées, les meubles.

— C’est un peu fort, tout de même, il le fait exprès, disait Mme  Goron. En enlevant toute la garniture de la ferme, il la détériore. Ça semble d’un nu, maintenant ! S’il venait quelqu’un pour la voir, il n’en voudrait pas.

Et, en effet, les herbages d’où étaient partis les bestiaux semblaient dans la désolation. Rouland, sa femme, les domestiques étaient déjà entrés dans la ferme voisine qu’ils avaient louée. Les granges, les étables, les hangars, la maison d’habitation étaient vides. Il ne restait pas un clou aux murailles. Les oiseaux avaient déserté la haie du jardin potager où Rouland avait passé la charrue pour ne point laisser même un pied de salade à son successeur.

Ç’avait été, au dernier moment, une rage entre la propriétaire et le fermier. Mme  Goron, chaque jour, passait le bac, pendant le déménagement et, du haut de la colline, surveillait le départ des charrettes pour voir si l’on n’emportait pas les arbres de la propriété.

Ainsi, c’était fini. Plus de fermier. Mais Cyrille n’osait en parler à sa femme, dont c’était la faute. Noël était proche, plus un sou à la maison. Et de mauvaises nouvelles arrivaient de Rouen. Son fils avait une grosse échéance à payer à la fin de décembre. Il ne pourrait lui envoyer d’argent, pas plus qu’il ne comptait en recevoir. Et les étrennes à donner aux gamins !

Cyrille alla trouver un homme d’affaires, à Caudebec, et lui demanda la marche à suivre pour prendre une hypothèque sur la propriété. Il demandait cinq mille francs. Ce fut facile à trouver. Et, alors, il apporta la somme à sa femme, sur les conseils de laquelle il avait agi ainsi.

— Nous ne louons pas ? lui avait-elle dit ? Qu’est-ce que ça fait ? Regarde si les Banel n’en sont pas revenus de louer leur ferme ? Ils ont bien plus de profits autrement.

Et elle expliquait à son mari la combinaison des Banel, des voisins, qui, eux aussi, avaient une ferme et ne la louaient pas.

Il achèterait des bœufs maigres, les ferait conduire à la ferme et là, toutes les barrières des cours et des herbages bien cadenassées, les bestiaux s’engraisseraient. De temps en temps, elle irait les voir. Puis on les vendrait avec un gros bénéfice aux bouchers de Caudebec. De plus, elle profiterait de la récolte des pommes.

À la saison voulue, on emploierait des faneurs pour faucher, botteler et ranger dans les greniers le bon foin dont on vendrait la moitié et dont l’autre serait gardée pour la nourriture des bœufs pendant le temps des neiges.

Et elle parlait, chiffres en main. Elle savait bien ce que pouvait rapporter la ferme, y ayant été élevée. Est-ce que son père n’y était pas entré petitement, comme fermier, et, mettant chaque année des écus de côté, se privant du moindre plaisir, coupant les aiguilles en quatre, n’avait pas fini par l’acheter à son propriétaire, un mangeur qui faisait la noce à Rouen ?

Cent fois mieux valait être fermier soi-même que d’en avoir comme le précédent. Voyons, c’était bien clair. Pour leur donner les deux mille francs de location par an, ne fallait-il pas que Rouland les mît de côté après avoir nourri sa femme, ses trois moutards, tous dépensiers. Ce que dépensait le fermier pour sa maison, c’est ce qu’ils toucheraient, eux, en plus de leur revenu.

Et Cyrille ne répondait que par des hochements de tête affirmatifs, mais comme par contrainte. Elle s’y entendait mieux que lui ; puisqu’elle le voulait, il faudrait bien que cela fût. Et cela était. Il savait bien que c’était pour le mieux, ce qu’elle faisait là.

Douze bœufs furent achetés à la foire de Caudebec ; ils étaient maigres à apitoyer, mais si bon marché !

— Tu verras ce qu’ils deviendront dans six mois, dit Mme  Goron à son mari.

Le père Sandré qui, presque tous les jours, avait conduit Mme  Goron de l’autre côté de la Seine, allait avec elle jusqu’à la ferme pour ne pas avoir à l’attendre à son retour. Il avait moitié deviné, moitié appris ce qui se passait et l’avait dit à tout le monde.

— C’est une rude gaillarde que Mme  Goron ! clamait-il avec admiration.

Cyrille regrettait bien de ne pouvoir aller juger par lui-même des progrès que faisaient chaque jour les bestiaux, à en croire sa femme, enchantée de sa bonne idée. Pourtant, les résultats attendus ne seraient pas donnés avant quelque temps. Depuis six mois qu’ils étaient achetés, et mangeaient l’herbe de toutes les cours, qui semblaient comme rasées, les bœufs, que le boucher de Jumièges était venu voir, par curiosité, ne seraient pas bons pour être envoyés au marché avant la prochaine foire. Encore deux mois à attendre. Il avait fallu raccommoder les barrières en mauvais état, faire clore les haies par les brèches desquelles les bœufs passaient chez les voisins. Les jeunes pommiers poussaient mal, leur écorce étant rongée par les bestiaux, friands de la sève grisante ; dix journées d’homme de dépensées là encore, pour entourer les arbres de tôles garnies de pointes. Tout cela, avec l’achat des bêtes et leurs dépenses de ménage avait absorbé les 5,000 francs.

Cyrille eut recours à une seconde hypothèque. Il ne demandait qu’un billet de mille, simplement de quoi aller jusqu’au jour où il serait remboursé de ses dépenses par la vente des bœufs dont le prix aurait certainement augmenté du double.

Mais l’homme d’affaires lui dit que le prêteur à qui il avait eu recours la première fois, un cafetier de Caudebec, voulait avancer encore cinq mille francs ou rien du tout. C’était tout ou rien, à prendre ou à laisser. Cyrille hésitait, voyant l’intention du cafetier, un usurier comme les autres, prêtant l’argent à 6%.

Il allait se trouver engagé pour une grosse somme, dix mille francs dont quatre mille dormiraient dans un tiroir, ce qui n’empêcherait pas les intérêts de courir au galop. Il aurait facilement trouvé le billet de mille francs dont il avait besoin. Mais alors, c’étaient des nouvelles démarches à faire, une seconde hypothèque sur un autre nom. Des choses ennuyeuses. Il accepta ce que proposait le cafetier, par l’entremise de l’homme d’affaires et Mme  Goron enferma la somme dans le tiroir de son armoire à linge.

Cyrille, partageant la confiance de sa femme, était enchanté de ses entreprises.

Vint la récolte des foins. C’était à n’y rien comprendre. Tout compté, il y en avait moitié moins de bottes que du temps où Mme  Goron, alors jeune fille, assistait chez son père à la fenaison. Le foin était bon, sec, long. Mais il ne fallait pas songer à en vendre la moindre partie, si on voulait assurer la nourriture des bœufs pendant l’hiver. C’était un gros déficit dans le budget prévu. Mais les époux Goron se consolaient en pensant qu’ils se rattraperaient sur la vente des pommes. Les arbres étaient chargés, comme jamais on n’avait vu dans le pays. C’était superbe et les voisins, jaloux, venaient voir les cours en poussant des exclamations !

— V’s êtes ben heureux tout de même, disait-on à Mme  Goron, avec ça, y a de quoi quasiment payer le loyer d’une année ! Les Rouland sont partis au bon moment.

Et Mme  Goron triomphait, avec un épanouissement d’orgueil, en racontant cette scène, le soir, à Cyrille endormi sur le coin de la table.

Comme il restait seul toute l’après-midi, sa femme allant tous les jours visiter la ferme, il travaillait à son jardin, sous le soleil ardent, et insensiblement avait pris de mauvaises habitudes. C’est qu’il ne craignait plus de rencontrer sa femme allongeant une mine fâchée, ainsi qu’autrefois, lorsqu’il voulait régaler un ami d’une bouteille de cidre ; il se tenait à la grille donnant sur le chemin de hâlage et appelait ceux qui passaient :

— Dieu ! qu’y fait chaud, hein ?

— Ne m’en parlez pas, pour un biau temps, c’est un biau temps.

— La sueur m’en perle le long du cou, que ma chemise m’en est collée dans le dos ! On a besoin de se rafraîchir ! Voulez-vous boire un coup ?

— Tout de même.

Et Cyrille vidait le cruchon de cidre, suivi de petits verres d’eau-de-vie. L’ami parti, il prenait soin de rincer ses verres et d’aller à la cave remplir, au fût, la bouteille, de peur que sa femme s’aperçût de ce petit écart.

Aussi, le soir, il somnolait.