La Ferme à Goron/05

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Tresse & Stock (p. 54-59).


V



À la foire de Caudebec, Mme Goron avait voulu aller seule, pour vendre les bœufs, en prétendant que son mari la gênerait. Il n’y entendait rien. Mais, elle avait tenu à les lui faire voir, étant fière des progrès qu’ils avaient fait.

Aussi, ce jour-là, Cyrille se tenait-il au bord de la Seine, à l’endroit où, autrefois, il attendait l’arrivée de son fermier, les jours de terme. Sa femme était partie pour la ferme, dès le matin, avec un des garçons du boucher qui avait consenti, moyennant cent sous et la nourriture, à aller conduire les bêtes à Caudebec. On aurait pu suivre la route qui traversait la ferme et passer le fleuve à Caudebec seulement, mais pour que Cyrille pût voir ses élèves, il avait été entendu qu’on redescendrait la colline, pour amener les bœufs jusque devant la maison à Jumièges ; en se servant du grand bac du père Sandré. On ne faisait pas souvent usage de cette lourde machine, les gens du pays passent l’eau avec la barque ; la veille, le vieux batelier avait employé son après-midi à clouer des planches de sapin, provenant de boîtes démolies, sur les côtés du bac où l’eau dégouttait à travers les jointures.

Et Cyrille qui regardait la ligne blanche du chemin à pic, partant du sommet de la colline, dit tout haut :

— Les v’là ! Les v’là !

Le cœur lui battait violemment. Sur le fond crayeux se détachait en plaques rousses la théorie des bêtes. Devant, marchait le garçon boucher, avec de grands balancements des bras. Derrière, sa femme suivait, trottant menu. Un grand calme sur l’eau miroitante. Là-bas, le bac du père Sandré attendait.

Cyrille assista avec émotion à l’embarquement. D’abord, Sandré, debout à l’avant, était appuyé sur une longue rame plantée droite, pour amortir les chocs. Un par un, les bœufs frappés à grands coups de trique, entraient dans cette espèce de cuve qui, plus alourdie, se balançait avec des soubresauts. Puis, prirent place le garçon boucher et Mme Goron, à l’arrière. Les bœufs, comme inquiets, poussaient des mugissements. Cyrille eut peur :

— Si tout cela chavirait ! dit-il à mi-voix.

Mais, lentement, le bac avançait, laissant un large sillage dans lequel sautaient, hors de l’eau, des poissons dont luisait le ventre d’argent.

— Comment qu’tu les trouves, hein ? cria Mme Goron, avant d’avoir même débarqué.

— Prends bien garde ! fais attention ! répondit Cyrille. C’est si vite arrivé, un malheur !

— A-t-y peur ! A-t-y peur ! disait le garçon boucher, en riant aux éclats. Si jamais celui-là tombe à l’eau ! Ça ne sera pas de sa faute !

Le bac ayant accosté à un coin du talus, taillé de façon à l’encadrer, les bœufs sortirent, frappés de grands coups sur les pattes de l’arrière-train.

— Mais n’y a-t-y pas de danger d’en gâter la viande en tapant dessus comme ça ? demandait Cyrille. Ça ne laisse pas des noirs, hein ?

Le garçon boucher le regardait avec un vague air de mépris, mécontent de cette observation.

— Quand je vous disais qu’y n’y connaît rien ! dit Mme Goron pour l’adoucir.

Il n’y connaissait rien, en effet, puisqu’il ne s’extasiait pas sur la beauté des animaux dont sa femme ne cessait de faire l’éloge. Le père Sandré et le garçon boucher répétaient :

— Pour des belles bêtes, c’est des belles bêtes !

Le père Sandré avait demandé trente sous pour transporter les bœufs et les deux conducteurs. C’était cher. Aussi Mme Goron dit-elle à son mari :

— C’était bien la peine de dépenser de l’argent pour te montrer les bestiaux, si tu n’es pas plus content que ça !

Cyrille fit remarquer qu’à Caudebec, le passeur aurait pris dix sous de plus. En effet, il ne s’enthousiasmait pas. On lui avait dit que la viande baissait de prix, que c’en était effrayant, mais il ne voulait pas faire part à sa femme de ses appréhensions, peut-être mal justifiées.