La Ferme à Goron/08

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Tresse & Stock (p. 80-86).


VIII



La maison de Jumièges fut vendue à un jeune officier de santé, qui, ayant lu l’annonce dans les journaux de Rouen, eut l’idée de s’établir à Jumièges où il n’y avait qu’un vieux médecin dont il recueillerait bientôt la succession. Mais il ne pouvait donner que cinq mille francs en espèces. Pour les trois mille qui restaient, il fit des billets.

Cyrille essaya de rembourser la première hypothèque de cinq mille francs, prise sur sa ferme, en donnant au prêteur de Caudebec les trois mille francs de papier timbré et deux mille en argent. Mais le prêteur voulait de bonnes espèces sonnantes. Cyrille ne pouvait lui donner tout l’argent qu’il venait de recevoir, sa femme le lui ayant défendu.

Était-ce avec les billets du médecin qu’il pourrait acheter le cheval et la voiture dont elle avouait maintenant ne pouvoir se passer ?

Mme  Goron s’apercevait chaque jour des inconvénients de la culture, c’étaient mille frais qu’elle n’avait pas prévus.

Le domestique ne suffisait pas au travail et, à tout moment, il fallait lui adjoindre des hommes de journée qui coûtaient des prix fous, mangeaient comme quatre et buvaient, il fallait voir ! et ne faisaient rien ! Du temps où elle était à sa ferme avec ses parents, tout se vendait plus cher et les frais étaient moins élevés.

Puisque le prêteur voulait n’être remboursé qu’en espèces, ajoutant d’ailleurs que ça ne pressait pas, Mme  Goron dit à Cyrille :

— L’argent ne fondra toujours pas dans notre tiroir, gardons-le. On en mettra de côté, il faut l’espérer, petit à petit on arrivera à les rembourser.

Cyrille ne faisait rien ; alourdi, rouge à être pris d’une attaque d’apoplexie, après le repas. Sa femme, toujours court vêtue, les pieds dans ses sabots, allait sans un moment de répit, travaillant comme une servante et ne semblant pas s’inquiéter de la situation à laquelle Cyrille ne voulait pas songer, sachant que cela lui aurait fait du mal.

Pour passer le temps, il avait envie de prendre un permis pour chasser, mais sa femme n’aurait pas manqué de lui faire remarquer qu’un louis est toujours bon à garder et que ce n’était pas le moment de faire de la dépense inutile. Aussi se contentait-il de tirer quelques lapins terrés dans une sapinière, au bout de sa propriété, avec une constante crainte de l’arrivée du garde champêtre, un mauvais coucheur, ami des Rouland.

Mais Mme  Goron lui enleva cette distraction en disant qu’elle louerait la chasse de la propriété au châtelain voisin, qui la lui avait demandée. C’était toujours trente francs par an de gagnés.

Les enfants de Rouen étaient de plus en plus dans la gêne. Des demandes d’argent arrivaient fréquemment. Cyrille en était ému et pensait qu’il était dur de ne pas envoyer les petites sommes demandées, alors que, dans son tiroir, les beaux rouleaux d’or étaient là, dormant.

Mais Mme  Goron, à qui il en parla, répondit :

— Y songes-tu ? C’est malheureux, mais on n’y peut rien. Si tu n’as pas remboursé le prêteur de Caudebec, c’est-y eux qui l’empêcheront de nous ennuyer.

Et elle jetait d’un coup tout ce qu’elle avait sur le cœur. C’était vrai qu’ils avaient de la famille et que les affaires n’allaient pas. Mais sa bru était-elle une femme d’ordre ? Avec ça que quand ils avaient un peu d’argent, ils se gênaient pour fermer la boutique, le dimanche, et aller à la Bouille, en partie de campagne, avec toute la marmaille et en toilettes d’été trop voyantes ! Quand on n’est pas riche, il faut le savoir. Mais non, ils ne pensaient pas au lendemain, s’attendant, sans doute, à hériter d’eux, les vieux qui auraient travaillé toute leur vie, pour que les jeunes pussent se promener, la canne à la main. Et elle ajoutait :

— Comme on fait son lit, on se couche, pas ?

Le magot avait été cependant entamé. Le premier billet souscrit par le médecin ne devait échoir qu’à six mois de là. Les pommes avaient été brassées à la ferme, et n’avaient donné de cidre que ce qu’il en faudrait pour la consommation de la maisonnée. On ne peut pas rationner les domestiques qui ne se gênaient point pour vider leur pot chacun à tous les repas, sans compter la collation de cinq heures.

Cyrille les y aidait largement. Pendant la fenaison, un fût entier avait été vidé en huit jours, et les foins avaient, comme l’année précédente, été gardés pour la nourriture des bœufs pendant l’hiver.

Encore, la récolte était maigre. On avait été forcé de mettre les bestiaux dans le pré ; les herbages et les cours ne suffisant pas à leur nourriture. La sécheresse de l’année avait été désastreuse. Une des vaches était morte en vêlant. Le veau, malgré l’opération pour laquelle le vétérinaire demandait trente francs, n’avait pas vécu.

Une fatalité s’acharnait après eux. Mme  Goron se révoltait, voulant espérer que cette malechance ne continuerait point et répondant à Cyrille qui lui disait ses inquiétudes :

— On ne te demande rien, pas ? baguenaude à ton aise et ne t’occupe pas du reste.